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Dre Estelle M. Morin, psychologue : donner un sens au travail et à la vie

Hélène de Billy, journaliste et écrivaine



Photo : Louis-Étienne Doré

Professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal depuis 1988, la Dre Estelle M. Morin, psychologue et chercheuse, a consacré sa carrière à la santé mentale et à la façon dont nous pouvons donner, voire redonner un sens au travail. Spécialisée en psychologie appliquée au management et au développement organisationnel, elle défend depuis 30 ans une approche humaniste qui met l’accent sur la bienveillance et la rectitude morale dans les relations professionnelles. Le potentiel des personnes et l’authenticité chez les dirigeants et les cadres font aussi partie intégrante de ses champs d’expertise.

Née à Drummondville, la Dre Morin s’est d’abord intéressée à la psychologie dès l’âge de 13 ans « pour comprendre les personnes autour de moi », dit-elle. Et c’est à son entrée à l’université, au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke, qu’elle rencontre son mentor, le professeur Robert Lescarbeau, qui lui donne la piqûre pour la psychologie du travail. Après avoir obtenu une maîtrise à l’Université de Montréal, elle fait un stage au Canadien National, où elle conçoit et développe des tests de sélection du personnel. Toutefois, après deux années, elle sent que ce n’est pas sa voie. Elle part alors à l’aventure pour découvrir le monde et surtout pour découvrir le sens qu’elle veut donner à sa vie professionnelle. Après deux années durant lesquelles elle multiplie les voyages et découvre de nouveaux horizons, elle souhaite, en 1985, réintégrer la communauté universitaire et retourner aux études. Elle fait alors un doctorat, qu’elle termine en 1990. Expérimentée en mesure et en évaluation, elle rédige sa thèse sur la mesure de l’efficacité organisationnelle, un prélude à sa carrière de chercheuse sur le sens du travail. C’est d’ailleurs au cours de ses travaux liés aux indicateurs de performance avec Émilio Boulianne et Michel Guidon qu’elle réalise à quel point les dirigeants et les cadres supérieurs peinent à trouver du sens dans leur travail. Cette prise de conscience est un tournant dans sa carrière et la conduit à orienter désormais ses travaux sur le sens du travail et son rapport avec le bien-être psychologique et l’engagement au travail.

C’est pour trouver des moyens de redonner un sens au travail et de restaurer le sentiment de dignité qu’elle met sur pied en 2004 un programme de recherche au Canada, en France, au Portugal et au Brésil, principalement. Réputée pour son indépendance d’esprit, la Dre Morin se décrit comme une exploratrice : elle ne craint pas d’ouvrir des pistes d’études sur des sujets méconnus ni d’assembler des contributions de diverses disciplines pour formuler des hypothèses de recherche.

Q : On vous présente comme étant une sommité mondiale en psychologie organisationnelle. C’est une bonne façon de vous décrire?
R : Je serais gênée d’être présentée de cette façon! Je pense qu’on pourrait plutôt me décrire comme quelqu’un qui, depuis 30 ans, essaie de donner un sens à son travail (et à celui des autres). Et pour trouver du sens à son travail, il y a des qualités, dont l’authenticité, qui supposent qu’on ne s’autorise pas à faire n’importe quoi.

Q : Pourquoi privilégier l’authenticité dans la formation des cadres et des dirigeants aujourd’hui?
R : L’authenticité, l’empathie, la bienveillance sont aujourd’hui des qualités essentielles si l’on veut, d’une part, conserver sa santé mentale au travail et, d’autre part, maintenir de bonnes relations avec les autres. Pour être authentique, une personne doit pouvoir exprimer ses pensées et ses émotions de façon personnelle et responsable, sans façade ni prétention. L’authenticité est basée sur la connaissance de soi. Ça demande du courage et de la lucidité. Si nous ne nous connaissons pas profondément, il sera difficile de faire des choix professionnels qui vont aller dans le sens de qui nous sommes. Nous pensons nous connaître, mais en fait nous nous conformons bien souvent à l’image que les autres nous renvoient de nous-mêmes. Comme je dis souvent aux étudiants : la connaissance de soi, c’est un projet de vie. On se découvre constamment.

Q : Et en quoi l’empathie s’inscrit-elle dans le contexte de nos organisations modernes?
R : Pour prendre des décisions efficaces dans l’organisation et la gestion des équipes de travail, il faut faire preuve d’empathie. D’une certaine façon, il est plus facile de se montrer empathique que de faire preuve d’authenticité… Nous sommes naturellement empathiques vis-à-vis de nos amis, de nos collègues. La difficulté, c’est de le demeurer avec des gens qui nous inspirent des émotions négatives. À ce moment-là, comme je dis aux cadres, il faut déployer des efforts pour se montrer impartial, éviter tout jugement et dominer ses impulsions pour arriver à se mettre à la place de l’autre et adopter sa perspective.

