Dre Catherine F. Eubanks : la rupture de l’alliance thérapeutique et sa réparation
Hélène de Billy, journaliste et écrivaine
Photo : Louis-Étienne Doré
Depuis le début de ses études universitaires à Princeton, la Dre Catherine Eubanks a pu constater à quel point le monde change, et nous avec lui. Originaire du sud des États-Unis, Catherine Eubanks a d’abord songé à devenir chapelain avant de poursuivre des études de doctorat en psychologie à l’université de Stony Brook. C’est là qu’elle a rencontré le Dr Marvin R. Goldfried, sous la direction duquel elle a rédigé sa thèse (2004) sur « l’impact de l’orientation sexuelle et du genre sur les diagnostics et les jugements cliniques dans les cas de troubles de la personnalité limite ».
Coéditrice du journal Psychotherapy Research, elle a publié une soixantaine d’articles scientifiques au cours de sa carrière en plus d’avoir collaboré à des ouvrages importants sur la psychothérapie intégrative, les questions concernant l’intégration de la communauté LGBT en psychologie, les ruptures d’alliance et les défis qui attendent les thérapeutes cliniciens aujourd’hui. « Pendant longtemps, dit-elle, on a cru que nos outils étaient de portée universelle, mais peut-être qu’ils ne le sont pas tant que ça finalement, et que tout ce que nous faisons est orienté culturellement. » Depuis septembre 2021, la Dre Eubanks est professeure à l’école Derner de psychologie à l’université Adelphi, dans l’État de New York.
Hélène de Billy – Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à l’alliance thérapeutique?
Catherine Eubanks – Quand je suis entrée à l’université, en 2004, j’ai travaillé avec le Dr Marvin R. Goldfried, qui est devenu mon mentor. C’est grâce à lui si je me suis intéressée à l’alliance thérapeutique. Le Dr Goldfried est un rassembleur, soucieux de réunir des thérapeutes de diverses allégeances théoriques et de favoriser la psychothérapie intégrative centrée sur la personne et les problèmes du patient. Il fut l’un des premiers à ouvrir les facultés de psychologie à la communauté LGBT et à faire une place dans la littérature aux études concernant cette communauté. C’est sous sa direction que j’ai rédigé ma thèse de doctorat.
H. de B. – En quoi l’alliance thérapeutique est-elle importante pour le psychologue?
C. E. – Cette alliance se produit lorsque le patient fait confiance à son thérapeute et qu’il accomplit beaucoup de travail sur lui-même. Elle est fondamentale en ceci qu’elle ne dépend ni de l’application d’une technique ni de l’orientation théorique du thérapeute. Depuis un certain nombre d’années, les recherches ont prouvé qu’une alliance entre patient et thérapeute est un indicateur de réussite, quel que soit le problème du patient. Des études plus poussées ont démontré qu’une rupture de l’alliance est annonciatrice du désintérêt ou de l’abandon de la thérapie par le patient et qu’en conséquence elle constitue un obstacle à la réussite d’une thérapie. Cependant, une tentative réussie pour rétablir la communication constitue une occasion d’améliorer grandement la qualité de la thérapie. Il aura fallu que j’entame mon internat clinique au Beth Israel Medical Center à New York, après mon doctorat, pour que je prenne conscience clairement que les problèmes de rupture de l’alliance peuvent être à la fois un obstacle à la thérapie, et une occasion de l’améliorer.
H. de B. – Quelles sont les principales causes de ruptures de l’alliance?
C. E. – On peut mentionner une baisse d’intérêt chez le psychologue, soit parce qu’il se sent sur la défensive face aux critiques de son patient, soit parce qu’il est devenu pessimiste quant à l’issue du traitement. Le psychologue peut aussi être tenté d’attribuer les difficultés du patient à ses problèmes relationnels. Ce genre d’explications est possible. Je préfère pour ma part envisager les choses autrement. Je me dis alors que deux personnes vont inévitablement apporter leur bagage d’espoirs et de peurs dans la relation et qu’il y aura tout probablement des heurts et des désaffiliations. Ces problèmes surviennent dans n’importe quelle relation entre deux êtres humains.
