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Évaluer et développer les talents des gestionnaires autochtones

Daniel Lesage | IMC™, PCC, CRHA

Directeur principal, André Filion & Associés



Gerry Delli Quadri | Psychologue

Directeur principal, André Filion & Associés


Frédérique-Emmanuelle Lessard 

Candidate au doctorat en psychologie du travail et des organisations à l'Université de Montréal. Stagiaire, André Filion & Associés


Au Canada, les communautés autochtones revitalisent progressivement leurs régions en se concentrant sur leur développement économique (Anderson, 2014). Le Québec ne fait pas exception, avec un nombre croissant d’entreprises autochtones qui se créent et qui se développent. Celles-ci s’opèrent parfois par le biais de partenariats avec le gouvernement fédéral, avec des investisseurs allochtones ou de manière indépendante. Parmi les formes qu’on trouve, il y a l’entreprise communautaire, pour laquelle on choisit un chef d’entreprise qui prend les décisions managériales, alors que le conseil de bande s’occupe des décisions stratégiques en regard des retombées positives pour le bien-être de la communauté. Il y a également les entreprises privées, dont la direction est entièrement autochtone ou mixte, et les coopératives utilisées principalement pour recevoir des services ou pour s’approvisionner en marchandises (Proulx, 2012).

Comme toute entreprise, ces organisations font face à des défis en ressources humaines et requièrent des équipes de gestion talentueuses, orientées vers un développement continu, et la volonté de toujours mieux servir leurs clients et leur communauté. Dans ce contexte, les processus de sélection et de développement des talents des gestionnaires autochtones deviennent un point névralgique de leur succès. Toutefois, les procédures actuelles ont été principalement conçues pour les allochtones et, en tant que psychologues du travail, nous avons le devoir de minimiser tout biais culturel qui conduit à une mesure erronée des talents du gestionnaire ou à une stratégie de développement inappropriée.

En effet, les styles de communication et d’apprentissage des autochtones doivent être pris en considération lors de démarches d’évaluation psychométrique et de développement de leurs habiletés de gestion. Cette tâche présente des défis étant donné la diversité culturelle entre les Premières Nations. Par contre, en travaillant auprès des communautés de Chisasibi, Manawan, Mashteuiatsh, Pakua Shipi, Uashat Mak Mani-Utenam et Wendake, nous avons remarqué certaines caractéristiques communes dans les styles d’apprentissage ou des éléments motivationnels qui peuvent servir de point de départ à une adaptation de nos services. C’est de celles-ci que nous discuterons dans ce texte.

Sécuriser la culture d’abord

Le psychologue qui travaille avec les autochtones doit être suffisamment flexible pour sortir des cadres de représentation appris et s’ouvrir à une nouvelle vision du monde. En effet, selon Carole Lévesque (2015), professeure titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), l’échec des interventions menées depuis plus de 20 ans auprès de ces communautés s’explique en partie par le non-respect de leur culture. De ce fait, les intervenants ont trop longtemps fait abstraction de nos différences et attribué l’échec des initiatives québécoises à une incapacité des personnes ciblées plutôt qu’à l’incompréhension des raisons derrière ces initiatives et au choc des cultures. La sécurisation culturelle serait, selon elle – et nous partageons son avis –, la manière d’intervenir qui serait la plus porteuse à long terme. Celle-ci se définit par la création d’environnements et d’interventions qui respectent les normes culturelles et les manières de faire des autochtones. Pour la réussir, le personnel qui travaille avec ces communautés doit être formé sur leur culture et doit les impliquer dans les décisions à prendre sur les services à prodiguer.

En ce qui nous concerne, nous avons pu en apprendre sur les cultures des communautés résidant à Chisasibi, Manawan, Mashteuiatsh, Pakua Shipi, Uashat Mak Mani-Utenam et Wendake au travers plusieurs échanges avec eux et en prenant part à certaines activités et rassemblements comme des sweat lodges ou aux « journées maillages ». Le résultat sera ainsi de créer « une situation de sécurité affective, cognitive et sociale qui apporte une légitimité aux démarches entreprises tout en valorisant les savoirs et les pratiques autochtones » (p. 18). Par exemple, dans le cadre d’un exercice d’évaluation des compétences avec une des communautés autochtones, il est important de prendre le temps d’entrer en contact avec les candidats individuellement en amont du processus et d’investir du temps dans le développement de la relation.

Une relation de confiance étant critique au déroulement d’un processus réussi, il est commun que le candidat s’intéresse au vécu du psychologue en tant que personne. Des questions d’ordre « personnel » à propos des origines culturelles du professionnel, de sa situation familiale ou de son appréciation pour son travail sont courantes. Prendre le temps d’écouter, de partager et de se dévoiler plus qu’à l’habitude prépare le terrain pour une intervention efficace et sécurisante.  

