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Entre rationalité et humanité

Évelyne Marcil-Denault, psychologue | Rédactrice pigiste


Mercredi 8 juillet, Christine Grou nous accueille dans son nouveau bureau avec un enthousiasme palpable. Quelques semaines ont passé depuis son élection, et la présidente entrante prend la mesure du rôle qui lui est dévolu. Elle partage ses réflexions sur la profession et livre quelques pans de son parcours. On découvre une femme accessible, profondément humaine, qui a sa profession tatouée sur le cœur. On ressort de cette conversation avec le sentiment d’avoir appris, d’avoir réfléchi et surtout de ne pas avoir vu le temps passer ! 

Christine Grou se souviendra longtemps du 22 mai 2015, « une journée intense et riche en émotions », dit-elle en évoquant les dizaines de courriels d’amis et collègues, impatients de connaître l’issue du scrutin. « C’est tout un changement professionnel, résume la nouvelle présidente. Avoir la mission de la protection du public, c’est déjà une tâche importante, mais bien comprendre les réalités des 8500 psychologues, c’est aussi très complexe! Je me sens porteuse de grandes responsabilités, avec toutes les angoisses qui viennent avec! » 

Pas d’impulsion, mais une longue décision 

Depuis près de 30 ans, elle évoluait dans le réseau de la santé tout en assumant une pratique privée et diverses tâches d’enseignement et de supervision. « J’adorais tout ça », confie l’ancienne chef de la discipline de psychologie à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. L’idée de soumettre sa candidature au poste de présidente a germé à la suite de l’annonce du départ de Mme Charest, quand plusieurs personnes l’ont approchée. « Ça a été une surprise. Ils me voyaient dans ce poste, mais pas moi », avoue Christine Grou. 

Le processus de réflexion s’est poursuivi quelques mois. « Le plus difficile était de penser que j’allais peut-être devoir quitter les patients, les équipes de soins et particulièrement les psychologues. En même temps, j’étais fière de voir leur professionnalisme avoir préséance sur leurs inquiétudes vis-à-vis des réformes annoncées. Ils m’ont inspirée. » Libre et éclairée, Christine Grou s’est lancée. Et les membres lui ont fait confiance. 

Une psychologue au cheminement intégratif

D’abord formée selon l’approche cognitivo-comportementale, la neuropsychologue clinicienne s’est ensuite perfectionnée auprès de l’approche psychodynamique et, plus récemment, s’est initiée aux thérapies cognitivo-comportementales de troisième vague. « Quand tu vas chercher une deuxième, voire une troisième paire de lunettes, c’est dans l’optique d’y voir plus clair. Mais paradoxalement, ce qu’on perçoit mieux, c’est tout ce qu’on ne sait pas! » analyse celle qui dit redouter l’intégrisme.

Dans sa vision, des jonctions se tissent entre différents concepts théoriques, comme pour le lapsus et la paraphasie, ou pour l’inconscient et la mémoire implicite. La présidente, qui porte également ses identités de psychologue clinicienne et de neuropsychologue, espère défaire certains mythes tenaces, dont l’idée que certaines approches sont plus rigoureuses que d’autres. « La psychologie évolue. Mon souhait est de ne plus voir de guerres de clochers. Comme présidente, je veux sensibiliser les membres au fait qu’ils ont un rôle à jouer pour défaire les mythes et ainsi s’élever au-dessus des débats trop sectaires ou identitaires sans pour autant perdre de leur rigueur scientifique. La compétence du psychologue et l’efficacité de ses interventions n’ont pas qu’à voir avec son orientation théorique », affirme celle qui voit la compétence comme une conjugaison entre un savoir en évolution, un savoir-faire qui se bonifie avec l’expérience et un savoir-être ponctué par la pensée réflexive, l’empathie, l’introspection et tant d’autres choses…

Et pourtant, étudiante en neuropsychologie à l’Université de Montréal et à l’UQAM par la suite, Christine Grou n’avait d’yeux que pour l’adéquation entre le cerveau et le comportement. « Je souris quand j’y repense, mais dans toute ma candeur, je me disais que j’allais travailler sur les cognitions (fonctions nobles) – et plus précisément sur les fonctions mentales supérieures (rien de moins) – et laisser les affects aux autres cliniciens! » Au fil du temps, son regard a changé; un cheminement avec lequel elle dit avoir fait la paix tant dans sa vie personnelle que dans sa pratique. « La cognition et l’affect ne fonctionnent pas de manière séparée, j’en ai (et j’en suis) sans cesse la preuve », dit-elle avec une pointe d’humour.

