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Regard sur les expériences de violences chez les Premières Nations

Dre Jacinthe Dion | Psychologue 

La Dre Dion est professeure agrégée à l’Université du Québec à Chicoutimi. Elle est cotitulaire de la Chaire de recherche UQAC – Cégep de Jonquière sur les conditions de vie, la santé, l’adaptation et les aspirations des jeunes (VISAJ).
 

DreAmélie Ross | Psychologue

La Dre Ross est psychologue en clinique privée. Elle s’est notamment intéressée aux répercussions des pensionnats autochtones au cours de ses études doctorales.

 

Dre Delphine Collin-Vézina | Psychologue

La Dre Collin-Vézina est directrice du Centre de recherche sur l’enfance et la famille de l’Université McGill et détentrice de la Chaire de recherche Nicolas Steinmetz et Gilles Julien en pédiatrie sociale. Elle est aussi professeure agrégée à l’École de service social et professeure associée au Département de pédiatrie de l’Université McGill.


Les violences familiales, conjugales et sexuelles représentent un grave problème de société, non seulement au regard de leurs prévalences inquiétantes, mais également en raison de leurs conséquences délétères sur les plans psychologique, physique et social (Centers for Disease Control and Prevention, 2018). Au Québec, plusieurs acteurs concernés unissent leurs efforts pour dénoncer ces problématiques, mais aussi pour mettre en place des stratégies de prévention et d’intervention.

Dans ce contexte, cet article vise à présenter un portrait actuel des connaissances et des avancées de la recherche portant sur les violences familiales, conjugales et sexuelles chez les membres des Premières Nations, en tenant compte de l’influence des traumatismes historiques et intergénérationnels dont les conséquences sont encore présentes à ce jour. De plus, des pistes seront suggérées pour favoriser une approche holistique et sensible aux réalités des membres de ces communautés.

Perspective historique

Pour bien comprendre la nature et l’ampleur des problématiques de violence vécues par les personnes des Premières Nations, il importe de les envisager dans une perspective plus large issue d’événements historiques. Bien que l’on ne puisse analyser les faits passés de manière linéaire, il est toutefois possible de reconnaître les blessures profondes vécues par ces personnes au fil du temps ainsi que les répercussions possibles de ces blessures sur les relations familiales et conjugales. Ces blessures sont décrites aujourd’hui comme un traumatisme historique (Fast et Collin-Vézina, 2010). La Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVRC, 2015) a certainement joué un rôle majeur dans la reconnaissance sociale de cette réalité.

La première Loi sur les Indiens (l’Acte des Sauvages, 1876) représente sans contredit un fait historique fondateur quant aux difficultés ultérieures vécues chez les Premières Nations. En effet, le gouvernement canadien disposait dès lors d’une loi visant l’assimilation (contrôle territorial, interdiction de pratiquer les activités traditionnelles, mise sur pied des pensionnats que les enfants autochtones ont été forcés de fréquenter; CVRC, 2015).

Ces pensionnats ont été mis en place à la suite d’un partenariat qui a débuté dans les années 1880, et qui est demeuré en place jusqu’en 1969, entre le gouvernement canadien et les institutions religieuses. La convention de règlement relative aux pensionnats a répertorié l’existence d’au moins 139 pensionnats (CVRC, 2015). La majorité d’entre eux ont fermé leurs portes dans les années 1980, bien que certains soient restés en place jusqu’à la fin des années 1990. En plus des règles visant l’assimilation des enfants autochtones (p. ex. interdiction de parler les langues autochtones, interdiction de parler aux membres de la famille fréquentant le même pensionnat), il est largement reconnu aujourd’hui que des conditions de vie délétères étaient présentes dans ces établissements : insalubrité, mauvais chauffage, alimentation déficiente, heures de travail exagérées en plus des heures de cours, épidémies et hauts taux de décès.