H. de B. – Quelle est votre plus belle réalisation professionnelle?
C. E. – Je suis particulièrement fière de mon système d’évaluation pour quantifier les résolutions dans les cas de ruptures connu sous le nom Rupture Resolution Rating System (3RS). Je vais en parler au cours de mes cinq heures d’atelier en novembre prochain à Montréal. L’histoire derrière ce système remonte à mes années d’études postdoctorales au Beth Israel Medical Center à New York alors qu’on venait d’établir les conséquences des ruptures et de leurs résolutions en psychothérapie. Mais à qui se fier pour savoir s’il y a effectivement résolution? Au patient? Au psy? Mon superviseur, le Dr Christopher Muran, m’a soumis le problème. « Si tu pouvais régler ça, Catherine, tu nous donnerais un coup de main... » Je l’ai fait avec le Rupture Resolution Rating System (3RS), et ils travaillent tous avec cet instrument depuis ce temps.
H. de B. – Vos recherches ont porté entre autres sur l’alliance thérapeutique dans un contexte où l’orientation sexuelle se diversifie de plus en plus. Comment bâtir une alliance dans un tel contexte?
C. E. – L’expérience acquise sous la direction du Dr Goldfried m’a appris à naviguer dans un monde en plein changement. Force est de constater que la révolution des identités doit être inévitablement prise en compte en psychologie. Cette sensibilisation devra déboucher sur une inclusion accrue de nos diverses expériences (fluidités sexuelles, non binaires, pansexuelles, trans, lesbiennes, etc.) dans nos propres rangs.
H. de B. – Comment ça se passe sur le terrain? Y a-t-il des ruptures qui sont typiques aux relations avec la communauté LGBT?
C. E. – Dans mes recherches, j’ai observé des cas de microagressions ou de micro-invalidations. Et les stratégies pour réparer les ruptures entraînées par ces agressions peuvent être très utiles pour les deux parties.
Les gens issus de la communauté LGBT consultent d’ailleurs davantage un psychologue que la population en général. Il faut se rendre compte que la diversité des identités (sexuelles, culturelles, etc.) aura un impact dans notre pratique.
H. de B. – Quand savons-nous que nous avons accompli un pas dans la direction de restauration de l’alliance?
C. E. – Il peut y avoir, à un certain moment, un sentiment d’accomplissement qui est authentique, mais nous ne pouvons jamais avoir la certitude d’avoir vraiment réparé l’alliance. Je suggérerais de célébrer chaque petite victoire. Ces réussites nous indiquent les progrès accomplis. Car c’est graduellement que le patient nous accorde sa confiance.
H. de B. – Comment le psychologue doit-il réagir face à une rupture d’alliance qu’il n’a pas pu prévenir ou réparer?
C. E. – Il faut être capable d’admettre ses échecs. Je me qualifie comme étant une perfectionniste très critique à l’égard d’elle-même, et je peux vous assurer que travailler sur la rupture permet de se rendre compte que les erreurs peuvent être des occasions de s’améliorer.
H. de B. – Vous avez créé un programme qui vise à développer les capacités du ou de la psychologue pour résoudre les ruptures d’alliances. Est-ce que votre programme s’adresse à tous les psychologues?
C. E. – Je pense qu’on va trouver dans cette formation que j’ai développée des outils susceptibles d’intéresser tous les psychologues. Ce genre d’exercice demande une certaine humilité et un renoncement à l’assurance que notre formation, nos théories et nos techniques nous confèrent.
H. de B. – En thérapie, qui doit travailler à réparer l’alliance? Le client, le psychologue ou les deux à la fois? Autrement dit, doit-il y avoir un gardien de l’alliance?
C. E. – Le thérapeute a davantage de responsabilités, bien sûr, mais le client devrait être considéré comme un allié pour conclure une réconciliation.
H. de B. – L’alliance thérapeutique réfère à un jargon quelque peu hermétique pour les non-initiés. Est-il pertinent de présenter explicitement ce concept à nos clients dans le cadre thérapeutique?
