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André Lussier Les chemins qui mènent à la liberté

Hélène de Billy | Rédactrice pigiste


 

Figure incontournable de la psychanalyse au Québec et pionnier de la Révolution tranquille, André Lussier est décédé le 28 novembre dernier à l’âge de 94 ans. Intellectuel engagé et professeur émérite, M. Lussier avait été formé à Londres, où il avait travaillé avec Anna Freud. Lauréat du prix Noël-Mailloux en 1996, il a marqué le développement de la psychologie sur le continent nord-américain pendant plus de 50 ans.

Deux jours avant sa mort, André Lussier était cité dans une conférence internationale sur les violences contemporaines. Sur le thème de la convergence, la causerie mettait en présence deux psychanalystes, le Français René Roussillon et le Québécois Louis Brunet, et se déroulait à Nice, une ville durement touchée par le terrorisme. 

Ce n’était pas la première fois que Louis Brunet, président de la Société canadienne de psychanalyse, s’inspirait de son mentor. « Les concepts développés par André Lussier demeurent très actuels », remarque le chercheur, également professeur au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal. 

Pionnier de la psychologie clinique au Québec, André Lussier ne visait pas le terrorisme lorsqu’il a élaboré sa théorie sur le moi idéal en 1975. Mais, clinicien hors pair, il avait observé chez certains patients des problèmes de vide narcissique associés à l’adhésion à une cause idéalisée. Comme il n’y avait pas en psychanalyse de théorie pour expliquer ce genre de phénomène, il a éprouvé le besoin de combler ce vide théorique.

Arrive Louis Brunet, un chercheur formé par André Lussier qui tente d’expliquer cette quête d’un moi idéal de la part de jeunes qui épousent un mode d’action radical comme solution illusoire à leur quête identitaire. C’est un casse-tête qu’il s’applique à résoudre depuis plusieurs années. « Et tout à coup, je réalise qu’André a décrit parfaitement le conflit fondamental que je perçois chez les grands criminels. »

Le défenseur des libertés

Né à Montréal le 11 août 1922, André Lussier est le onzième d’une famille de douze. Sa famille habite près d’une prison et, enfant, il lui arrive de côtoyer des prisonniers ou d’ex-prisonniers. Touché par le sort de ces hommes ostracisés, il rêve de les libérer. Plus tard, avec le recul, il voyait dans ce souvenir la motivation qui l’avait porté vers la carrière de psychanalyste.

Après avoir fait son cours classique au Collège Sainte-Marie, André Lussier entre en 1944 à l’Institut de psychologie fondé par le père Noël Mailloux. En 1947, après avoir obtenu sa maîtrise, il assume la direction du Centre d’orientation, aussi fondé par le père Mailloux.

La même année, Lussier, passionné de cinéma, se frotte à la censure lorsque la direction de l’Université de Montréal interdit la projection sur le campus du film Les enfants du paradis, de Marcel Carné, au nom de la morale publique!

Président du club de cinéma de l’université, André Lussier doit débattre de la qualité artistique du film français avec des membres du clergé obsédés par l’interdit et le péché. « Cet événement marque le début de ma révolte contre le phénomène maladif, morbide de la censure », rappelait M. Lussier dans un épisode de Tout le monde en parlait diffusé en 2007. 

L’intellectuel de premier plan

En 1951, encouragé par le père Mailloux qui lui dégote une petite bourse, Lussier va poursuivre ses études au British Psycho-Analytical Institute de Londres, où il côtoiera David Winnicott, Mélanie Klein et Anna Freud. 

À l’automne 1996, au moment où l’Ordre lui présentait le prix Noël-Mailloux, M. Lussier revenait sur ces années de grâce avec nostalgie. « J’étais très angoissé. Je me disais qu’un petit gars de Saint-Henri ne pourrait jamais travailler avec la fille de Sigmund Freud! D’une certaine façon, je vivais avec elle l’équivalent d’un rapport avec un père idéalisé. De là me vient peut-être l’idée de me pencher sur les dangers de l’idéalisation. » 

De retour au Québec, Lussier est embauché par l’Université de Montréal où, durant 35 ans, il s’imposera comme héritier de la doctrine freudienne et de la pensée du père Mailloux. En 1996, il reçoit le prestigieux Sigourney Award, décerné par l’American Psychoanalytic Association pour souligner son exceptionnelle contribution à l’avancement de la psychanalyse. 

