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Être psychologue au temps de la virulence



Dr Gilles Delisle, psychologue

Dirigeant le Centre d’intégration gestaltiste (CIG) depuis 1981, il a également été président du Conseil consultatif interdisciplinaire sur l’exercice de la psychothérapie entre 2010 et 2015. Ses travaux portent sur les pathologies développementales et sur le développement du psychothérapeute. Il est également lauréat du prix Noël-Mailloux de 2010.


« Peu à peu, j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États, ni les classes, ni les partis, mais qu’elle traverse le coeur de chaque homme et de toute l’humanité. » - Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, 1973

Depuis quelques années, l’actualité médiatique expose l’ensemble des citoyens à diverses formes d’expressions revendicatives aussi subites que virulentes, qui interpellent leurs repères habituels et leur sens des réalités. Une maladresse, voire l’expression d’une objection raisonnable, d’un doute ou d’un questionnement face aux indignations du jour peut vous coûter cher…. Ces flambées et leurs répercussions sont analysées par des sociologues, des historiens, des spécialistes des médias, mais rarement sous l’angle de leurs implications sur le plan de la santé psychologique.

Pour nous en tant que psychologues, la question n’est évidemment pas de savoir s’il faut être pour ou contre la vaccination, le passeport vaccinal, la théorie du genre, le véganisme, la culture de l'effacement (cancel culture), l’antispécisme, la défense de l’environnement ou les concepts de culture du viol, de racisme systémique, de masculinité toxique, d’appropriation culturelle. Le psychologue est aussi un citoyen libre, comme chacun, d’épouser telle ou telle cause… que ses clients, de leur côté, épouseront, combattront ou ignoreront. Mais en tant que professionnel de la santé mentale, il est porteur d’une responsabilité, celle d’incarner, là où le porte son identité de psychologue, une démarche psychologiquement saine, en phase avec l’état des connaissances psychologiques. Comment alors recevoir et concevoir l’expression des résonances singulières de divers tensions et conflits qui agitent le système social ?

Les modèles psychodynamiques du développement de la relation d’objet sont riches de concepts propres à nourrir ce genre de questionnements et à éclairer l’attrait de la polarisation et de la radicalisation, voire du conspirationnisme, quels que soient les enjeux spécifiques. Depuis la position schizoparanoïde et l’identification projective de Mélanie Klein (1946) jusqu’à l’équivalence psychique et le mode semblant de Peter Fonagy (1989), plusieurs auteurs ont documenté les processus développementaux qui aboutissent au clivage et à la cristallisation des représentations, fondements de la radicalisation. On pourrait tout aussi bien interroger Winnicott et ses phénomènes transitionnels, Mahler et l’éternelle tension entre être relié et être libre, Kohut et ses selfobjects. S’il est une position commune à chacune des traditions psychodynamiques, c’est bien celle-ci : le bon fonctionnement mental repose sur une capacité générale à maintenir une représentation de soi et d’autrui où s’intègrent les aspects bons et mauvais, assortie d’une capacité d’empathie et de remise en question.

Dans ce texte, je me propose de visiter sommairement quatre concepts issus de cette tradition, pensant qu’ils peuvent être utiles au décodage de l’esprit de barricade qui, au-delà de positions et de revendications souvent légitimes, diffuse dans l’air du temps une inquiétante normalisation de processus mentaux relevant de la psychopathologie. Ces quatre concepts sont le clivage, l’identification projective, l’équivalence psychique et le mode semblant. Mon propos est moins d’éclairer les complexités de la pratique clinique en matière de polarisation et de radicalisation que de considérer ces phénomènes sous l’angle de leurs effets sur la santé psychologique de la communauté.

Le clivage et la sacralisation des « causes justes »

