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Éclairage freudien sur l’acte suicidaire

Dre Sylvie Corbeil | Psychologue 

La Dre Corbeil est psychologue au Programme des troubles dépressifs et suicidaires de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal et membre du Groupe McGill d’études sur le suicide.

DStéphane Richard-Devantoy | Psychiatre

Le DRichard-Devantoy est psychiatre et chercheur. Il mène des études sur les caractéristiques neuropsychologiques et cérébrales (IRM) des personnes déprimées et suicidaires à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal et au sein du Groupe McGill d’études sur le suicide. 


Assez curieusement, sans écrire directement sur l’acte suicidaire, Freud a contribué à mettre – ou plus exactement à remettre – l’accent sur le caractère homicide et meurtrier du suicide. Dans Deuil et mélancolie, il décrit le suicide comme un meurtre réfléchi et inversé, comme un homicide de l’autre à travers le meurtre de soi. Pour Freud, le suicide est un retournement centripète de la haine et de l’hostilité, comme l’expose l’étymologie latine sui (de soi-même) et cidium (meurtre). Ainsi, il écrit : « Un névrosé n’éprouve pas d’intention suicidaire qui ne soit le résultat d’un retournement sur soi d’une impulsion meurtrière contre autrui » (Freud, 1915, p. 163).

Freud n’a en effet jamais fait de l’acte suicidaire un sujet central dans ses écrits; cependant, les occurrences freudiennes sur les thèmes de la tentative de suicide ou du suicide sont nombreuses dans son œuvre. Ses écrits peuvent-ils nous apporter un éclairage sur la compréhension, bien qu’il demeure rare, de l’acte suicidaire? Nous proposons à travers un prisme freudien d’éclairer le praticien dans son travail de compréhension et de prise en charge en clinique de l’acte suicidaire.

L’acte suicidaire dans l’œuvre de Freud

Freud souligne et réitère dans ses écrits la dimension homicide de l’acte suicidaire. Il accorde aussi une place centrale au narcissisme dans ce retournement centripète de la haine et de l’hostilité contre soi-même pour expliquer l’acte suicidaire. En fait, il pointe la coexistence du narcissisme, de la violence et de l’agressivité dans la psychogenèse de l’acte suicidaire.

Dans une lettre à Martha Bernays, Freud évoque déjà le caractère homicide du suicide lors de l’enterrement de son ami Nathan Weiss (16 septembre 1883), en reprenant les paroles du lecteur Friedman : « Quand on trouve un cadavre et que l’on ignore quelle main lui a ôté la vie, il faut se tourner vers les proches, c’est parmi eux que se trouvent les meurtriers » (Freud, 1883, p. 75-76). Dans cette lettre de Freud à sa fiancée, il insiste sur la dimension d’agressivité du passage à l’acte suicidaire (Weiss avait laissé une lettre à sa jeune épouse), mais il devine et entrevoit aussi les enjeux de l’effondrement narcissique précipitant le suicide de son ami.

Pour Freud, le suicide est une forme d’homicide, il écrit : « Le moi ne peut se tuer que lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-même comme un objet » (Freud, 1915, p. 163). L’article « Deuil et mélancolie » éclaire la psychopathologie de l’acte suicidaire, posant, entre autres, les concepts du caractère meurtrier du suicide, celui de l’agressivité (retournement sur soi d’une impulsion meurtrière contre autrui) et celui de l’identification du sujet à un objet. Wilhelm Stekel dira d’ailleurs que « nul ne se suicide qui ne voulait tuer quelqu’un d’autre » (Freud, 1910c, p. 487).

Dans « Totem et tabou », Freud suggère de nouveau la dimension hétéro-agressive du suicide : « Les impulsions suicidaires de nos névrosés se révèlent régulièrement être des autopunitions pour des désirs de mort dirigés contre autrui » (Freud, 1912, p. 230). Des années plus tard, Freud maintiendra cette conception dans « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » : « Peut-être personne ne trouve l’énergie psychique pour se tuer si premièrement il ne tue pas du même coup un objet avec lequel il s’est identifié, et deuxièmement ne retourne par-là contre lui-même un désir de mort qui était dirigé contre une autre personne » (Freud, 1920, p. 261).

Outre le cas de la jeune homosexuelle, Freud a analysé le cas du suicide de Nathanaël raconté par Hoffman dans le conte de L’homme au sable. Dans « Psychopathologie de la vie quotidienne », Freud donne des hypothèses de compréhension de l’acte suicidaire et indique dans « Contribution à la discussion sur le suicide » (1910a) et dans « Pour introduire la discussion sur le suicide » (1910b) que « le suicide n’est rien d’autre qu’une sortie, une action, un aboutissement de conflits psychiques » (1910c).

Notions freudiennes pour expliquer le suicide

Freud souligne dans son œuvre la dimension homicide du suicide, convoquant ainsi trois notions psychodynamiques intriquées et enchevêtrées : le narcissisme, la violence et l’agressivité. Ces trois dimensions cliniques semblent importantes à définir puis à repérer par le clinicien lors de sa rencontre avec les patients suicidaires.