La liberté en héritage

Fille d’un père doyen d’université et d’une mère au foyer, Christine Grou a grandi en banlieue de Montréal dans une famille qu’elle qualifie de traditionnelle, mais qui, dans son récit, laisse deviner beaucoup d’ouverture d’esprit pour l’époque. Pas de télé au souper chez les Grou. « Mon père – un sociologue des années 1960, acteur de la Révolution tranquille – avait le souci de la relation. Ça discutait fort à table et nous, les enfants, on avait un large droit au chapitre de la délibération! » Alors qu’elle était adolescente, son père s’est consacré au développement de projets internationaux. Les voyages ont formé sa jeunesse, de même que les arts, la culture et les activités sportives. « Ma mère a poursuivi des études en musique et passé sa ceinture noire de judo dans la trentaine, apprend-on au détour d’une phrase. Mes parents étaient aussi amateurs de lecture, de musique classique et d’opéra. Nous étions des enfants studieux, sociables et actifs. Le sport était quasi quotidiennement au rendez-vous. J’ai fait plusieurs années de tennis et de gymnastique artistique, six ans de judo et des années de nage et de course à pied. »

« En donnant de la liberté aux enfants, tu leur envoies le message que tu leur fais confiance; j’ai toujours senti que je devais mériter cette confiance », évalue la psychologue avec recul. Son père est décédé aujourd’hui, mais elle dit avoir toujours senti qu’elle et son frère étaient ce qui comptait le plus pour ses parents. « Je suis imprégnée de ces valeurs, dit-elle, et je fais mes choix de carrière en fonction d’où mes enfants sont rendus, de leurs besoins. Ils sont ce que j’ai réalisé de plus beau. Je les vois grandir et je me sens choyée. Je regarde mon fils devenir un jeune adulte équilibré et confiant en lui-même et je regarde ma fille progresser dans son autonomie avec autant d’émotion que quand ils étaient petits. »

L’éthique : voir l’autre côté du lit

Christine Grou a non seulement participé à de nombreux comités éthiques, mais de 2004 à 2012 elle s’est formée en bioéthique, jusqu’à réussir une maîtrise. « Mes enfants étaient assez grands et je pouvais partir un soir par semaine pour étudier. Je leur laissais un pique-nique avec un petit mot. Leur père – qui était médecin – avait son bureau à la maison et ils étaient fiers de se débrouiller pour le souper pendant que lui faisait ses consultations. » 

Pourquoi l’éthique? « J’avais tellement de questionnements par rapport aux cas complexes qui m’étaient souvent confiés, explique la présidente. On voulait le mieux pour le patient, mais je réalisais qu’on ne s’entendait pas toujours sur ce qu’était le mieux. Aussi, il faut savoir que parfois, le mieux se révèle être l’ennemi du bien. J’avais aussi des questions sur mon rôle à jouer auprès des étudiants doctorants, sur les enjeux de l’éthique en recherche ou sur la meilleure façon de réaliser des expertises sans perdre de vue la personne à traiter qui, malheureusement, deviennent trop souvent un débat quasi académique entre experts. » 

Et puis, il y a eu des raisons beaucoup plus personnelles. « J’ai découvert ce que j’appelle l’autre côté du lit d’hôpital, plusieurs épreuves que j’ai traversées et parfois, sur une période assez longue, explique Christine Grou. Je suis devenue une observatrice critique du jugement clinique… parce qu’il faut admettre comme professionnels qu’on ne peut pas tout comprendre de la réalité intérieure des patients », dit-elle. 