Malgré les controverses entourant les théories de Mélanie Klein, ses concepts cliniques ont apporté des indices de grande valeur dans la compréhension du fonctionnement primitif de la psyché et dans le traitement des patients souffrant d’un trouble du développement (Schore, 2008). Parmi ces concepts cliniquement utiles, celui d’identification projective (Klein, 1946) a traversé les époques et s’est répandu dans la pratique clinique bien au-delà de l’école kleinienne. Pour Mélanie Klein, nous ne naissons pas dans la joie pure. Klein postule que l’expérience de la naissance du point de vue du nourrisson en est aussi une d’expulsion, de souffrance et de mort. La pulsion de mort est ainsi présente d’entrée de jeu et elle est ressentie comme intolérable, d’où son expulsion massive. Le clivage et l’identification projective, qui fonctionnent en synergie, sont les processus psychiques de cette expulsion. Bien que l’on sache mieux aujourd’hui que l’imagerie complexe que Klein associe aux affects primitifs du nourrisson nécessiterait une plus grande maturité neurologique, on reconnaît généralement qu’elle a vu juste quant à l’intensité conflictuelle des affects des premiers temps de la vie. Le clivage serait un mécanisme de défense du premier Moi, dont la fonction serait de réguler cette intensité conflictuelle en séparant le bon du mauvais, le bien du mal, l’amour de la haine. Les aspects intolérables de l’expérience seraient ainsi dissociés du Moi et, vécus comme extérieurs à la suite des expulsions primitives et massives, ils seraient à l’origine de l’angoisse de persécution. À croire que Soljenitsyne avait lu Klein…

Ainsi, il serait possible d’évacuer de soi la présence de l’agression, du mal, de la méchanceté. Plus largement et par identification, les causes auxquelles on croit se trouveraient elles aussi purifiées de toute face sombre et de ce qui pourrait être source d’ambivalence. La Nature serait toute bonne et nourricière, la victime parfaitement innocente, les perdants n’y seraient pour rien.

Le clivage est une fonction d’abord adaptative et autorégulatrice du premier temps de la vie. Quand il persiste à l’âge adulte, il fonde la certitude d’être dans son bon droit. À une condition toutefois. Certes, parce que les expériences qui ont rendu le clivage nécessaire sont intolérables, elles doivent être évacuées. Mais parce qu’elles font partie de soi, elles restent cependant indispensables. C’est dire qu’elles devront continuer d’exister, mais hors de soi, chez l’Autre, l’adversaire, l’ennemi, le Grand responsable.

L’identification projective et la reproduction

C’est la fonction de l’identification projective de situer hors de soi des parties intolérables de soi, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Ce processus est à l’oeuvre et recrute non seulement l’imaginaire et le perceptuel, mais il vise à agir sur l’Autre, sur l’environnement, pour le modifier, afin qu’il en vienne à penser, à éprouver ou à agir de manière conforme à la projection. La reproduction implique et engage ce processus par lequel une personne utilise l’environnement et agit sur lui aux fins de nourrir et de confirmer les représentations qui habitent son monde interne (Delisle, 1998).

Ainsi se reproduit inlassablement la trame conflictuelle éjectée du monde interne et sans cesse réactivée dans le rapport à l’environnement. La personne injecte dans le champ relationnel une sorte de microclimat centré sur le thème qui la captive. L’Autre est amené à éprouver plus ou moins clairement qu’une part de ce qu’il est et de ce qu’il fait est introjectée, alors qu’une autre part est défléchie, ignorée. Dans les cas extrêmes, l’Autre n’existe que dans la mesure où il est conforme aux projections spécifiques (Girard et Delisle, 2012).

L’équivalence psychique et la certitude d’avoir raison

Mentaliser, c’est être en état de penser ses propres états mentaux et ceux d’autrui comme étant distincts des actes, bien que pouvant en être la cause. La capacité à mentaliser s’acquiert dans le développement au fil de relations au sein desquelles les états mentaux de l’enfant lui sont reflétés de manière contingente et marquée (Fonagy et al., 2005).

L’équivalence psychique est l’un des modes de fonctionnement prémentalisants. Les pensées n’y sont alors pas seulement des pensées, elles sont la réalité. Il en découle la conviction de « savoir ce que l’autre pense » et celle d’« avoir raison ». La réalité mentale et la réalité externe n’étant pas distinguées, ce qui existe dans l’esprit existe forcément dans le monde externe. Ce qui est ressenti ne peut être que vrai. Se sentir mal est plus ou moins la preuve de la malveillance d’autrui. Cette primauté absolue du ressenti peut servir à disqualifier et à assimiler par avance à une offense gravissime tout appel ou rappel d'une réalité externe observable.

