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Introduction - Adultes victimes de violences sexuelles : mieux comprendre pour des meilleures pratiques

Natacha Godbout | Psychologue

Professeure au département de sexologie de l’UQAM, Mme Godbout dirige TRACE, l’unité de recherche et d’intervention sur les traumas et le couple. Ses travaux et sa pratique sont centrés sur les impacts des traumas interpersonnels chez l’adulte, afin de mieux comprendre ces traumas, traiter leurs effets et prévenir leur récurrence.


Avec des taux de prévalence alarmants au sein de la communauté et des populations cliniques, les violences sexuelles sont maintenant considérées comme un problème endémique de santé publique et un phénomène social à cibler prioritairement au moyen d’interventions. Au cours des derniers mois, dans la foulée des mouvements sociaux tels que #MeToo et son équivalent en français, #MoiAussi, les nombreuses allégations et dénonciations d’adultes victimes de violence sexuelle, que ce soit du harcèlement ou des agressions sexuelles vécues durant l’enfance ou à l’âge adulte, ont mis à l’avant-scène l’ampleur du phénomène des violences sexuelles comme jamais auparavant, au Québec comme ailleurs. À la lumière des données empiriques qui documentent de mieux en mieux les fortes prévalences de violences sexuelles et la complexité des répercussions qui leur sont associées, les psychologues et autres psychothérapeutes risquent inévitablement de rencontrer des victimes au sein de leur clientèle. Il leur est ainsi important de s’outiller afin de mieux comprendre ces phénomènes, d’en tenir compte dans leurs évaluations et leurs interventions, d’être en mesure d’accueillir les dévoilements avec finesse, et de participer collectivement à l’établissement de milieux soutenants et exempts de violence.

 

Complexité du phénomène et répercussions
Les répercussions liées aux violences sexuelles sont complexes et multiples. Elles s’étendent à plusieurs sphères, dont des répercussions physiques (problèmes de santé, etc.), sexuelles (évitement, ambivalence, insatisfactions, etc.), relationnelles (insécurités d’attachement, difficultés conjugales, etc.), sociales (transmission intergénérationnelle, coûts psychosociaux, etc.), et psychologiques (capacités du soi, stress post-traumatique, dépression, etc.) (Bigras et al., 2015; Dugal et al., 2016; Godbout et al., 2013; Vaillancourt-Morel et al., 2014; voir aussi la trousse médias sur les agressions sexuelles)*. Ces répercussions peuvent perdurer à long terme et même se poursuivre d’une génération à l’autre.

Évaluation des besoins
En raison de la complexité des répercussions liées aux violences sexuelles, l’évaluation est un élément clé du processus thérapeutique. Sans évaluation détaillée et objective (c.-à-d., non limitée à l’identification des personnes comme victimes), plusieurs violences sexuelles risquent de passer inaperçues, spécialement chez les hommes victimes (voir Vaillancourt-Morel et al., 2016). L’évaluation devrait ainsi cibler les différents actes de violences sexuelles subis et leurs corrélats à l’aide d’entrevues cliniques (anamnèse, sécurité de la personne, etc.), de tests spécifiques sur les traumas et leurs répercussions, en plus des tests généraux (détresse psychologique, etc.) (voir Briere et Scott, 2014), en fonction du motif de consultation de chaque personne.

