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Comment le cumul des facteurs de risque influence-t-il les différentes trajectoires de vie de personnes suicidaires?

Dre Monique Séguin | Psychologue 

La Dre Séguin est professeure de psychoéducation et de psychologie à l’Université du Québec en Outaouais. Elle est également chercheuse au Groupe McGill d’étude sur le suicide. 

 

Nadia Chawky | Psychologue

Mme Chawky est coordonnatrice de recherche clinique au Groupe McGill d’étude sur le suicide. 


Le suicide est un problème de santé publique dont les facteurs de risque sont multidimensionnels et complexes. Les données épidémiologiques démontrent bien des différences importantes au regard de l’âge, du genre, des régions géographiques qui influencent les taux de suicide, suggérant ainsi une hétérogénéité des facteurs de risque.

Bien qu’il n’existe pas d’algorithme scientifiquement reconnu qui puisse prédire précisément le passage à l’acte des personnes les plus vulnérables, l’évaluation suicidaire repose sur le repérage des variables cliniques, psychologiques, biologiques et environnementales permettant de reconnaître les personnes les plus à risque (OMS, 2014). Ce repérage du risque suicidaire est difficile à établir, à preuve les données cliniques qui démontrent que 45 % des personnes décédées à la suite d’un suicide ont consulté un professionnel de la santé au cours du mois précédent leur suicide (Ahmedani et coll., 2014).

Les modèles étiologiques

Au cours des dernières décennies, le consensus scientifique a progressé et reconnaît la contribution de facteurs de risque issus des dimensions biologiques, individuelles et sociales permettant de mieux comprendre l’étiologie suicidaire.

Dans le but de déterminer des éléments de dépistage, de nombreuses études ont utilisé un modèle cumulatif de facteurs de risque (biologiques, psychologiques, contextuels ou environnementaux) expliquant l’émergence du passage à l’acte suicidaire. Bien que le modèle cumulatif de risque s’avère celui le plus souvent utilisé pour comprendre et dépister le risque suicidaire, ce modèle n’arrive pas à déterminer l’ensemble des facteurs spécifiques qui seraient associés à la vulnérabilité suicidaire (Egeland, Pianta et Ogawa, 1996).

Ainsi, on a constaté que la contribution explicative d’un même facteur de risque peut avoir un poids différent dans la vie des individus; c’est ce qu’on appelle la variation interindividuelle. Ces mêmes facteurs de risque peuvent influencer l’ampleur des difficultés personnelles, soit qu’ils se maintiennent, soit qu’ils s’exacerbent dans le temps (Steinberg et Avenevoli, 2000). Ces facteurs de risque, parce qu’ils ont un poids différent dans la vie des individus, créeront des situations de vie variées, et l’importance de l’adversité qui en résultera marquera de manière diverse le parcours de vie des individus.

Pour ces raisons, les modèles étiologiques développementaux permettent aux cliniciens de mieux repérer les facteurs de risque populationnels qui sont définis dans la littérature scientifique et d’en saisir l’impact et le poids spécifique dans la trajectoire individuelle des personnes les plus à risque. Dans cette perspective, le modèle de stress-diathèse (Mann, 2002) permet de comprendre le rôle des variables distales sur le processus de développement individuel et conséquemment le cumul des événements de vie proximaux.

Les variables distales ou la diathèse

Les antécédents familiaux de troubles mentaux ont non seulement un impact de transmission génétique et biologique, ils ont également un impact sur les compétences parentales, l’environnement familial et l’exposition aux événements précoces d’adversité. Le tempérament de l’enfant pourra amplifier l’exposition aux événements de vie en fonction de la dynamique parent-enfant et de la compétence parentale à gérer les réactions de l’enfant.

Ainsi, la vulnérabilité des parents, ou le contexte relationnel parent-enfant, pourra mener à l’exposition précoce à des événements adverses ou traumatiques comme la négligence, la violence verbale, physique et sexuelle qui sont parmi les facteurs de risque les plus reconnus par des études prospectives et rétrospectives (Bruffaerts, Demyttenaere, Borges, Haro et Chiu, 2010; McGowan et coll., 2009).