Psychologue et directeur de la qualité et du développement de la pratique à l’Ordre des psychologues du Québec, Pierre Desjardins a rédigé son mémoire de maîtrise sous la direction d’André Lussier. Il se souvient d’un homme « profond », à la fois simple et complexe, engagé, humble, « qui ne se nourrissait pas de sa grande notoriété »,  et qui traitait tout le monde, y compris ses étudiants, avec égard et respect. 

Malgré le sérieux du psychanalyste qu’il était, il laissait poindre à l’occasion un humour particulier, pince-sans-rire, suscitant parfois en classe de « beaux malaises » par des remarques que n’attendaient pas ses étudiants, dit M. Desjardins. Il était aussi capable d’autodérision — il pouvait se moquer par exemple de ce qu’il identifiait ouvertement comme ses tics obsessionnels.  »

André Lussier a enrichi le corpus théorique psychanalytique d’écrits qui ont fait date, depuis The Psychoanalytic Study of the Child, publié en 1955, jusqu’à La gloire et la faute, paru en 2006. « Il a toujours eu le désir de se faire comprendre, dit Pierre Desjardins. Si on le compare aux auteurs de sa génération, son style est limpide. Il possédait l’intelligence de ceux qui savent écrire simplement sur des sujets complexes.»

Il n’a jamais craint non plus de confronter ses positions à celles des bonzes de la profession. Au cours des années, il s’est mesuré avec les Kohut, Renik et Lacan chaque fois qu’il le jugeait nécessaire. « Homme de courage et de conviction, André Lussier représente une figure paternelle, un idéal pour quantité d’analystes, dit Louis Brunet. Il impressionnait. »

Le polémiste

Très présent dans le débat public, André Lussier se servait de sa plume élégante pour fustiger ses ennemis. Il ne craignait pas non plus de croiser le fer avec ses amis. « Il n’attaquait jamais les personnes, nuance Brunet, mais s’en prenait uniquement aux idées. »

Treize ans après l’interdiction du film Les enfants du paradis, il reviendra sur la question de la censure avec la publication d’un brûlot intitulé « Les dessous inconscients de la censure », dans la revue historique Cité libre, en 1960. 

S’en prenant au clergé, qu’il accuse de vouloir infliger à la population entière du Québec ses difficultés à vivre avec les vœux de chasteté, Lussier risque son poste de prof à l’université en adoptant une position aussi radicale. Heureusement, les jours du régime de Maurice Duplessis sont comptés et le combattant de la liberté sera invité, à l’aube de la Révolution tranquille, à siéger au comité chargé de préparer une loi signant la fin de la censure au Québec. 

Avec les outils et les connaissances de la psychanalyse, il a continué sa vie durant à prendre position, que ce soit sur l’intolérance, la peine de mort ou la violence faite aux femmes. Dans Les visages de l’intolérance, paru en 1997, il a analysé les conditions du sectarisme, de la projection et de l’utilisation du bouc émissaire, « un phénomène vieux comme le monde, plus universel qu’on aime le croire », écrivait-il. 

En 2012, à 90 ans, il publiait son dernier ouvrage, une autobiographie intitulée Un psychanalyste dans son siècle, bilan d’une formidable traversée au cours de laquelle il n’a eu de cesse de « continuer à scruter l’inconfortable inconscient ». Dans cet ouvrage, Lussier rend hommage à son père, un homme fier qui l’a toujours aidé à mener ses propres combats, à ne jamais capituler. Il lève également son chapeau à son maître, le père Noël Mailloux, qui enseignait la psychanalyse alors que celle-ci figurait à l’index, un homme à qui il prétendait devoir « l’essentiel de sa carrière ». 



Par
Hélène de Billy | Rédactrice pigiste

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