Un refus, une occasion... Et le Brésil comme tremplin

Q : Comme chercheuse, vous avez développé et vous maintenez un réseau très serré avec le Brésil. Pourquoi ce pays?
R : Cette histoire remonte au tournant des années 2000. Un de mes articles avait été refusé par un rédacteur invité de la revue Gestion HEC. Angelo Soares, qui avait lu mon texte, m’a alors proposé de m’aider à le publier, mais, m’a-t-il avertie, l’article serait traduit en portugais. Je ne voyais pas de problème. Il l’a soumis à la Revista de Administração de Empresas sous le titre « Os sentidos do trabalho » (« Les sens du travail »). Cet article a été primé par le comité de rédaction de cette revue. Un an plus tard, j’ai été invitée à livrer une présentation sur le sens du travail devant 200 dirigeants brésiliens. Cet article, qui m’a permis de me faire connaître au Brésil, est l’un des plus cités dans le monde dans mon domaine. C’est formidable, non? J’ai obtenu cette notoriété grâce à un article qui a été refusé au Canada et à la générosité de mon ami Angelo, pour qui j’ai beaucoup de gratitude. Comme quoi un refus n’est pas le signe d’une défaite, mais celui d’une occasion inattendue.

Q : Dans les séminaires que vous animez auprès de dirigeants d’entreprises, vous abordez la question des relations toxiques au travail. Comment expliquer la présence de telles relations?
R : Les problèmes interpersonnels font peur aux cadres. Les dirigeants aiment bien prendre des décisions au sujet des projets, mais gérer les émotions au sein de leur équipe pour éviter que celles-ci ne gangrènent l’ambiance de travail, ce n’est pas leur truc. En général, ils fuient les conflits. Alors, ils glissent le problème sous le tapis et, à partir de là, la situation s’envenime.

Le harcèlement sexuel ou le harcèlement moral que l’on a enfin commencé à dénoncer ne constituent en fait que la pointe de l’iceberg. Ce qui demeure caché, c’est la supervision abusive et les comportements politiques qui nuisent à l’efficacité organisationnelle. Il faut dénoncer tous ces comportements individualistes et carriéristes qui nuisent au développement des autres et de l’organisation : insultes, menaces, mensonges, rumeurs auprès des collègues. Ce qui m’inquiète plus particulièrement, c’est que nous avons établi qu’un leader peut être négatif et que c’est tout à fait normal!

Des côtés sombres du leadership

Q : Qu’est-ce qui vous a le plus étonnée ces dernières années dans le domaine des relations professionnelles?
R : J’ai été renversée de constater que, de plus en plus, on reconnaît des qualités de leadership aux personnalités narcissiques et machiavéliques, voire aux psychopathes et aux sadiques. Jamais je n’aurais pensé qu’au cours de ma carrière je verrais ces sombres personnalités accéder à des postes de responsabilités, voire de direction générale! Aujourd’hui, non seulement on constate leur présence, mais on l’encourage, on l’étudie. Quand je donne un séminaire sur les comportements toxiques, les participants me rapportent des cas qu’ils vivent dans leur travail : ces cas sont bel et bien réels.

Q : D’où vient votre indignation?
R : Ici, à HEC, nous offrons des cours sur les habiletés politiques qui ont acquis une solide réputation. Certes, il faut avoir ce type d’habileté pour faire son chemin dans le monde des affaires. Ce qui me préoccupe, c’est le fait que des participants à ce type de cours sont amenés à croire qu’il faut adopter des comportements machiavéliques pour réussir leur carrière. Plusieurs m’ont affirmé sans vergogne que c’est bien d’agir ainsi, car cela leur permet d’avoir plus d’impact et d’assurer leur succès. Qu’est-ce qu’on préconise avec ça, croyez-vous? Je vais vous le dire : l’absence de conscience morale… Plusieurs ont retenu de ces cours qu’il faut avoir des comportements stratégiques pour satisfaire ses intérêts personnels, quitte à ce que cela nuise aux intérêts de la communauté. C’est problématique, ne trouvez-vous pas?

C’est aussi un sujet très délicat, parce que la mode en ce moment favorise les comportements politiques et stratégiques. D’ailleurs, il est vrai que depuis les années 1990, nous avons assisté à une dégradation constante de la qualité de vie au travail, résultant de la dégradation de la qualité du management. Heureusement, aujourd’hui, plusieurs signes semblent vouloir annoncer l’arrivée d’une ère nouvelle : la revitalisation du concept de santé et de sécurité au travail, la promotion du travail décent, la valorisation de la pleine conscience, de la bienveillance et de la compassion en management, la redécouverte du sens du travail, etc. Je demeure très optimiste pour l’avenir et je souhaite de tout cœur que les psychologues continuent d’investir leurs efforts et leur espoir dans les milieux de travail.