Ainsi, les personnes ayant été exposées à des événements précoces adverses sont aussi plus à risque de développer des problèmes à long terme, dont des difficultés de régulation émotionnelle, des réponses inadaptées au stress, des difficultés de résolution de problèmes et moins d’habiletés de coping. Les variables distales forment, en quelque sorte, « le terrain » sur lequel les facteurs développementaux se construiront.

Ce « terrain » pourra se modifier au cours de la vie en fonction des événements favorables ou difficiles auxquels la personne sera exposée. Les études épigénétiques démontrent également que les événements d’adversité précoces pourront favoriser l’expression ultérieure de troubles mentaux. Tout comme la présence d’un environnement protecteur pourra atténuer le développement de difficultés ultérieures.

Les variables développementales

Le processus de développement inclut de nombreux mécanismes qui agissent au cours de la vie et s’interinfluencent les uns les autres. Sans en faire une analyse exhaustive, mentionnons que les dimensions biologiques, génétiques ou hormonales auront une influence sur l’ensemble de processus développementaux, dont la capacité d’attachement (« sécure » ou « insécure »), la régulation émotionnelle ou le développement de réactions impulsives ou agressives, les styles cognitifs, la capacité de coping ainsi que les compétences sociales.

Cette capacité adaptative, qui se produit au cours de la vie à travers l’intégration de tous ces mécanismes, aura un impact entre autres sur la quantité d’événements auxquels la personne pourra être exposée, sur la capacité de résolution de problèmes, sur la prise de risque et sur la constitution du réseau social (Masten et Curtis, 2000; Rutter, Kim-Kohen et Maughan, 2006).

Les variables proximales et individuelles

Malgré le nombre des facteurs de risque proximaux pouvant être définis dans la littérature scientifique, certains facteurs de risque sont plus robustes que d’autres, dont :

  • la présence de troubles mentaux, en particulier les troubles de l’humeur, qui à eux seuls étaient présents chez 40 à 60 % des personnes décédées à la suite d’un suicide;
  • certaines dispositions comportementales, comme l’impulsivité;
  • l’abus chronique de substances, lui aussi présent dans une proportion de 30 à 60 % des cas;
  • les troubles de la personnalité;
  • les tentatives de suicide antérieures;
  • la difficulté à évaluer les risques encourus et la difficulté de contrôle des impulsions.

Quant aux variables psychosociales les plus souvent indiquées, mentionnons entre autres la solitude émotive et l’isolement social.

Le lecteur désireux d’en savoir davantage est invité à consulter les travaux scientifiques de Brent, Melhem, Oquendo, et coll. (2015), ceux de Brezo, Paris et Turecki (2006) et ceux de Nock.

Le concept d’avantages/désavantages cumulés (Dannefer, 2003; O’Rand, 2003), suggère que les événements précoces ouvrent la voie au bien-être ou à la détresse ultérieure. L’état adaptatif est donc le produit d’une dynamique complexe issue des effets d’interaction individu/environnement (Magnusson, 1995; Sameroff et MacKenzie, 2003). Des données d’études longitudinales démontrent que le risque engendre le risque.

Les résultats de l’étude longitudinale de Felitti et coll. (1998) indiquent que 80 % des personnes ayant vécu un événement d’adversité précoce rapportent avoir vécu d’autres adversités rapidement au cours de la vie, créant des désavantages qui se produisent sur plusieurs sphères de la vie. Ainsi, l’effet cumulé des adversités aura un impact sur certaines trajectoires de vie. On s’éloigne ainsi de la perspective statique où l’état adaptatif d’un individu est expliqué par l’addition de variables fixes observées dans le temps.

Les trajectoires de vie

L’étude du développement psychosocial portant sur les trajectoires d’adaptation (developmental trajectory) tente de comprendre les processus sous-jacents qui expliquent la continuité et les changements au cours du développement (Masten et Curtis, 2000).