Le narcissisme

Ce terme, qui renvoie à l’amour de soi-même, est caractérisé par l’ensemble des processus d’investissement de l’énergie psychique (libido) du moi et de ses effets sur l’individu, ses relations et son environnement. Le mythe de Narcisse, dont l’amour de soi exclut tout investissement ou lien avec toute autre personne que soi-même, conduit directement à la destruction de soi.

Le narcissisme secondaire illustre bien le mythe de Narcisse qui, dans son versant pathologique, signifie que toute l’énergie psychique (libido) du sujet se trouve investie dans le moi, et ce, au détriment de tout investissement extérieur (libido objectale) et de la réalité (Freud, 1914). Il est nommé narcissisme secondaire parce que, d’une part, il est contemporain au narcissisme primaire, et d’autre part en tant que représentant d’un mouvement de retournement (préalablement investi) d’une certaine quantité de libido objectale au profit du moi.

Ce processus de retournement de la libido sur le moi (narcissisme du moi) se déploie à même les relations objectales par les processus d’introjection et d’identification aux objets extérieurs et, de manière optimale, tient compte du principe de réalité. Cet amour de soi, dans son versant mal régulé, c’est-à-dire régulé principalement par les instances idéales (idéal du moi/moi idéal), peut conduire au retrait complet de tout investissement extérieur au profit unique du moi, et par conséquent, conduire à des pathologies narcissiques sévères, voire participer à la genèse de l’acte suicidaire.

À l’opposé, le narcissisme primaire représente un état premier où l’enfant, n’ayant pas encore investi le monde extérieur (c’est-à-dire que la différenciation moi/non-moi n’est pas encore accomplie), se vit lui-même comme unique objet d’amour (Freud, 1914). De manière plus précise, c’est le corps de l’enfant qui devient l’unique objet de l’investissement libidinal dans la toute première relation mère-enfant. Le narcissisme primaire ne disparaît jamais, malgré le fait qu’il tend à s’émousser.

Ce que le principe de réalité fait, c’est qu’il permet à la mégalomanie primaire de se transformer en idéal du moi (et de réguler le moi idéal) afin de s’assurer et de préserver l’amour de soi. Dessuant (1983) explique comment les frustrations peuvent ramener l’individu de manière régressive à une position narcissique en réinstaurant la toute-puissance. Cette régression narcissique, qui devient alors une manière illusoire de reprendre le contrôle sur le monde objectal, représente un mouvement défensif contre une blessure narcissique provoquée par le sentiment d’impuissance.

La violence et l’agressivité

La notion d’agressivité se rapproche de celle de la violence, mais elle s’en différencie par le fait qu’elle représente, à un stade plus élaboré, une érotisation secondaire de la violence primitive (Bergeret, 2002). Étymologiquement, le mot violence découle du latin violentia, qui vient du mot grec bios, mot se référant à la vie, à la force vitale ou encore à l’élan de survie et qui exclut toute connotation haineuse, sadique, amoureuse ou libidinale. La violence ne correspondrait donc pas à une intention spécifique (réaction offensive) de faire mal à autrui ni à l’idée de tuer l’autre, mais plutôt à l’instinct de vie, voire de survie (réaction défensive). Il s’agit d’un mouvement défensif pour sa propre survie (préservation du narcissisme primaire) aussitôt que le sujet se sent ou se perçoit en danger.

Dans la violence, selon Bergeret, l’autre n’a pas valeur d’objet, mais il figure comme un non-moi menaçant l’intégrité du sujet. Autrement dit, si le sujet exprime sa violence, il en va de sa propre protection physique, affective et sociale. Il s’agit de sa survie au détriment de l’autre et non d’un plaisir de l’attaque de l’autre.

L’agressivité, quant à elle, correspond à une expérience affective différente en ce qu’elle résulte d’un double mouvement pulsionnel, soit : la violence primitive (pulsion de conservation) jumelée à l’érotisation de celle-ci (pulsion de plaisir). Le but de l’agressivité a donc une portée différente de la violence en ce sens qu’elle comporte une connotation sadique et haineuse et correspond au fait de prendre plaisir à nuire à l’autre.

Clinique de l’acte suicidaire

D’un point de vue clinique et en regard des notions de narcissisme, de violence et d’agressivité, comment pouvons-nous alors interpréter les comportements d’autodestruction dans l’acte suicidaire? Freud soulève dans « Deuil et mélancolie » que c’est précisément la mélancolie qui nous permet de comprendre quelque chose de l’autodestruction dans l’acte de s’enlever volontairement la vie. Il souligne que les autoreproches ne sont en fait que des reproches faits à autrui. Cette hostilité, par voie de conséquence, demeure emprisonnée et agissante à l’intérieur de l’individu plutôt que manifestée ou exprimée directement.