Plusieurs sources révèlent également que de nombreux enfants ayant fréquenté ces institutions ont été victimes de mauvais traitements (voir Ross, Dion, Gravel, Cyr et Maltais, 2015 pour une recension des écrits). Par exemple, les résultats de l’Enquête régionale sur la santé des Premières Nations (2008/2010) réalisée auprès de plus de 11 000 adultes indiquent que parmi les répondants ayant fréquenté les pensionnats (19,7 % de l’échantillon) plusieurs expériences traumatiques ont été rapportées : violence verbale et émotionnelle (73,1 %), discipline sévère (69,3 %), violence physique (66,9 %), avoir été témoins de violence (64,2 %), intimidation par les pairs (61,3 %) et agression sexuelle (38,2 %) (First Nations Information Gouvernance Centre, 2012). Les répercussions du système des pensionnats sont nombreuses, par exemple : difficultés scolaires, perte des langues autochtones, taux élevés de problèmes de santé (incluant le suicide) (CVRC, 2015).

Diverses études révèlent également que certaines difficultés psychologiques ont une prévalence élevée chez les anciens pensionnaires (p. ex. des problèmes de consommation, l’état de stress post-traumatique, la détresse psychologique). Les répercussions des pensionnats peuvent aussi être élargies aux familles et aux communautés. Notamment, le dépouillement de la langue, des croyances et des traditions chez les enfants ayant fréquenté les pensionnats a grandement compromis la transmission intergénérationnelle de la culture autochtone.

Le système familial autochtone a également été perturbé, les survivants n’étant pas préparés pour vivre dans la société; entre autres, ils n’avaient pas eu de modèles parentaux. Ce manque de modèles, combiné aux séquelles psychologiques des pensionnats, a entraîné une difficulté pour les survivants à développer des comportements parentaux sensibles et optimaux (Ross, Dion, Cantinotti, Collin-Vézina et Paquette, 2015), ce qui pourrait contribuer aux prévalences élevées des différentes formes de violence.

Prévalence des différentes formes de violence

Il est difficile de cerner la prévalence des différentes formes de violence chez les Premières Nations, notamment en raison de la diversité observée entre les différentes communautés, du manque d’études sur ces thématiques et du sous-dévoilement de la violence subie. Les résultats de récents travaux indiquent néanmoins des taux élevés de violence familiale, conjugale et sexuelle.

En ce qui concerne les agressions sexuelles subies pendant l’enfance, une recension des écrits comprenant 20 études canadiennes réalisées entre 1989 et 2007 a permis d’estimer que de 25 à 50 % des adultes autochtones ont été victimes d’agression sexuelle avant d’atteindre l’âge de la majorité, un taux élevé touchant davantage les femmes (Collin-Vézina, Dion et Trocmé, 2009). Une étude réalisée en 2010 auprès de 358 membres des Premières Nations au Québec indique que 35,2 % des participants ont été victimes d’agression sexuelle avant l’âge de la majorité (Dion, Collin-Vézina et Lavoie, accepté). Les taux des autres types de violence étaient également élevés : agression physique dans l’enfance (34,1 %), être témoin de violence envers quelqu’un dans l’enfance, y compris un membre de la famille (59,8 %) et violence conjugale après 18 ans (35,3 %).

Ces taux élevés des différents types de violence ont également été observés dans deux échantillons regroupant 311 adolescents, dont 133 des Premières Nations du Québec en 2010 et 2012 (Dion, Collin-Vézina et Lavoie, accepté). Les adolescents des Premières Nations, en comparaison avec les adolescents non autochtones, étaient considérablement plus nombreux à être témoin de violence conjugale (entre leurs parents) physique (21,9 % vs 5,7 %) et verbale (39,7 % vs 21,1 %) et à rapporter qu’un autre membre de leur famille avait été victime d’une agression sexuelle (14,3 % vs 4,5 %). D’autres événements de vie difficiles étaient également plus présents : incarcération d’un membre de la famille (19,0 % vs 6,3 %), alcoolisme dans la famille (46,0 % vs 21,0 %) ou abandon des enfants par un des parents (15,9 % vs 2,8 %). La proportion d’adolescents ayant vécu les événements suivants était assez similaire entre les adolescents des Premières Nations et les adolescents non autochtones : des problèmes d’argent dans leur famille (44,6 % vs 31,3 %), la séparation ou le divorce de leurs parents (43,5 % vs 37,9 %), de la violence physique (10,9 % vs 4,0 %) et verbale (18,8 % vs 16,1 %) envers les enfants, de la violence entre les enfants (29,7 % vs 24,4 %) et une agression sexuelle (11,9 % vs 14,1 %)1.