Les études réalisées par notre groupe de recherche permettent de décrire plusieurs trajectoires de vie qui se distinguent par le cumul d’adversités. Les résultats d’une étude populationnelle réalisée en 2004-2006 au Nouveau-Brunswick sont présentés ici (Séguin et coll., 2007). Une première trajectoire indique un cumul d’adversités dès le commencement de la vie sous forme de négligence, de maltraitance, de conflits familiaux majeurs, de sévices physiques et sexuels, qui se sont cumulés au fur et à mesure du développement de l’individu.

L’ampleur de l’adversité en bas âge s’associe à des conflits familiaux importants, à des difficultés scolaires, à des comportements de consommation très précoce qui se traduisent par un nombre plus important de tentatives de suicide et de psychopathologie. Ces personnes sont celles dont le suicide se produit en bas âge, souvent avant 25 ans. Ces parcours illustrent l’importance d’intervenir tôt dans les trajectoires de vie des familles vulnérables et à risque et d’intervenir sur les déterminants précoces de la santé.

La deuxième trajectoire regroupe les individus pour qui la vie a été difficile dès le départ, dont le contexte d’adversité ressemble à ceux de la première trajectoire, mais dont le contexte s’est amélioré au début de l’âge adulte. Bien que ces personnes aient été en mesure de générer des facteurs de protection au début de l’âge adulte, cette protection fut de courte durée. La trajectoire de vie décline rapidement avec l’apparition de problèmes familiaux et professionnels, la consommation chronique de substances et un cumul de difficultés relationnelles. Au moment du décès, la présence des troubles mentaux et des troubles de la personnalité est importante.

La troisième trajectoire se caractérise par un minimum de facteurs de risque au début de la vie. Au cours du développement, des éléments d’adversité apparaissent progressivement sans jamais atteindre un niveau marqué de facteurs de risque. Les difficultés ont pu commencer tôt à l’adolescence ou au début de l’âge adulte et avoir été présentes sur des dizaines d’années à des intensités différentes. Ce qui caractérise le plus ces individus est l’effritement relationnel et affectif qui prend une dimension majeure lorsque l’on ajoute le poids des difficultés provoquées par une longue période d’alcoolisme et de dépression.

Enfin, une quatrième trajectoire, plus rare, est celle qui suscite le plus d’incompréhension, en raison de la quasi-absence de facteurs de risque et d’éléments d’adversité connus. Ces individus avaient tous en commun la survenue d’un événement d’adversité d’humiliation publique ayant conduit au suicide. La méthodologie rétrospective auprès des proches nous empêche d’analyser des éléments plus fins de la personnalité ou du tempérament pouvant mieux expliquer la vulnérabilité sous-jacente qui aurait pu contribuer à un passage à l’acte.

En conclusion, ces trajectoires montrent d’abord qu’il n’y a pas qu’un seul profil de personnes décédées par suicide et que les troubles mentaux clairement identifiés précédemment ne surviennent généralement pas dans un vacuum, mais au contraire se manifestent plus particulièrement chez des personnes ayant souvent connu des trajectoires personnelles, familiales, psychologiques et sociales difficiles depuis l’enfance. D’autres encore se dégradent après une amélioration, ou encore certaines trajectoires peuvent être associées à une lente dégradation accompagnée et amplifiée par les troubles mentaux.

Ces effritements ont en commun des manifestations de dépendances aux substances, associées à des échecs de tentatives personnelles pour y remédier, qui augmentent le sentiment de perte d’estime de soi, de désespoir avant la cascade finale où tous ces éléments deviennent indissociables et intolérables pour la personne vulnérable. Ainsi, l’évaluation clinique de la vulnérabilité au passage à l’acte suicidaire n’est pas qu’une addition de signes et de symptômes, mais repose sur une compréhension développementale des différentes trajectoires de vie. C’est bien cette compréhension clinique qui permettra de mettre en place des stratégies d’interventions ciblées pour chaque individu.

Bibliographie

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