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État des connaissances sur la violence sexuelle : définition, prévalence et enjeux entourant la dénonciation

Dre Dominique Trottier | Psychologue

La Dre Trottier dirige le Laboratoire d’étude sur la délinquance et la sexualité de l’Université du Québec en Outaouais. Elle se spécialise dans l’évaluation de la récidive sexuelle et dans l’étude des comportements sexuels coercitifs.

 

Véronique Bonneville | Candidate au doctorat en psychologie

Mme Bonneville est récipiendaire d’une bourse de recherche du CRSH. Ses recherches portent sur les associations entre la consommation d’alcool et la coercition sexuelle.

 

Camille LeBlanc | Candidate au doctorat en psychologie

Mme LeBlanc est détentrice d’un diplôme de 2e cycle en criminologie clinique et elle effectue son doctorat en psychologie clinique à l’Université du Québec en Outaouais.

 


Au cours de la dernière année, les dénonciations d’agressions sexuelles rapportées dans les médias se sont accumulées. Cette vague d’allégations sans précédent soulève une variété de questionnements en matière de violence sexuelle. La violence sexuelle implique tout acte coercitif de nature sexuelle dirigé vers une personne non consentante. Ce phénomène ne se limite donc pas aux comportements répréhensibles selon le Code criminel, et il peut se manifester tant de façon explicite que de façon insidieuse. Cet article a pour objectif de dresser le portrait des connaissances actuelles sur le phénomène des violences sexuelles et sur les principaux enjeux entourant leur dénonciation.

Afin de bien cerner le phénomène des violences sexuelles, cet article propose d’abord de bien définir les concepts qui les concernent puis de dresser un portrait de leur prévalence en relevant à la fois les statistiques officielles et les données autorapportées portant sur les victimes. Un aperçu des comportements sexuels coercitifs sera également présenté et certains des enjeux entourant la dénonciation de la violence sexuelle seront soulevés.

Quelques définitions            
En premier lieu, il est essentiel de distinguer trois concepts couramment utilisés, à tort, de façon interchangeable, soit l’agression sexuelle, la coercition sexuelle et la violence sexuelle. L’agression sexuelle désigne « toute infraction criminelle avec violence allant des attouchements sexuels non désirés aux relations sexuelles violentes non consensuelles » (Rotenberg, 2017a). Ainsi, une agression sexuelle réfère à des comportements sexuels prohibés par la loi1. Ensuite, l’expression coercition sexuelle réfère à l’usage de la contrainte afin d’obtenir un contact de nature sexuelle. Cette contrainte peut s’exprimer de façon explicite (par exemple par la force physique ou par des menaces verbales), mais elle peut également se présenter de façon implicite et revêtir un caractère insidieux (par exemple par de l’intimidation psychologique, des mensonges, du chantage émotif, etc.). À cet effet, elle fait davantage référence aux stratégies particulières employées pour obtenir un contact sexuel. Finalement, la violence sexuelle est une expression englobante qui désigne « tout acte sexuel, tentative pour obtenir un acte sexuel, commentaire ou avance de nature sexuelle [...] dirigés contre la sexualité d’une personne en utilisant la coercition » (Organisation mondiale de la santé [OMS] ; 2012). D’une part, cette définition souligne que les violences sexuelles comprennent un large éventail de comportements de nature sexuelle commis à l’endroit d’une personne non consentante ou qui n’est pas en mesure de consentir. D’autre part, elle précise que des stratégies coercitives de nature sexuelle peuvent être adoptées sans que le comportement perpétré satisfasse les critères légaux liés aux infractions criminelles. La distinction de ces trois concepts est essentielle pour en arriver à une interprétation juste des données portant sur la prévalence des violences sexuelles.

La prévalence des violences sexuelles
Il importe d’abord de souligner que les statistiques officielles portant sur la prévalence des violences à caractère sexuel sont issues de données administratives compilées et déclarées par les services de police canadiens (ministère de la Sécurité publique [MSQ], 2016 ; Rotenberg, 2017a). Par conséquent, ces données offrent un portrait des infractions sexuelles signalées aux services policiers et classées, à la suite d’une enquête, comme des agressions sexuelles fondées. Au Québec, 5340 affaires d’agression sexuelle ont été répertoriées en 2014, pour un taux d’agressions sexuelles de 65 par 100 000 habitants (MSQ, 2016). Cependant, il est indispensable de préciser que l’agression sexuelle figure parmi les crimes les moins signalés à la police (Brennan et Taylor-Butts, 2008). D’ailleurs, le taux de dénonciation pour ce type de délit est estimé à 5 % (Secrétariat de la condition féminine, 2016), ce qui laisse croire que les statistiques policières représentent une proportion minime du nombre d’infractions sexuelles réel.

