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Dre Isabelle Rouleau, psychologue : l’émerveillement continu

Hélène de Billy, journaliste et écrivaine



Photo : Louis-Étienne Doré

Spécialisée dans l’étude des pathologies de la mémoire, chercheuse associée au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) et professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), la Dre Isabelle Rouleau, neuropsychologue, est reconnue pour ses grilles d’analyse portant sur différents syndromes démentiels.

Au fil des ans, elle a développé nombre d’outils d’évaluation neuropsychologique, dont le fameux test de l’horloge administré pour diagnostiquer la maladie d’Alzheimer.

À 61 ans, la Dre Isabelle Rouleau poursuit également des travaux sur le vieillissement, la sclérose en plaques et l’épilepsie ainsi que sur la mémoire sémantique, procédurale, rétrograde et prospective. « Je sais, c’est beaucoup », avoue-t-elle en tâchant d’excuser son « parcours inhabituel ».

Alors que la communauté universitaire a de plus en plus tendance à se tourner vers des questions pointues, la Dre Rouleau a multiplié ses champs d’intérêt. « Ma formation de neuropsychologue clinicienne, dit-elle, n’est pas étrangère à la variété des activités de recherche que je poursuis depuis le début de ma carrière. »

Éloge de la mère académique

Fille de médecin, Isabelle Rouleau a grandi dans un univers douillet, protégé. Elle aurait pu suivre les traces de son père, mais, étant une adolescente turbulente au secondaire, elle sèche les cours et aligne parfois les mauvaises notes. Inscrite dans un programme technique au cégep, elle suit par hasard un cours de psychologie alors qu’elle est âgée de 17 ans. C’est le coup de foudre. De fil en aiguille, elle dégote un emploi dans une maison d’hébergement qui reçoit des patients de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Comme toute ado férue d’indépendance, elle se jure de voler de ses propres ailes, mais surtout elle se promet d’aller étudier aux États-Unis. Pour parfaire sa connaissance de l’anglais, elle fait un baccalauréat en psychologie à l’Université McGill.

Son grand coup de coeur pour le cerveau remonte à ses quatre années de stage au service de neurologie de l’hôpital Notre-Dame (qui fait maintenant partie du CHUM), sous la supervision de la Dre Raymonde Labrecque, neurologue spécialisée en neurologie du comportement.

Une des rares femmes à s’être déjà aventurées dans le champ relativement nouveau des neurosciences, la Dre Raymonde Labrecque avait étudié auprès du grand neuropsychiatre français Michel Poncet. Sans l’ombre d’une hésitation, Isabelle Rouleau l’adopte comme mentore. « Raymonde m’a tout appris, s’exclame-t-elle. Elle était célibataire, moi aussi. À l’hôpital Notre-Dame, on ne comptait pas nos heures. Elle est devenue ma mère académique. »

Comme l’imagerie cérébrale n’existe pas à l’époque, l’examen neuropsychologique des patients demeure le seul outil disponible pour préciser la localisation et l’étendue des lésions cérébrales. « C’est à l’hôpital Notre-Dame que j’ai terminé l’expérimentation menant à mon doctorat. Ma thèse portait sur les façons d’améliorer les techniques utilisées en neurochirurgie de l’épilepsie. »

Are you the Rouleau from the Rouleau Scale?

« Le cerveau, c’est tellement fascinant… », laisse tomber la Dre Rouleau en tirant quelques dessins d’horloge d’un dossier. Ces esquisses sont les résultats des tests qu’on a fait passer à des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Test simple, populaire et universel : on demande au répondant de reproduire une horloge indiquant 11 h 10. Les dessins sont déconcertants. Il manque des chiffres aux horloges, ou il y en a trop, ou ceux-ci sont répartis à l’extérieur du cadran. Les aiguilles sont souvent absentes.

La Dre Rouleau a développé une grille d’analyse originale portant sur l’exécution du dessin de l’horloge durant sa formation postdoctorale à l’université de Californie à San Diego. Bien qu’il date du début des années 1990, le système de cotation est encore largement employé à travers le monde, notamment en Belgique, en France et à Taïwan. Trente ans plus tard, Isabelle Rouleau se fait encore demander : « Are you the Rouleau from the Rouleau Scale? »

À San Diego, en Californie, son projet de recherche portait sur la mémoire procédurale dans la maladie d’Alzheimer. Qualifiée de mémoire inconsciente, la mémoire procédurale concerne l’acquisition des savoir-faire. Elle demeure intouchée par la maladie d’Alzheimer et c’est pourquoi, comme le spécifie la Dre Rouleau, « on peut apprendre à tricoter à un patient atteint d’Alzheimer ».

À l’université : la parité pour bientôt

L’expérience clinique considérable acquise par la chercheuse est mise à profit aujourd’hui dans ses activités d’enseignement à l’UQAM. « J’adore enseigner. C’est le meilleur job au monde. »

Elle aime être entourée de jeunes cerveaux brillants et, contrairement à d’autres, la vie universitaire est loin de lui peser. « Pendant des années, j’étais la seule femme neuropsychologue au département. La situation a changé quand on a engagé ma collègue en 2012 et, dernièrement, une autre femme s’est jointe à nous. Nous formons à présent 33 % des effectifs. Ce n’est pas la parité, mais ça s’en vient. »

Depuis 1998, avec un collègue, elle supervise quatre à huit étudiants par année au Centre des services psychologiques (CSP) de l’UQAM, une clinique externe ouverte à tous.