Dévoilement 
Il est possible que les psychologues ou autres intervenants psychosociaux soient les premières personnes à accueillir un dévoilement. Leur réaction est donc particulièrement importante, surtout que leur réponse au dévoilement a été observée comme étant déterminante pour l’ajustement des victimes (Godbout et al., 2014). De façon holistique, les professionnels sont invités à adopter une position d’écoute, puis à s’assurer de la sécurité de la victime, à lui donner de l’information sur les ressources disponibles, les possibles recours légaux et les possibilités d’indemnisation, sans mettre de pression (l’objectif étant de favoriser une reprise de pouvoir par la victime). Il importe ensuite d’informer les victimes sur la question des violences sexuelles et les réactions attendues, de reconnaître et de déconstruire les mythes qui contribuent à maintenir un sentiment de blâme et de honte. Il s’agit ici de présenter les faits tout en validant les émotions de la personne sans la confronter. À ce titre, la Table de concertation sur les agressions à caractère sexuel de Montréal liste des réactions aidantes, dont l’écoute attentive et sans jugement, le fait de croire la victime (sa perception et son vécu) et de respecter son rythme, la réception du dévoilement sans minimiser ni amplifier les faits rapportés, l’importance de souligner les forces de la victime et son courage à parler des violences sexuelles subies, la validation des émotions et des réactions de la victime, et la disponibilité de l’intervenant dans le respect de ses limites. Parmi les erreurs à éviter, soulignons le fait de montrer du jugement ou des doutes, la recherche de détails inutiles sur les violences subies, la minimisation des violences subies ou des émotions et des réactions de la victime, ou encore la tendance à expliquer comment la victime aurait pu éviter ces violences ou à lui demander pourquoi elle n’a pas agi autrement, à insister pour que la victime porte plainte, à lui promettre de la protéger ou qu’elle ne sera plus jamais victime de tels gestes, ou encore de garder le secret (l’obligation de dévoilement est plus rare avec les adultes victimes, mais possible dans certains cas, par exemple si le présumé agresseur est présentement à risque d’agresser des enfants).

Pistes d’intervention
En ce qui a trait aux pistes d’intervention, on propose trois étapes pour établir les priorités, d’après les travaux de Herman (1992). Il s’agit d’abord de rétablir la sécurité par divers moyens; en définissant et en nommant la situation (psychoéducation), en rétablissant le contrôle (redonner le pouvoir), en établissant un environnement sécuritaire dans l’environnement (protection, soutien, aide à établir des limites saines, réduction du risque de revictimisation, etc.) et pour la personne (cadre de la relation thérapeutique, aide avec les pensées, les émotions et la confusion, confiance en soi, reprise du pouvoir, stratégies d’adaptation, etc.). Ensuite, le travail post-traumatique vise certains processus de deuil (par exemple celui de la croyance existentielle selon laquelle un humain ne peut pas abuser d’un autre humain), la mentalisation du vécu traumatique (le fait de créer un sens autour de l’expérience vécue), la compréhension des effets des violences vécues et des dynamiques en jeu, l’intégration des résidus mnémoniques (pensées, émotions et comportements), et certaines restructurations cognitives (par exemple le stigma, les mythes). La dernière étape vise la reconnexion avec soi-même, avec autrui et avec le monde, le développement d’une présence attentive et d’une saine régulation pour reprendre les rênes de sa vie selon les objectifs et les valeurs de chacun, l’établissement de relations saines et satisfaisantes, le travail identitaire et l’épanouissement personnel. Ces étapes peuvent se chevaucher, mais doivent respecter la fenêtre thérapeutique de chacun, soit la zone de travail ou l’espace psychologique qui équilibrent le besoin d’intégrer l’expérience traumatique tout en évitant d’être débordé par une détresse accablante. Un aménagement thérapeutique optimal expose la victime avec des sentiments bien vivants, mais tolérables, en évitant les coupures malsaines (indifférence, dissociation, refoulement, isolement, etc.), afin de rester ancré dans la réalité et d’y intégrer graduellement les résidus des expériences de violences subies.

Pratiques sensibles
Au-delà des interventions individuelles, le modèle du Sanctuaire** de Bloom (1997) propose une réorganisation des interventions et des structures afin de prendre en compte les violences potentiellement subies par les personnes desservies, même si les professionnels ne travaillent pas directement en violence. Ce modèle vise à assurer la sécurité physique, morale et psychologique des victimes et des intervenants. Des principes de base sont proposés à cette fin, dont un engagement moral, une connaissance adéquate des traumas et de leurs répercussions, puis le recours à des pratiques qui favorisent la guérison des victimes et un sentiment de sécurité chez les usagers, les intervenants et les organisations. Ces principes ont mené à l’élaboration de quatre critères guidant les pratiques sensibles au trauma; il s’agit 1) de réaliser l’ampleur des traumas et leurs impacts sur les personnes, 2) de reconnaître la présence de répercussions post-traumatiques potentielles chez les clients, leurs familles, le personnel et l’ensemble des parties prenantes, 3) de répondre aux besoins des victimes en leur offrant des interventions appuyées par des données probantes et 4) de résister à retraumatiser ces personnes (par exemple par des réponses inadaptées) (Milot et al., 2018).

