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Deuils et morts en contexte migratoire au Québec : état des connaissances et pistes pour l’accompagnement des endeuillés

Lilyane Rachédi Drapeau | Professeure-chercheure à l’École de travail social de l’UQAM et membre du Centre d’études ethniques des universités montréalaises (CEETUM)

 

Marie-Rosaire Kalanga Wa Tshisekedi | Psychologue


La mort se conjugue encore très peu avec migration dans les études et les recherches universitaires recensées au Québec et au Canada (Rachédi Drapeau et Halsouet, 2017). Pourtant, dans les faits, le portrait sociodémographique de l’immigration nous amène à dresser trois constats importants : les immigrants accueillis vont aussi vieillir, l’hétérogénéité des pays de provenance des immigrants implique aussi des religions plurielles au Québec et, à la jonction de ces deux phénomènes, la mortalité des personnes immigrantes s’impose aussi avec toute sa complexité en terre d’accueil et auprès des multiples professionnels de la relation d’aide. Cette complexité se décline sur plusieurs plans, et nous proposons de nous attarder à deux dimensions qui s’articulent essentiellement autour du processus de deuil des immigrants qui ont perdu un être cher. La première concerne la nécessité de définir davantage la particularité des expériences et des défis vécus par ces immigrants. La seconde nous invite à (re)considérer la place significative des rituels funéraires dans le processus de deuil. En ce sens, nous insistons sur la part active de l’endeuillé et de ses proches (familles et réseaux d’ici et d’ailleurs) dans l’accomplissement de rituels funéraires et aussi dans les solidarités que la mort déclenche pour soutenir les endeuillés. L’expérience de la communauté congolaise de Montréal sera citée brièvement pour illustrer cet aspect. Nous conclurons sur une perspective d’accompagnement. Nous reprendrons essentiellement dans cet article les analyses issues de la recherche sur le deuil des immigrants rencontrés au Québec (Rachédi Drapeau et al., 2013-2016). 

Mieux saisir l’expérience vécue lors de la mort d’un être cher ici et à l’étranger 

Pour l’immigrant, deux scénarios sont possibles lorsque la mort frappe un proche : le décès peut se produire au Canada ou à l’étranger, selon que les membres de la famille sont rassemblés dans le pays d’accueil, vivent toujours dans le pays d’origine ou ont immigré dans un autre pays. Ceci étant dit, quel que soit le lieu, la souffrance se trouve amplifiée, et ce, pour plusieurs raisons. 

Mourir à distance et mourir ici : des défis et des barrières

Selon les immigrants rencontrés, s’ajoutent au deuil des obstacles majeurs qui limitent les possibilités de déplacement pour assister aux funérailles dans le pays du défunt. Souvent, ces obstacles sont d’ordre financier; parfois « la précarité des conditions de vie lors des premières années d’établissement dans un nouveau pays n’est pas toujours propice aux déplacements de longue durée » (Montgomery et al., 2010, p. 87); mais aussi, les obstacles peuvent être d’ordre administratif, comme pour Concepcion, d’origine colombienne, qui, sans passeport, n’a pu se rendre dans son pays d’origine à cause de son statut de réfugiée. L’impossibilité d’assister aux funérailles peut être due aussi à des raisons de durée des congés accordés à la suite du décès d’un proche. Ainsi, Slavica, une chrétienne d’origine bosniaque, déplore que cette durée soit bien trop courte quand la mort frappe l’immigrant : « Je ne suis pas allée à son enterrement. C’est un désavantage de notre vie ici. Je ne pouvais pas avoir un congé du travail, je travaille comme infirmière dans un hôpital. Je pense que nous avons droit à quelques jours de congé, peut-être cinq ou six, mais cela n’était pas suffisant pour aller dans mon pays. » 

Les modalités qui régissent les congés accordés en raison du décès ou des funérailles d’un proche et les statuts de résidence au Canada constituent des barrières réelles qui freinent les déplacements de la plupart des immigrants endeuillés. À cela s’ajoutent les obligations familiales lorsqu’il y a des enfants. Or, la littérature nous montre que le fait de ne pas voir le corps du défunt peut retarder le processus de deuil. 

Aussi, dans le cas où l’immigrant perd un être cher dans la société d’accueil comme ailleurs dans le monde, il fait face à un double défi : vivre son deuil et surmonter parfois des difficultés liées à l’adaptation à sa nouvelle société. En effet, en raison de la distanciation géographique, culturelle et cultuelle, le deuil peut se vivre plus difficilement. Chaque immigrant traverse le deuil loin de son pays et de sa culture d’origine, et en fonction de pratiques religieuses (et spécifiquement de rituels funéraires) qui ne sont pas nécessairement réalisables dans sa société d’accueil. Ainsi, on assiste à un cumul de deuils, car, avec l’acte même d’immigrer, plusieurs individus vivent déjà une pluralité de pertes (Lussier, 2011) qui sont déjà éprouvantes (matérielles, symboliques comme celle du statut socioprofessionnel, relationnelles, environnementales, etc.). 