Cette problématique de violence chez les peuples des Premières Nations se présente dans un contexte difficile sur les plans socio-économique et social. En effet, les résultats des études antérieures indiquent que cette violence s’observe en concomitance avec d’autres problématiques telles que les dépendances à l’alcool, aux drogues et au jeu (Dion, Cantinotti, Ross et Collin-Vézina, 2015; Ross, Dion, Cantinotti, Collin-Vézina et Paquette, 2015) et avec plus de symptômes psychologiques (p. ex. dépression, anxiété, stress post-traumatique, colère, préoccupations sexuelles; Hains, Dion, Daigneault et McDuff, 2014). Ces résultats suggèrent que les différentes formes de violence sont un facteur de risque majeur dans le développement de diverses problématiques et difficultés.

Approche holistique

La cooccurrence des différentes formes de violence révélée dans les études précédentes suggère l’importance d’appréhender ces problématiques non pas de façon isolée, mais plutôt sous l’angle de la violence familiale et communautaire, ce qui a d’ailleurs été soulevé par d’autres auteures (Femmes autochtones du Québec, 2011). De plus, les résultats de ces travaux indiquent que cette violence ainsi que les difficultés observées au sein des communautés sont associées à la fréquentation des pensionnats (Dion, Hains, Ross et Collin-Vézina, 2016). Dans ce contexte, une approche holistique qui tient compte des conséquences des traumatismes historiques et intergénérationnels, mais aussi de la capacité de résilience des membres des Premières Nations, devrait être préconisée par le psychologue qui intervient auprès de ces derniers.

Bien que les systèmes de valeurs varient entre les communautés et entre les personnes d’une même communauté, il est recommandé d’utiliser une approche holistique lorsqu’il est question de résilience et de guérison chez les Premières Nations. Celle-ci doit tenir compte des dimensions émotionnelle, physique, mentale et spirituelle de la personne et devrait impliquer la famille, la communauté et l’environnement (Muckle et Dion, 2008). De façon plus globale, et afin de prévenir et d’intervenir dans les situations de violence, cette approche holistique devrait non seulement s’intéresser à l’individu, mais également à la famille et à la communauté toute entière, autant les femmes que les hommes et les enfants (Femmes autochtone du Québec, 2011). D’ailleurs, selon plusieurs intervenantes de maison d’hébergement venant en aide aux femmes victimes de violence conjugale, « le bien-être des femmes autochtones est indissociable de celui de leurs enfants, de leur couple, de leur famille et de leur collectivité » (Femmes autochtone du Québec, 2011, p. 5).

Conclusion

À ce jour, on peut penser que les mesures assimilatrices instaurées tout au long de l’histoire ont engendré des problèmes sociaux importants liés aux problématiques de violence observées chez les membres des Premières Nations (perte identitaire, abus, toxicomanie, pauvreté, isolement, racisme, etc.). Pour mieux comprendre les problématiques de violence, il importe de bien cerner les réalités des membres des Premières Nations, incluant les conditions de vie difficiles dans les communautés, mais également celles des peuples des Premières Nations vivant hors communautés. De même, il est crucial de favoriser la mise en place de services et d’approches respectueuses et diversifiés qui répondent aux besoins des membres des Premières Nations et à leurs valeurs. Ainsi, il importe pour le psychologue qui œuvre auprès des personnes des Premières Nations de comprendre le contexte historique d’assimilation et d’oppression dont les séquelles sont observables aujourd’hui, et ce, afin de s’assurer d’une approche respectueuse et collaborative qui ne véhicule pas les préjugés et biais qui ont malheureusement marqué notre histoire.