Conclusion et textes du présent numéro
Le magazine de l’Ordre pose, grâce à ce numéro sur les violences sexuelles, un regard clinique et scientifique sur le phénomène, avec une volonté d’offrir, par trois textes différents, un espace de réflexion sur ces enjeux aux dimensions complexes et multiples. D’abord, la Dre Trottier et ses collaborateurs signent un texte qui campe le phénomène avec un survol des définitions liées à la violence sexuelle, à ses prévalences et aux enjeux entourant le dévoilement. Ensuite, la Dre Daigneault et ses collaboratrices présentent l’état des connaissances scientifiques sur les violences sexuelles en milieu universitaire et collégial. Enfin, Saumier et ses collaborateurs abordent le sujet délicat des violences sexuelles subies et commises au sein de l’armée canadienne en présentant des recommandations pratiques pour aider les victimes. Ce numéro traduit ainsi une volonté de mieux comprendre les violences sexuelles en utilisant l’information, la sensibilisation, la mobilisation et la réflexion, afin de mettre en œuvre des pratiques qui permettront de lutter ensemble et d’édifier collectivement des sanctuaires où victimes, proches et professionnels se sentiront soutenus et aidés.
 

Bibliographie

Bigras, N., Godbout, N. et Briere, J. (2015). Child sexual abuse, sexual anxiety, and sexual satisfaction: The role of self-capacities. Journal of Child Sexual Abuse, 24(5), 464-483.

Bloom, S. (1997). Creating Sanctuary: Toward an evolution of Sane Society. New York, NY : Routledge.

Briere, J. et  Scott, C. (2014). Principles of trauma therapy: A guide to symptoms, evaluation, and treatment, DSM-5 update (2e édition). Thousand Oaks, CA : Sage.

Dugal, C., Bigras, N., Godbout, N. et Bélanger, C. (2016). Childhood interpersonal trauma and its repercussions in adulthood: An analysis of psychological and interpersonal sequelae. Dans G. El-Baalbaki (dir.), Posttraumatic Stress Disorder. Rijeka, Croatie : InTech.

Godbout, N., Briere, J., Sabourin, S. et Lussier, Y. (2014). Child sexual abuse and subsequent relational and personal functioning: The role of parental support. Child Abuse and Neglect, 38(2), 317-325.

Godbout, N., Runtz, M., MacIntosch, H. et Briere, J. (2013). Répercussions des traumas interpersonnels sur la relation de couple : comprendre pour mieux intervenir. Cahier recherche et pratique : les nouvelles réalités du couple, 3(2), 14-17. Repéré à :

https://www.ordrepsy.qc.ca/pdf/2013_11_01_Cahier_RetP_Les_nouvelles_realites_du_couple.pdf

Herman, J. L. (1992). Trauma and recovery. New York, NY : Basic Books.

Milot, T., Lemieux, R., Collin-Vézina, D. et Godbout, N. (2018, mars). Vers des organisations sensibles aux traumas : caractéristiques et adaptations à mettre en place. 40e congrès annuel de la Société québécoise pour la recherche en psychologie (SQRP), Québec, Québec, Canada.

Trousse médias sur les agressions sexuelles. Repéré à : https://www.inspq.qc.ca/agression-sexuelle/comprendre/consequences

Vaillancourt-Morel, M.-P., Godbout, N., Germain Bédard, M., Charest, É., Briere, J. et Sabourin, S. (2016). Emotional and sexual correlates of child sexual abuse as a function of self-definition status. Child Maltreatment, 21(3), 228-238.

Vaillancourt-Morel, M.-P., Godbout, N., Sabourin, S., Péloquin, K. et Wright, J. (2014). Les séquelles conjugales d’une agression sexuelle vécue à l’enfance ou à l’adolescence. Carnet de notes sur les maltraitances infantiles, 2(3), 21-41. Repéré à : http://www.cairn.info/revue-carnet-de-notes-sur-les-maltraitances-infantiles-2013-2-page-21.htm
 

https://www.inspq.qc.ca/agression-sexuelle/comprendre/consequences

** http://sanctuaryweb.com