Le mode semblant et la déconnexion du réel

Le mode semblant est un autre processus prémentalisant. Ici, les idées n’entretiennent plus de lien avec la réalité externe. Il est alors possible de penser plus ou moins « n’importe quoi » en fonction des aléas de l’imaginaire. Certains courants de pensée, par ailleurs fort élégamment articulés, peuvent servir à la fois de tremplin et de refuge pour des personnes vulnérables au mode semblant. Un certain postmodernisme parti en vrille, dénoncé entre autres par Steven Pinker (2003), affirme par exemple qu’il existe un nombre infini de perspectives sur le monde et qu’aucune ne saurait être privilégiée. À partir de là, on peut rejeter la possibilité de sens, de connaissance et de progrès. Les prétentions à la vérité et à la réalité peuvent alors être strictement réduites à des tactiques de domination politique qui privilégient les intérêts des dominants. Dans de telles perspectives poussées à l’extrême, les différences entre hommes et femmes, par exemple, n’ont plus rien à voir avec la biologie, mais sont socialement construites dans leur intégralité. Les célèbres canulars scientifiques de Sokal (1996) et, plus récemment, de Pluckrose et Lindsay (2020) ont montré jusqu’à l’absurde jusqu’où il est possible d’aller dans l’habillage verbal d’une pensée dénuée de sens et d’enracinement empirique. Dans un cas comme dans l’autre, il fut possible de piéger plusieurs revues universitaires, en abusant d’un verbiage pseudo-scientifique propre à conforter les préconceptions idéologiques des comités de lecture.

En guise de conclusion…

Il importe de distinguer l’état mental normal du combattant et les états pathologiques. La psychologie clinique n’a pas vocation à pathologiser le débat politique ou la conversation sociale. Lutter pour une cause que l’on croit juste, aller au combat des idées, nécessite une relative et provisoire suspension de la résonance affectivo-empathique. On ne fonctionne pas forcément en clivage, en identification projective, en équivalence psychique ou en mode semblant parce qu’on est pugnace ou qu’on préconise des actions fortes pour faire avancer ses idées. Inversement, la justesse d’une cause ou la vigueur des actions qui la portent ne devraient pas faire écran à des processus mentaux significativement dysfonctionnels que l’attention médiatique contribue à banaliser et à normaliser.

La pandémie qui nous frappe depuis 2020 a accru considérablement la visibilité de la psychologie. Rarement auparavant la revue de presse de l’Ordre des psychologues a-t-elle été aussi garnie ! Les psychologues ont été sollicités pour parler de l’anxiété, des effets du confinement sur la mémoire, des troubles du sommeil, des déformations entraînées par l’ère Zoom, de la transmission de la peur au sein des familles, de l’appréhension du retour à la normale, et de combien d’autres sujets liés à la santé mentale.

À l’ère de l’instantanéité des réseaux sociaux, alors que même les médias traditionnels sont entraînés à leur faire écho, certaines idées plus ou moins nouvelles et certaines façons de les faire avancer se répandent sur un mode quasi pandémique. Les « anti-corps » que représentent le sens critique, le doute raisonnable, l’esprit de dialectique sont par essence lents à s’articuler. Puissent les psychologues du Québec participer à l’examen critique de certaines « conversations sociales » sous l’angle de leur contribution à la santé psychologique de la communauté.

 

Bibliographie

Delisle, G. (1998). La relation d’objet en Gestalt thérapie. Montréal, Québec : Les Éditions du CIG.

Fonagy, P. (1989). On Tolerating Mental States: Theory of mind in borderline personality. Bulletin of the Anna Freud Centre, 12(2), 91-115.

Fonagy, P., Target, M., Gergely, G. et Jurist, E. (2005). Affect Regulation, Mentalization, and the Development of Self. New York, NY : Other Press.

Girard, L. et Delisle, G. (dir.). (2012). La psychothérapie du lien, genèse et continuité. Montréal , Québec : Les Éditions du CIG.

Klein, M. (1946). Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, dans : Mélanie Klein et al., Développements de la psychanalyse. Paris : Presses universitaires France, [1966], 274-300.

Pinker, S. (2003). The Blank Slate: The modern denial of human nature. Londres, Royaume-Uni : Penguin Books.

Pluckrose, H. et Lindsay, J. (2020). Cynical theories: How activist scholarship made everything about race, gender, and identity—and why this harms everybody. Durham, NC : Pitchstone Publishing.

Schore, A. J. (2008). La régulation affective et la réparation du Soi. Montréal, Québec : Les Éditions du CIG.

Sokal, A. D. (1996). Transgressing the boundaries: Toward a transformative hermeneutics of quantum gravity, Social Text, 46-47, 217-252.

Soljenitsyne, A. (1973). L’Archipel du Goulag. Paris, France : Seuil.