Entrer dans un nouveau mode cognitif

Afin de sensibiliser les intervenants allochtones et de permettre une meilleure évaluation des apprentissages, le Conseil canadien sur l’apprentissage (CCA) (2007, 2009) a identifié des caractéristiques communes du mode d’apprentissage des Premières Nations, des Métis et des Inuits. Ces caractéristiques, présentées au tableau 1, sont également ressorties dans nos interventions d’évaluation de potentiel, de coaching ou lors des mandats de développement organisationnel avec des clients issus de ces communautés. Les connaître permet non seulement de développer une compréhension commune des situations, mais également d’améliorer notre propre compréhension du monde et de nous développer cognitivement. Nous vous donnerons ainsi quelques exemples où certaines de ces caractéristiques se sont illustrées dans nos interactions.

(Tableau 1)

Particularités de l’apprentissage chez les Premières Nations, les Métis et les Inuits  (CCA, 2007, 2009)

Particularités

Extrait cité du Centre canadien d’apprentissage (2009)

L’apprentissage est holistique.

Il sollicite et développe toutes les facettes de l’individu (émotionnelle, physique, spirituelle et intellectuelle) et de la communauté et il met l’accent sur les relations étroites entre toutes les formes de vie.

L’apprentissage se poursuit toute la vie.

Il commence avant la naissance et se poursuit jusqu’à la vieillesse; il s’appuie sur le transfert du savoir entre générations.

L’apprentissage est fondé sur l’expérience.

Il est intimement lié au vécu et repose sur des activités traditionnelles : cérémonies, méditation, contes, observation et reproduction de comportements.

L’apprentissage est ancré dans les langues et dans les cultures autochtones.

Il est indissociable de la langue, qui reflète les valeurs et la vision du monde propres à une communauté tout en favorisant la continuité culturelle.

L’apprentissage a une dimension spirituelle.

Cette dimension est aux fondements du parcours de l’apprenant. Elle se traduit par des expériences spirituelles comme les cérémonies, la quête de visions et les rêves.

L’apprentissage est une activité collective.

C’est un processus communautaire dans le cadre duquel les parents, la famille, les aînés et les membres de la communauté ont tous un rôle à jouer.

L’apprentissage intègre les savoirs occidentaux et autochtones.

C’est un processus adaptatif inspiré des principaux éléments du savoir traditionnel et moderne.

 

Le fait que l’apprentissage s’intègre dans une vision holistique des connaissances implique qu’il repose sur la conviction que tous les domaines de connaissances sont reliés les uns aux autres et qu’ils doivent être compris selon ce rapport mutuel. De plus, cette pensée holistique donne autant d’importance à la pensée rationnelle qu’aux croyances spirituelles ou aux valeurs communautaires. Nous avons pu expérimenter ceci dans le cadre d’une intervention de développement auprès des membres d’une équipe d’intervenants d’un centre de santé innu. Ces employés désiraient développer leur capacité à faire preuve d’une plus grande maîtrise de soi dans les moments de stress.

Nous avons donc d’abord utilisé la puissance de la métaphore liée à des animaux de la région tels que le loup, l’ours et l’aigle pour décrire leur présente façon de faire. Nous avons ensuite expliqué l’impact qu’avait une faible maîtrise de soi sur leur capacité à bien remplir la mission de l’organisation et à bien soutenir leurs collègues ou les membres de leur communauté. À travers l’interprétation des forces et des limites de ces animaux et de leurs caractéristiques, nous avons travaillé avec eux afin qu’ils puissent s’identifier à de nouvelles métaphores, qui leur serviraient de modèles lorsqu’ils veulent outrepasser les limites de leur présente façon d’être. Ceci a permis aux participants de prendre conscience des limites de leur mode de fonctionnement actuel et de développer une plus grande appréciation pour les nouvelles opportunités que leur offrirait une nouvelle façon d’être. La métaphore leur a permis d’imager leur besoin de développement et, par conséquent, ils ont souhaité se mettre en mouvement afin de développer cette nouvelle compétence.

L’apprentissage par l’expérience est également très prédominant. Par exemple, lorsqu’on offre une formation, il convient de présenter la façon de parvenir à un résultat attendu, pour ensuite laisser à l’apprenti toute la latitude nécessaire pour qu’il puisse découvrir la façon de réaliser une tâche d’une façon qui lui convient le mieux et qui produit le même résultat. Lorsqu’on enseigne un concept plus théorique, le cadre doit être suffisamment souple pour permettre un dialogue sur le sujet et la reconstruction d’un nouveau cadre théorique qui reflète sa compréhension tout en restant aussi vrai. Le psychologue qui travaille avec les autochtones se voit lui-même en situation de codéveloppement, car la création de nouveaux cadres théoriques le fera aussi évoluer dans sa compréhension du monde.