C. E. – Certaines circonstances se prêtent mieux que d’autres à de telles discussions. Pour sa part, mon mentor, le Dr Goldfried, parle ouvertement de l’alliance en thérapie à ses patients. De mon côté, j’en parle aisément, mais il y a de la place pour différentes approches. Si le psychologue est à l’aise avec ce concept, qu’il l’utilise sur une base quotidienne, il va agir en conséquence et cela est sans doute plus important que ce qu’il dit ou pas.
H. de B. – Qu’est-ce que vous aimez le plus à propos de votre travail?
C. E. – La multiplicité des tâches que j’exerce et le fait que je continue à apprendre après tout ce temps. J’ai été chanceuse. J’ai eu entre autres l’occasion de siéger comme directrice de la Society for Psychotherapy Research (SPR), où la collégialité fait loi et où les gens se battent pour l’avancement de la science plutôt que la promotion d’eux-mêmes. Ce qui me convient parfaitement. Vous savez, il est maintenant reconnu que le travail d’équipe est très productif en recherche. Ça prend plus d’une personne pour faire de l’excellente recherche.
H. de B. – Qu’est-ce qui vous frappe lorsqu’on parle de changements dans votre domaine? Qu’est-ce qui vous inquiète?
C. E. – Je crois que nous devons prendre conscience des limites de nos outils : ceux-ci ne sont pas aussi universels que nous le pensions autrefois. C’est d’ailleurs pourquoi nous devons commencer à reconnaître que tout ce que nous faisons est orienté culturellement (« cultural specific »). En ce sens, il faudra changer nos façons de penser et de nous comporter. Dans ce contexte, est-ce encore raisonnable de nourrir les tensions entre les différentes approches théoriques, entre la recherche et la pratique? Souvent, les gens se battent pour leur territoire de même que pour le pouvoir. Je ne dis pas que nous devrions être tous d’accord, ce serait inquiétant. Mais comment trouver cet équilibre où nous combattons pour ce en quoi nous croyons?
H. de B. – Et pour revenir à vos débuts, à quel moment avez- vous su que vous aviez l’intention de devenir psychologue?
C. E. – Mon parcours est singulier. À Princeton, où j’ai obtenu une mineure en anglais et une autre en allemand, je n’envisageais pas d’étudier la psychologie. Mon diplôme en poche, je voulais simplement me montrer utile. C’est tout ce qui m’importait. Alors en 1996 je suis entrée au séminaire Master of Divinity pour effectuer une maîtrise en théologie et devenir chapelain. Au cours de mon internat, j’ai fait des stages dans plusieurs résidences pour aînés. Comme les gens n’étaient pas de même tradition religieuse que moi, il n’y avait pas beaucoup de pastorale à faire, alors je passais mon temps à les écouter. Et là, j’ai réalisé à quel point l’écoute pouvait s’avérer un levier puissant pour aider les gens. À partir de ce moment, j’ai cherché des outils, pour finalement me rendre compte que la formation qui m’attirait le plus était la psychologie.
H. de B. – Est-ce que la religion tient toujours une place dans votre pratique?
C. E. – J’ai été élevée dans une famille baptiste du sud des États-Unis. À New York, durant mes études, jugeant que mes valeurs ne coïncidaient plus avec celles de la foi dans laquelle j’ai été élevée, j’ai opté pour la religion presbytérienne. Non, je ne me vois pas comme une thérapeute chrétienne même si mon background religieux influence inévitablement ma perception du monde. Là-dessus, je dirais que mes valeurs sont identiques à celles que partagent la plupart des psychologues. Je parle des valeurs de dignité et de respect à l’égard de tout être humain, d’un désir de vouloir tendre la main aux autres.
H. de B. – À l’heure des polarisations idéologiques, peut-il être périlleux de recevoir un patient qui, selon nos valeurs, nous reste passablement étranger?
C. E. – L’idéal, c’est de profiter de son internat pour se confronter aux choses qui apparaissent difficiles. Cela dit, je ne suis pas d’avis que chacun doit se retirer dans sa bulle et recevoir dans son bureau uniquement des gens de même tradition culturelle que la sienne. Mais il faut respecter le patient et comprendre que ce dernier peut se sentir menacé par vous. Il faut également pouvoir en discuter et, pour cela, le thérapeute doit connaître ses propres limites.