Références

1. Les taux d’agressions sexuelles chez les adolescents des Premières Nations, plus faibles que ce qui a été recensé dans Collin-Vézina, Dion et Trocmé (2009), pourraient suggérer que les taux sont moins élevés maintenant, ou encore un sous-dévoilement. Il est toutefois nécessaire de demeurer prudent dans l’interprétation de ces résultats et de poursuivre les travaux auprès des jeunes afin de mieux comprendre cette problématique.

Bibliographie

Centers for Disease Control and Prevention. (2018). Violence Prevention. Repéré à   https://www.cdc.gov/violenceprevention/

Collin-Vézina, D., Dion, J. et Trocmé, N. (2009). Sexual abuse in Canadian Aboriginal communities: A broad review of conflicting evidence. Pimatisiwin: A Journal of Aboriginal and Indigenous Community Health, 7(1), 27-47.

Commission de vérité et réconciliation du Canada. (2015). Honouring the Truth, Reconciling for the Future. Summary of the Final Report of the Truth and Reconciliation Commission of Canada. Repéré à http://www.trc.ca/websites/trcinstitution/File/2015/Findings/Exec_Summary_2015_05_31_web_o.pdf

Dion, J., Cantinotti, M., Ross, A. et Collin-Vézina, D. (2015). Sexual abuse, residential schooling and probable pathological gambling among Indigenous Peoples. Child Abuse & Neglect, 44, 56-65.   

Dion, J., Collin-Vézina, D. et Lavoie, F. (accepté). Violences sexuelles chez les peuples autochtones. Dans Bergheul, S. (dir.). Violences sexuelles. Québec : Presses de l’Université du Québec.

Dion, J., Hains, J., Ross, A. et Collin-Vezina, D. (2016). Pensionnats autochtones : impact intergénérationnel. Enfances, familles, générations, 25. Repéré à http://efg.revues.org/1168

Fast, E. et Collin-Vézina, D. (2010). Historical trauma, race-based trauma and resilience of Indigenous people: A literature review. First People Child & Family Review, 5(1), 126-136.

Femmes autochtones du Québec. (2011). L’approche autochtone en violence familiale. Repéré à   http://www.faq-qnw.org/wp-content/uploads/2016/10/Lapproche-autochtone-en-violence-familiale.pdf

First Nations Information Governance Centre. (2012). First Nations Regional Health Survey (RHS) 2008/10 : National Report on Adults, Youth and Children living in First Nations Communities. Repéré à http://fnigc.ca/sites/default/files/First%20Nations%20Regional%20Health%20Survey%20(RHS)%202008-10%20-%20National%20Report.pdf

Hains, J., Dion, J., Daigneault, I. et McDuff, P. (2014). Relationships between stressful life events, psychological distress and resilience among Aboriginal and non-Aboriginal adolescents. International Journal of Child and Adolescent Resilience, 2(1), 4-15.

Muckle, F. et Dion, J., (2008). Les facteurs de résilience et de guérison chez les autochtones victimes d’agression sexuelle. Revue québécoise de psychologie. Spécial jeunes et agressions sexuelles : modalités et évaluation de l’intervention, 29(3), 59-72.

Ross, A., Dion, J., Cantinotti, M., Collin-Vezina, D. et Paquette, L., (2015). Impact of residential schooling and of child abuse on substance use problems in Indigenous Peoples. Addictive Behaviors, 51, 184-192.

Ross, A., Dion, J., Gravel, M., Cyr, M. et Maltais, M-È. (2015). Conséquences associées à la fréquentation des pensionnats autochtones : mieux comprendre pour mieux orienter la recherche et l’intervention. Dans C. Giraudeau et G. Chasseigne (dir.), Maltraitances. Paris : Publibook Université.