La collectivité est également très importante dans le processus d’apprentissage. Cela implique que toutes les personnes qui côtoient l’enfant sont impliquées dans son enseignement. Sur un plan plus vaste, la collectivité devient le moteur motivationnel d’un travail bien réalisé. En effet, aborder la performance individuelle au travail n’est pas un élément très accrocheur pour la plupart. Toutefois, lorsqu’on parle d’apporter les meilleurs services possible à la communauté, les employés d’une organisation souhaiteront offrir le meilleur d’eux-mêmes (Proulx, 2012).

Dans un contexte d’évaluation de potentiel, l’utilisation des références culturelles mentionnées dans ce texte permet de poser des questions d’entrevue qui ouvriront une discussion où il sera possible d’évaluer exactement les mêmes compétences qu’avec un allochtone, mais en utilisant des termes et des idées différentes. Le psychologue doit aussi bien connaître ses instruments psychométriques, ainsi que les items qui les composent, afin de nuancer les réponses des clients. En effet, un trait de personnalité peut être mesuré par des items dont la formulation n’est pas adéquate culturellement et celui-ci se trouverait sous-évalué ou surévalué.

Pour l’instant, le jugement du psychologue et sa connaissance de la culture de son client restent ses meilleurs atouts dans ces circonstances. Malheureusement, il n’existe pas encore d’adaptation culturelle des instruments que nous utilisons régulièrement, comme l’OPQ, le NÉO-PI, le Thomas-Kilmann, le Wonderlic et nos instruments maison, ni de normes officielles pour corriger les tests remplis par les membres de ces communautés. C’est pour cette raison que ces instruments ne sont pas utilisés en sélection de personnel dans un contexte où seraient placées en compétition une personne autochtone et une personne allochtone, mais ils le sont plutôt dans des contextes développementaux. Toutefois, il faut rester attentif aux traits qui seraient plutôt d’origine culturelle, dont le discours imagé ou la propension à l’affiliation. Nous comprenons également que les traits recherchés puissent être exprimés de manière différente.

En conclusion

Nous en sommes au début de nos apprentissages avec les communautés autochtones et sur les meilleures façons de leur offrir nos services de psychologues du travail. D’ailleurs, l’entrepreneuriat autochtone est sous-représenté dans la recherche scientifique, bien qu’il s’agisse d’un moteur économique important (Proulx, 2012). À ce jour, nous croyons qu’une façon de contribuer au développement de leurs organisations est de les soutenir dans la création de leurs cadres théoriques de manière sécurisante culturellement. Ils ont une représentation du monde qui est complète et bien détaillée, mais elle n’est pas conceptualisée comme celle des allochtones. Le partage de nos savoirs et de nos styles d’apprentissage et de communication pourrait donc être la source de nouvelles méthodes de développement organisationnel pour les gestionnaires autochtones et allochtones dans le domaine de la psychologie du travail.

Bibliographie

Anderson, R. B. (2014). The business economy of the First Nations in Saskatchewan: A contingency perspective. Canadian Journal of Native Studies, 15(2), 309-346.

Conseil canadien sur l’apprentissage. (2007). Redéfinir le mode d’évaluation de la réussite de l’apprentissage chez les Premières nations, les Inuits et les Métis. Repéré à http://blogs.ubc.ca/epse310a/files/2014/02/F-CCL-Premieres-Nations-20071.pdf

Conseil canadien sur l’apprentissage. (2009). État de l’apprentissage chez les Autochtones du Canada : Une approche holistique de l’évaluation de la réussite. Repéré à http://www.resdac.net/communautesapprenantes/documents/2-quelques-outils-pour-batir-ensemble-autour-d-une-meme-vision/c-elaborer-des-programmes-des-propositions-andragogiques/des-problematiques-specifiques/etat-de-l-apprentissage-chez-les-autochtones-au-canada-une-approche-holistique-de-l-evaluation-de-la-reussite.pdf

Hart, M. (2007). Indigenous knowledge and research: The Mikiwahp as a symbol for reclaiming our knowledge and ways of knowing. First Peopled Child & Family Review, 3(1), 83-90.

Lévesque, C. (2015). Pour l’amélioration de la qualité de vie et des conditions de santé – Promouvoir la sécurisation culturelle. Droits et libertés, 34(2), 16-19.

McCabe, G. (2008). Mind, body, emotions and spirit: reaching out to the ancestors for healing. Counselling Psychology Quarterly, 21(2), 143-152.

Proulx, M.-U. (2012). Regards sur l’économie des collectivités autochtones du Québec. Québec : Presses de l’Université du Québec, 89 p.

Savard, J. F. (2012). Les universités et les gestionnaires autochtones : concevoir un partenariat de formation pour soutenir l’autonomie gouvernementale. Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, 28(1), en ligne.