Quel que soit le lieu de la mort, de manière transversale, on relève un sentiment de culpabilité qui s’ajoute souvent à la rupture initiale propre à l’acte d’immigrer. La nouvelle du décès provoque une autre forme de rupture probablement plus violente, qui invite à un examen en profondeur des motifs, de la portée et du sens de la décision d’avoir immigré. Cette culpabilité est bien décrite par Marduk, un Iranien : 

“I had a very good relation with him […] because I am a medical doctor, so the only person who cared about my parents’ health situation was me. And also, I used to help them […] And sometimes I think I regret coming here because I think that, if I was there, I could help them much more. I regret maybe […] This is the major challenge that all the time, I have to cope with.”

Au cœur de ces difficultés se développent d’abord une entraide forte véhiculée par les réseaux et ensuite la concrétisation de rituels funéraires qui accompagnent et amortissent la douleur de la perte.

Mourir ici et ailleurs : les réseaux de solidarité et les rituels funéraires comme tuteurs de résilience

Compte tenu des éléments précédemment cités (défis, culpabilité, révision du projet migratoire), comment les immigrants rencontrés font-ils pour traverser l’épreuve du deuil? 

D’abord, quand la mort se produit à distance et que l’immigrant ne peut se déplacer au pays du défunt, malgré tout, il tient à assister, même de manière virtuelle, à ses funérailles. On voit alors se déployer l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC) pour participer au déroulement des funérailles, à leur organisation et à leur financement (Le Gall, 2017). L’événement devient alors multisite et l’utilisation de la vidéoconférence, du téléphone ou de Skype permet de participer malgré la distance. Quand cette avenue est impossible, les rituels funéraires sont accomplis simultanément dans la société d’accueil et dans le pays d’origine, ou bien ils seront accomplis plus tard lors d’un séjour éventuel dans le pays d’origine. Ensuite, localement, les communautés s’organisent et s’entraident. Ainsi, les ressortissants congolais de Montréal ont créé la Communauté congolaise de Montréal (COCOM), qui est un modèle d’entraide lorsque la mort survient et touche l’un de ses membres. Selon le profil sociodémographique de la Ville de Montréal, 1 460 individus d’origine congolaise y vivraient […] et, chaque mois, il y aurait au moins deux expositions de corps à la maison funéraire. Le deuil n’étant pas une affaire privée, le savoir-être avec les autres durant sa vie déterminera l’ampleur des funérailles du défunt. La COCOM actualise les rituels traditionnels et religieux lors des funérailles et soutient les endeuillés. L’observation de ces rituels est fondamentale et permet de mettre l’accent sur l’interaction entre le monde des vivants et celui des défunts. La mort devient alors un voyage du monde visible au monde invisible, un prolongement de la vie d’ici-bas dans l’au-delà. Le défunt est ainsi considéré comme étant présent. Son âme continue d’évoluer, comme le révèle la cosmogonie, dans laquelle tout est relié.

Les fonctions des rituels ont été abondamment définies dans la littérature (Bussières, 2009). Les immigrants rencontrés ont assurément mis en évidence la fonction consolatrice (Molinié, 2006) de ces derniers. La pratique de certains rituels présente des enjeux particuliers, car ils peuvent différer de ceux de la société d’accueil. On assiste alors à la transformation de rituels funéraires pour les immigrants enterrés dans la société d’accueil, et cela pour respecter le contexte juridique québécois. Plusieurs scénarios sont alors possibles, mais, essentiellement, les immigrants témoignent d’un travail de bricolage interculturel qui démontre l’ouverture des endeuillés par rapport au métissage des pratiques rituelles funéraires.

En effet, on voit se déployer des transformations métissées, et, à ce sujet, le cas des endeuillés hindous est très éloquent. Ils doivent, pendant 13 à 16 jours suivant la mort d’un proche (notamment d’un père), respecter un régime alimentaire sévère d’un seul repas quotidien sans sel, porter des vêtements blancs et rester à la maison pour faire des pùjà, des cérémonies propres à leur tradition, souvent guidées par un responsable religieux. Or, prendre autant de jours de congé n’est pas forcément possible pour l’endeuillé, en fonction de son milieu de travail. Ce nombre de jours de deuil se réduit très souvent à quatre, selon ce qu’observe Chakra, un informateur clé hindou. De même, si disperser les cendres du défunt ne peut se faire dans le Gange, certains endeuillés sont toutefois conscients du principe énoncé par l’indologue Louis Renou : « Toute eau convenablement invoquée est un substitut du Gange. » Les endeuillés jettent alors les cendres dans le fleuve Saint-Laurent. Enfin, dans ces circonstances, « il a toujours été de bon aloi de faire don d’une vache à un brahmane ». Shamser, un réfugié hindou endeuillé, a remplacé cette forme de remerciement par de l’argent, et un informateur clé, Yogesh, a même suggéré un système de location de vaches pour accomplir ce rite. Du côté des musulmans, les adaptations évoquées vont aussi dans le sens de la conformité à la législation en vigueur ici et témoignent de transformations métissées. Ainsi, selon Ebrahim, un informateur clé musulman, après le décès, le défunt musulman devrait être enroulé dans un linceul. Cependant, pour respecter les normes sanitaires québécoises, le corps est déposé ici dans une sorte de cercueil, en ajoutant un peu de terre sous la tête. De plus, le corps est déposé dans la terre à 2,5 mètres de profondeur, toujours dans le but de se conformer aux normes locales. 