Au CSP, avec ses étudiants, la Dre Rouleau rencontre une clientèle éclectique : patients avec des troubles cognitifs, ou encore avec un trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) ; jeunes ayant subi des traumatismes crâniens en jouant au soccer ; baby-boomers inquiets devant les performances déclinantes de leur mémoire. La Dre Rouleau initie les futurs internes au spectre le plus large possible de perturbations mentales. « Ceux qui nous consultent d'eux-mêmes en général n’ont rien, observe la spécialiste. Leurs inquiétudes n’en sont pas moins réelles. De toute façon, une partie de mon travail consiste à me pencher sur les diverses facettes de la mémoire normale, celle qui décline avec l’âge. »

Une passion sans cesse renouvelée

Après toutes ces années, la neuroscience la fascine toujours autant. « Je ressens le même plaisir en parcourant un article sur la neuroscience que lorsque je regarde un bon film », dit-elle.

Elle se souvient d’un article publié dans le Washington Post il y a quelques années. « J’en ai encore des frissons. » Le papier portait sur le syndrome du bébé oublié dans l’auto. Invoquant les mécanismes de la mémoire prospective, le journaliste s’appuyait sur l’avis de spécialistes de l’université de la Floride du Sud. À l’instar de la Dre Rouleau, ces universitaires américains concluaient que de tels drames peuvent « arriver à n’importe qui ».

La Dre Isabelle Rouleau a d’ailleurs publié un article sur le phénomène dans un magazine grand public. « Ça relève d’un trouble de la mémoire prospective », analyse-t-elle. La mémoire prospective fait référence à notre capacité de hiérarchiser et de nous rappeler les tâches. « C’est une mémoire fragile qui repose sur l’intention. Comme lorsqu’on se promet de passer à l’épicerie après le travail. Si, pour une raison quelconque, on expérimente une rupture dans notre routine, un changement d’itinéraire par exemple, le cerveau peut laisser tomber la consigne. »

Le syndrome du bébé oublié terrifie avec raison, et le journaliste du Washington Post a remporté un prix Pulitzer en 2010 pour son reportage à connotation scientifique. Mais attention, des articles exceptionnels en neuropsychologie, il en pleut. Et cette surenchère, croit la Dre Rouleau, possède des effets pervers.

« Quand j’ai amorcé ma maîtrise en 1980, il était très compliqué de mettre la main sur les publications spécialisées. Les documents étaient archivés sur pellicule et il fallait se débrouiller avec le lecteur de microfilms. Aujourd’hui, mes étudiants considèrent qu’un article est périmé deux ans après sa publication. C’est catastrophique, il y a trop d’information. Comme universitaire, tu n’arrives pas à suivre. »

Un numéro de téléphone, pour quoi faire?

Nos mémoires changent parce que l’environnement dans lequel nous évoluons change. Qui aujourd’hui garde en tête plus de douze numéros de téléphone? Qui retient le chemin à suivre pour aller à la clinique, au Costco ou au chalet de la belle-mère quand il suffit de programmer son GPS pour se laisser guider à travers les méandres du trafic? L’apparition d’Internet et des objets utilisant l’intelligence artificielle (IA) a transformé notre manière de composer avec l’information. « On apprend maintenant le chemin pour se rendre à une information plutôt que l’information elle-même », explique la Dre Isabelle Rouleau.

À son avis, il s’agit d’un développement positif. « Il y a des informations qu’on n’a plus besoin d’apprendre par coeur et c’est tant mieux. » Le danger, croit-elle, c’est de penser que, parce qu’on a accès à cette énorme encyclopédie au bout des doigts, on n’a plus rien à apprendre.

Dans cet esprit, elle déplore l’usage abusif des tablettes chez les jeunes. Elle dirige son regard vers trois tomes des aventures d’Amos Daragon posés sur son bureau. Elle s’est procuré les romans de Bryan Perro en prévision des prochaines vacances avec son compagnon, le journaliste scientifique Yanick Villedieu, et leurs petits-fils âgés de 9 et 11 ans. « C’est tellement important d’encourager la lecture chez les jeunes. Parce que l’intelligence, c’est la capacité de faire des liens. Or, pour faire des liens, il faut être capable d’absorber plus de deux pages à la fois. »

« De récentes études l’ont prouvé, enchaîne-t-elle, les écrans agissent sur les zones de plaisir du cerveau et engendrent une dépendance au même titre que la drogue ou le sexe. Les jeunes rivés à leur tablette risquent de ne jamais pouvoir développer les capacités qui viennent de la lecture et de la réflexion. »

Les propos sont sentis. Sur Internet, l’une des étudiantes de la Dre Rouleau loue d’ailleurs sa « passion pour la psychologie ». Le compliment lui plaît, mais elle avoue qu’elle serait bien en peine de définir personnellement et de façon détaillée ce qui l’anime dans ce domaine. Elle risque néanmoins une explication : « La psychologie et ma vie privée sont tellement imbriquées. Je n’ai jamais l’impression de travailler vraiment. Que ce soit en recherche, en clinique ou en enseignement, j’expérimente une sorte d’émerveillement continu. »