Les chevaux de bataille de la présidente

« Mon plus grand défi est de résister à l’envie d’aller vite! » annonce la présidente, qui se sent privilégiée de pouvoir compter sur l’équipe de l’Ordre afin de se familiariser avec la nouveauté. Mais déjà, des priorités se profilent, dont le dossier de l’accessibilité à la psychothérapie et le suivi de l’implantation du projet de loi 21. Christine Grou compte défendre la qualité de la pratique lorsqu’il est question d’accessibilité. « La tendance, c’est de se centrer sur ce qui est facile à mesurer – comme le nombre de rencontres – et d’évacuer ce qui est complexe, le mieux-être d’une personne ou l’adéquation d’une intervention, par exemple. Je compte rappeler à tous les acteurs que je croiserai que ces variables complexes existent et sont déterminantes en dépit du fait qu’il est parfois plus facile d’en sous-estimer l’importance. »

Dans un contexte de restrictions budgétaires, la santé mentale risque de demeurer le parent pauvre du système, croit Christine Grou. « La souffrance psychologique, bien que souvent plus silencieuse, n’est pas moins dommageable pour la personne ni moins coûteuse pour la société. Il faut livrer une juste bataille pour que les gens aient accès aux bons soins, au bon moment. » 

La formation continue est un autre sujet sur la table : « Il va falloir baliser la formation continue pour l’ensemble des membres en s’assurant d’un certain équilibre entre la contrainte nécessaire et une certaine liberté dans le développement professionnel. » 

Garder le contact

Pour faire avancer les dossiers, Christine Grou espère compter sur l’appui des membres. « J’aimerais développer de la confiance mutuelle et un sentiment d’appartenance, pour que les psychologues s’engagent dans une tradition de valeurs communes et de façon un peu moins individualiste. » Consciente que l’éloignement de la pratique de terrain en santé mentale est un risque inhérent à sa fonction, la présidente entrante est, en outre, résolue à garder le contact, tant avec les membres qu’avec sa propre pratique clinique. « Il nous faut aussi des répondants; des yeux et des oreilles sur tous les terrains occupés par les psychologues », précise-t-elle. 

« La proximité avec le public a été extrêmement bien développée par Mme Charest et on doit continuer à le faire », soutient Mme Grou, qui ne craint pas les médias. Car, à ses yeux, la protection des citoyens passe non seulement par l’accessibilité aux services, mais aussi par l’information et l’enseignement.

Pour en finir avec l’iniquité 

« Nous faisons face à de grandes iniquités dans l’accès à la psychothérapie, affirme Christine Grou sans détour. Oui, il y a des psychologues dans le réseau, mais ça ne veut pas dire que tout le monde a accès à leurs services ni que le bon besoin est comblé au bon moment. » Selon elle, l’accès est particulièrement difficile pour les personnes souffrant de troubles moins graves : « Soit elles s’en sortent comme elles le peuvent par leurs propres moyens, soit elles attendent que leur état s’aggrave pour avoir des services. » La présidente dénonce le paradoxe suivant : un patient ayant accès à un médecin-psychothérapeute verra sa psychothérapie remboursée par la RAMQ, alors que le même traitement offert par un psychologue ne sera pas couvert. 

« Je pense que l’accessibilité aux services psychologiques passe aussi par le réseau privé, comme les modèles de la SAAQ, de l’IVAC et de la CSST. Toutefois, actuellement, si le problème fait suite à un accident de la route ou du travail, la psychothérapie sera assumée, mais pas si la problématique est due à un accident de ski, par exemple! » affirme Mme Grou, soulignant qu’il est particulier que l’accès soit la résultante d’une causalité plutôt que d’une problématique clinique. On entend souvent que les Québécois n’ont pas accès à un médecin de famille… Christine Grou déplore le manque d’accessibilité aux psychologues : « C’est encore plus difficile d’avoir accès à un psychologue, car souvent ça nécessite une évaluation médicale initiale. Pourtant, la loi a statué sur la compétence des psychologues pour évaluer et traiter les troubles mentaux! »

Penser tout haut

Elle n’effleure pas les questions. Ses réponses, réfléchies, étoffées et nuancées laissent entrevoir un souci de couvrir tous les angles. « Les personnes qui s’intéressent à l’éthique ont une tendance à aimer l’analyse de sujets complexes. Elles sont capables de vivre avec les zones grises et surtout, elles aiment la délibération. » Christine Grou, en décrivant ses confrères d’éthique, se révèle. Et sa façon de communiquer parle autant que ses mots; l’attention qu’elle porte aux sujets et à son interlocuteur, son regard bienveillant, le vouvoiement qu’elle emploie. À son contact, une ambiance empreinte de respect et de calme s’installe. D’une idée à l’autre, la pensée se déploie jusqu’à ce que l’horloge nous rappelle à l’Ordre.


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Évelyne Marcil-Denault, psychologue | Rédactrice pigiste