Dans le même ordre d’idées, dans les cimetières et les carrés musulmans récents, on voit apparaître une « tendance au syncrétisme inspiré des pratiques occidentales » (Barou, 2015). On découvre alors des pierres tombales avec inscription, et plusieurs objets (cœur, ours en peluche pour les enfants, plaque souvenir, fleurs, etc.). 

Ces processus d’adaptation nous montrent l’importance des fonctions consolatrices et thérapeutiques des rituels funéraires dans le processus de deuil. En ce sens, ils constituent des tuteurs de résilience dans l’épreuve au même titre que les solidarités déployées.

Pour ne pas conclure : vers un accompagnement adapté aux immigrants endeuillés

À travers cet écrit, nous avons souhaité montrer que, même si la souffrance liée à la perte d’un être cher est universelle, il existe des particularités associées au deuil vécu par les immigrants. Dans tous les cas, les immigrants se mobilisent grâce à leurs réseaux pour s’entraider et inventent des stratégies pour adapter des rituels funéraires significatifs à l’intérieur du cadre juridique de leur société d’accueil. Ces savoirs en lien avec le deuil et la mort des immigrants peuvent inspirer les pratiques d’accompagnement des endeuillés. En ce sens, la reconnaissance de la place des rituels funéraires et la valorisation des solidarités dans les réseaux doivent être prises en compte, car elles sont particulièrement mobilisées lorsqu’un membre de la famille traverse des moments difficiles. Ceci nous invite, comme professionnels, à porter un regard cinématographique sur le deuil des immigrants plutôt qu’un regard figé, photographique sur les expériences vécues. Nos interprétations nous amènent donc à suggérer aux professionnels de tabler sur les stratégies adaptatives des immigrants endeuillés, et les « forces de vie » déployées dans l’épreuve de la mort d’un proche. Nous souhaitons ainsi proposer une vision toujours plus dynamique et complexe de la mort en contexte de migration et de ses effets pour ceux qui restent. 

 

 

Barou, J. (mars 2015). Représentations de la mort et projets funéraires chez les immigrés âgés. Hommes et migrations. Le troisième âge des migrants, 1309, 137-145.

Bussières, L. (2009). Évolution des rites funéraires et du rapport à la mort dans la perspective des sciences humaines et sociales (thèse). Sudbury (Ontario) : Université Laurentienne, 496 p.

Crettenand, C. et Soulignac, R. (avril 2014). Le deuil : trop ou trop peu d’appartenance(s) ? Perspective de l’approche narrative. Thérapie familiale, 35, 429-437. doi : 10.3917/tf.144.0429

El Alaoui, S. (2012). L’espace funéraire de Bobigny : du cimetière aux carrés musulmans (1934-2006). Revue européenne des migrations internationales, 28(3), 27-49.

Le Gall, J. (2017). La mort d’un proche au pays d’origine. Dans Rachédi Drapeau et Halsouet, Quand la mort frappe l’immigrant. Défis et adaptations, Montréal : Presses de l’Université de Montréal, p. 51-59.

Lussier, M. (2011). Terre d’asile, terre de deuil. Le travail psychique de l’exil. Paris : Presses universitaires de France.

Mezzouj, F. (2015). Les choix d’inhumation des Maghrébins âgés vivant en France. Hommes et migrations, 1309.

Milot, J.-R. et Castel, F. (2011). Les frontières ethnoconfessionnelles du cimetière musulman de Laval. Dans la mort comme dans la vie? Dans K. Fall et M. N. Dimé, La mort musulmane en contexte d’immigration et d’islam minoritaire. Enjeux religieux, culturels, identitaires et espaces de négociations, Québec : Presses de l’Université Laval, 141-170.

Molinié, M. (2006). Soigner les morts pour guérir les vivants. Paris : Seuil.

Montgomery, C., Le Gall, J. et Stoetzel, N. (2010). Cycle de vie et mobilisation des liens locaux et transnationaux : le cas des familles maghrébines au Québec. Lien social et Politiques, (64), 79-93. http://dx.doi.org/10.7202/1001401ar

Rachédi Drapeau, L. et Halsouet, B. (dir.) (2017). Quand la mort frappe l’immigrant. Défis et adaptations. Montréal : Presses de l’Université de Montréal. 

Rachédi Drapeau, L., S. Mongeau, J. Le Gall, C. Montgomery, M. Boisvert et M. Vatz-Laaroussi, (2013-2016). « Deuils des immigrants : pratiques rituelles funéraires et réseaux transnationaux », CRSH, programme jeunes chercheurs.