On perçoit ainsi le jeu complexe des mouvements psychiques d’une intrication entre un narcissisme secondaire qui tend à se défendre (repli narcissique), une agressivité du sujet qui dépose la faute sur l’autre (par retournement centripète sur le moi) et d’une violence de sauvetage narcissique. Bateman (2004) résume bien les liens entre narcissisme, violence et suicide. Il écrit : « Une attaque contre une autre personne peut ainsi être déterminée par une impulsion à détruire quelqu’un d’autre en soi-même. Alors qu’une tentative de suicide ou un acte d’automutilation peut se produire si le self ou le corps est identifié à un autre haï » (Bateman, 2004, p. 187).

Reprenant la description de Rosenfeld concernant les états narcissiques dits à vif ou à carapace, Bateman articule la nécessité pour le clinicien de repérer les variations entre ces deux états narcissiques (narcissiques à vif étant associés aux pulsions destructrices et à carapace étant associés aux pulsions violentes), puisque c’est lors de ces oscillations du narcissisme que le risque d’un geste suicidaire augmente. Il argumente que c’est aussi lors de ces mêmes oscillations qu’un travail d’interprétation peut être le plus efficace et intégrateur, parce que malléable.

Le clinicien tâchera de repérer les mouvements des états narcissiques dans la relation transférentielle par les indicateurs de violence et/ou d’agressivité et de montrer sa capacité à penser l’expérience du patient, sans lui-même se laisser submerger par la peur du patient, ce qui pourrait intensifier ou rigidifier les pulsions destructrices et violentes chez le patient et le propulser dans un acte suicidaire.

Selon Bergeret (2002), le développement et la structuration de l’individu sont liés au degré de réussite de l’intégration de la violence primitive. Il n’est pas rare, selon l’auteur, que des difficultés de l’ordre de la dépression, d’agir autodestructeur, d’affections psychosomatiques, etc., survenant à l’âge adulte, découlent de l’impossibilité d’intégrer et de lier la violence narcissique. C’est ainsi que pour Bergeret, le travail à faire au niveau de la clinique est de retracer ce que l’individu a fait, dans son imaginaire, de ses sentiments de détresse narcissique infantile et de voir comment, dans son univers fantasmatique inconscient, il s’en est protégé et ce qu’il a déployé comme modalités de survie narcissique.

Il s’agit d’un travail de reconnaissance et d’atténuation de ses fantasmes archaïques (fantasmes qui peuvent être terrifiants) afin de permettre une intégration de la violence qui s’organisera de façon plus acceptable pour le psychisme. L’évaluation des bases narcissiques des patients lors des circonstances conflictuelles permettra de repérer les capacités objectales, c’est-à-dire les capacités d’aimer et d’investir l’autre. À l’opposé, les comportements agressifs (plaisir de nuire à l’autre) nous indiqueront davantage une violence narcissique mal intégrée qui utilise à son profit la libido objectale.

La tâche du clinicien sera également d’identifier les processus psychiques mis en jeu et de ne pas confondre le narcissisme protecteur, l’idéalisation narcissique et le narcissisme pathologique. Le premier n’est pas anobjectal et crée un courant de tendresse, salvateur d’humanité.

Le second dans le prolongement du premier fait appel à l’autre, dans un processus objectal de l’autre, et nourrit l’espoir du lien, dans une sollicitude bienveillante. Enfin, le narcissisme pathologique n’est qu’un retournement centripète de la libido d’objet sur le moi, déniant alors l’altérité et tout espoir d’humanité. C’est dans ce dernier mouvement, à la faveur d’une blessure ou d’un « sentiment d’une offense narcissique irréparable » (Freud, 1920b, p. 119), que l’acte suicidaire survient.

L’intervention auprès d’une clientèle suicidaire ne s’avère pas simple, puisque les enjeux autour du narcissisme, de la violence et de l’agressivité sont à même d’amener des réactions contre-transférentielles complexes. Certains auteurs se sont penchés sur cette question, dont Maltsberger (1974), qui avance que les réactions contre-transférentielles avec des patients suicidaires peuvent être caractérisées par une haine à la mesure de la haine transférentielle qui peut exister chez le patient suicidaire.

Conclusion

Comprendre un acte aussi plurifactoriel et énigmatique que l’acte suicidaire ne tient pas à une seule vérité. « Il n’y a pas plus de vérité à cent pour cent que d’alcool à cent degrés » (Zweig, 1942, p. 488). L’acte suicidaire nous interpelle en tant qu’homme face à notre propre destinée d’humain et convoque indéniablement une violence destructrice, à la fois indicible et perceptible, pour les proches de personnes suicidaires et les intervenants. Dans une clinique toujours renouvelée et à l’écoute du discours de l’autre, la vision de Freud offre au clinicien un retour à la clinique du narcissisme, de la violence et de l’agressivité lors de la rencontre avec un patient suicidaire.

 

Bibliographie

Bateman, A. (2004) Le narcissisme et sa relation à la violence et au suicide. Dans R. J. Perelberg (dir.), Violence et suicide (p. 185-206). Paris : Presses universitaires de France.

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