En parallèle, Statistique Canada a mené une enquête sur la victimisation auprès de 33 127 Canadiens afin de dresser un portrait plus représentatif du phénomène (Conroy et Cotter, 2017). Les répondants devaient indiquer s’ils avaient ou non été victimes, au cours des 12 mois précédant l’enquête, de certaines infractions sexuelles, c’est-à-dire un attouchement sexuel non désiré, une activité sexuelle sous contrainte de force physique ou de menaces ou une activité sexuelle à laquelle ils n’étaient pas en mesure de consentir. Un total de 636 000 incidents d’agression sexuelle ont été rapportés, pour un taux annuel d’agressions sexuelles de 2200 incidents par 100 000 habitants. Ce taux souligne que la majorité des violences sexuelles ne sont pas déclarées aux autorités.

Les recherches scientifiques, un complément d’information incontournable
Au-delà des données officielles, les recherches scientifiques portant sur la violence sexuelle méritent d’être considérées pour bien comprendre l’ampleur du problème. Ces études ont généralement recours à des questionnaires autorapportés2 qui interrogent les répondants sur un ensemble de comportements sexuels violents sans se restreindre aux infractions criminelles. Ces questionnaires s’intéressent tant aux expériences de victimisation qu’à l’efficacité des stratégies coercitives. Une telle méthode permet entre autres d’étudier les caractéristiques des auteurs de violences sexuelles au sein de la population générale, contrairement aux données officielles qui portent strictement sur les individus accusés ou inculpés de crimes sexuels. De plus, les comportements coercitifs y sont présentés de façon factuelle et l’utilisation des termes « agression sexuelle » et « viol » est évitée. Une telle approche favorise le dévoilement des actes de violence sexuelle, tant par les auteurs, pour qui la désirabilité sociale est un enjeu, que par certaines victimes qui ne reconnaissent pas les gestes subis comme une agression sexuelle. Dans l’ensemble, les recherches révèlent qu’entre 28 et 57 % des répondants rapportent avoir déjà été victimes d’au moins une stratégie sexuelle coercitive depuis l’âge de 14 ans (Bruno, 2017 ; Humphrey et White, 2000 ; Wiscombe, 2012). De plus, environ 10 % des femmes et entre 13 % et 36 % des hommes auraient fait l’usage d’au moins une stratégie coercitive à des fins sexuelles (Bruno, 2017 ; Russell, Doan et King, 2017 ; Widman et Olson, 2013 ; Wiscombe, 2012).

Un survol des caractéristiques des incidents de violence sexuelle, des victimes et des agresseurs
Dans une forte proportion des incidents de violence sexuelle (jusqu’à 93 %), les victimes connaissent leur agresseur (Blayney et Read, 2018 ; MSQ, 2016; Gidycz, Orchowski, King et Rich, 2008 ; Rotenberg, 2017a ; Zinzow et Thompson, 2011). Les incidents ont majoritairement lieu en soirée et à l’extérieur du domicile de la victime, plus précisément dans des établissements publics (par exemple des bars, des restaurants, des hôtels…) ou des résidences privées autres que celles de la victime (Conroy et Cotter, 2017 ; Blayney et Read, 2018). Dans une grande proportion d’incidents (jusqu’à 83 %), la victime et l’agresseur font partie du même groupe d’âge (Conroy et Cotter, 2017).

Dans la majorité des cas d’agression sexuelle, la victime est de sexe féminin (87 %) et près de la moitié des victimes d’agression sexuelle (47 %) sont des femmes âgées de 15 à 24 ans (Conroy et Cotter, 2017). D’autres caractéristiques sont particulièrement fréquentes au sein du groupe des victimes d’agression sexuelle, soit le fait d’être célibataire, d’appartenir à une minorité ethnique ou d’être d’origine autochtone, et de souffrir de troubles psychologiques ou d’un handicap physique (Conroy et Cotter, 2017).

Quant aux auteurs de violence sexuelle, les données officielles disponibles se rapportent aux agresseurs sexuels inculpés. Ceux-ci sont en très forte majorité des hommes (94 % à 96 %) de moins de 35 ans (MSQ, 2016; Rotenberg, 2017a). Ils emploieraient la force physique ou la menace pour contraindre leur victime (Rotenberg, 2017a). Les recherches scientifiques soulignent d’ailleurs que les stratégies coercitives les plus utilisées par les auteurs de violence sexuelle – tant masculins que féminins – sont de nature verbale, suivies par l’usage de diverses substances (Widman, Olson et Bolen, 2013 ; Wiscombe, 2012).

Principaux enjeux entourant la dénonciation et le dévoilement
Malgré l’importante vague de révélations survenue au cours de la dernière année, l’action de dénoncer des gestes coercitifs aux autorités policières est loin d’être une tâche facile. Trois facteurs sont soulevés par la recherche pour expliquer qu’une agression sexuelle n’est pas rapportée aux autorités.

D’abord, l’une des raisons les plus fréquemment évoquées est l’absence de reconnaissance, par la victime, de la sévérité des gestes posés (Zinzow et Thompson, 2011). Ce motif a d’ailleurs été soulevé par 71 % des victimes interrogées dans le cadre de l’enquête canadienne sur la victimisation (Conroy et Cotter, 2017). Cette tendance serait particulièrement importante lorsque l’agresseur est connu de la victime (Littleton, Rhatigan et Axsom, 2007).

Ensuite, le manque de confiance envers le système de justice pénale explique que certaines personnes préfèrent taire leurs agressions (Conroy et Cotter, 2017). Plusieurs individus rapportent craindre la façon dont l’incident sera reçu ou traité par les autorités (par exemple le fait de penser que les policiers ne prendront pas la déposition au sérieux), tandis que certaines victimes appréhendent le dénouement de la situation une fois les procédures judiciaires enclenchées (par exemple la nécessité de témoigner, la crainte que l’agresseur ne soit pas inculpé). Les statistiques policières canadiennes révèlent d’ailleurs que seulement 12 % des affaires d’agression sexuelle déclarées ont donné lieu à un verdict de culpabilité (Rotenberg, 2017b).

Enfin, plusieurs victimes considèrent les incidents à caractère sexuel comme étant du domaine privé, ce qui les amène à vouloir gérer la situation de façon informelle (Conroy et Cotter, 2017 ; Zinzow et Thompson, 2011). Certaines victimes veulent éviter que l’agresseur ait des démêlés avec la justice (Zinzow et Thompson, 2011), tandis que d’autres ne veulent pas que des tiers soient informés de l’agression sexuelle, même s’il s’agit de représentants de la loi.

Dans tous les cas, l’expérience d’agression sexuelle s’accompagne souvent de culpabilité et de honte. Ces sentiments sont étroitement liés à certains mythes liés au viol, lesquels contribuent à diriger, à tort, le blâme vers les victimes (Burt, 1980). Cela contribue à rendre difficile la dénonciation aux autorités ainsi que le dévoilement, tant auprès d’un proche que d’un professionnel3. Ainsi, plusieurs facteurs d’ordre idiosyncrasiques (l’internalisation du blâme, la minimisation, etc.), relationnels (la dynamique de pouvoir, la violence, etc.) ou sociaux-culturels (le tabou de la sexualité, la stigmatisation sociale, etc.) peuvent faire obstacle aux révélations (Collin-Vézina, De La Sablonnière-Griffin et Palmer, 2013).

Pour conclure, le présent article clarifie la notion de violence sexuelle et son étendue tout en proposant un survol des barrières liées à sa dénonciation. Il illustre plus particulièrement le fait que les violences sexuelles vont au-delà des agressions sexuelles condamnées par la justice et qu’elles se présentent souvent de façon insidieuse. Étant donné le caractère subtil que peuvent prendre ces comportements et le fait que ceux-ci soient souvent commis par une personne connue de la victime, la reconnaissance de la sévérité des gestes posés est souvent problématique. À la lumière de ces informations, il s’avère donc important pour les intervenants en santé mentale d’améliorer leur compréhension du phénomène afin, entre autres, de bien soutenir les victimes dans leur processus de dévoilement et leur décision en matière de dénonciation, ainsi que de continuer à sensibiliser le public et les institutions sociales à propos du phénomène des violences sexuelles.

Références

1 Ces infractions comprennent les agressions sexuelles (simples, graves, armées) ainsi que d’autres infractions sexuelles dont les contacts sexuels, l’exploitation sexuelle, la distribution non consensuelle d’images intimes, l’inceste et la corruption d’enfants (Statistique Canada, 2017).

2 L’outil le plus fréquemment utilisé pour mesurer les antécédents de violence sexuelle est le Sexual Experiences Survey (SES) (Koss et Gidycz, 1985; Koss et al., 2007), lequel étudie sept stratégies coercitives dont la pression verbale, les mensonges, l’usage de substances et la contrainte physique.

3 Moins de 20 % des victimes d’agression sexuelle ont recours à des services d’aide professionnels (Conroy et Cotter, 2017).

 

Bibliographie

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