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Introduction au dossier - Neuropsychologie : la révolution tranquille des nouvelles technologies

Dre Isabelle Rouleau, psychologue | Experte invitée

Neuropsychologue et professeure titulaire au Département de psychologie l’Université du Québec à Montréal, elle possède plus de 30 ans d’expérience en neuropsychologie clinique et a supervisé de nombreux stagiaires et internes tant en milieu hospitalier qu’en milieu universitaire. La Dre Rouleau a dirigé plus de 25 thèses de doctorat et est l’auteure de nombreuses communications et articles scientifiques. Depuis plusieurs années, elle participe au développement et à la normalisation de tests neuropsychologiques adaptés à la population québécoise. 


Les récentes avancées technologiques ont le potentiel de faire évoluer le domaine de la neuropsychologie en permettant aux cliniciens d’avoir accès à une variété de nouveaux outils d’évaluation et d’intervention. Ce numéro thématique de Psychologie Québec a pour objectif de faire le point sur les nouvelles technologies et leurs applications, tant sur le plan clinique que sur le plan de la recherche.

Jusque dans les années 1980, la neuropsychologie clinique adoptait un modèle provenant de la neurologie du comportement : un des rôles du neuropsychologue était de localiser la zone cérébrale dysfonctionnelle sur la base de l’étude du profil d’atteinte des fonctions cognitives.

L’arrivée de l’imagerie cérébrale, au début des années 1980, a complètement révolutionné la fonction de l’évaluation neuropsychologique. Il est désormais devenu possible de connaître le site lésionnel, de sorte que les efforts en neuropsychologie se sont davantage concentrés sur le développement d’outils standardisés visant l’évaluation des fonctions cognitives, essentiellement des tests papier-crayon, administrés et corrigés de façon standardisée et comportant des normes auxquelles la performance du patient/client/participant pouvait être comparée. Cette manière de faire est d’ailleurs encore aujourd’hui largement répandue en neuropsychologie clinique, d’où certaines critiques à l’effet de l’existence d’un retard considérable affectant la neuropsychologie, comme l’affirment Miller et Barr (2017) dans leur article The technology crisis in neuropsychology.

De nos jours, parmi les raisons expliquant l’usage encore restreint de tests numériques, figure d’abord le peu d’outils disponibles, surtout en français. De plus, on ne peut mettre de côté les coûts reliés à l’utilisation des nouvelles technologies, à la fois pour l’achat d’appareils par les cliniciens (tablette, ordinateur ou téléphone) – ces appareils étant nécessairement plus dispendieux que le papier permettant d’administrer les tests traditionnels –, mais aussi pour l’achat de logiciels, pour l’entretien des appareils et les mises à jour essentielles.

Certains cliniciens sont réticents à utiliser des tests informatisés en raison du manque de données qualitatives pouvant être retirées durant la passation et du peu de flexibilité des outils. Les cliniciens redoutent aussi que l’administration de ces tests soit graduellement confiée à du personnel peu spécialisé, ne possédant pas les connaissances pour interpréter adéquatement les données obtenues.

Ces réserves sont tout à fait légitimes. Toutefois, elles ne devraient pas constituer un frein à l’utilisation des nouvelles technologies en neuropsychologie clinique, à condition bien sûr de demeurer rigoureux et de ne faire aucun compromis sur la validité scientifique des résultats obtenus. Il faut donc demeurer vigilant et ne jamais baisser la garde, tout en allant de l’avant afin de développer des outils beaucoup plus adaptés aux clients d’aujourd’hui et de demain. Les auteurs collaborant à ce dossier feront d’ailleurs un survol du grand potentiel et des nombreuses possibilités que peuvent offrir les nouvelles technologies.

Comme le soulignent à juste titre les auteurs Allain et Joubert dans un article publié cette année, l’omniprésence des nouvelles technologies dans nos vies a transformé nos modes d’accès à l’information, nos modes de communication et nos habitudes de vie, incluant notre fonctionnement cognitif. Il faut donc adapter nos pratiques cliniques à ces changements. Un survol rapide de la littérature actuelle confirme d’ailleurs que de plus en plus d’efforts sont déployés pour développer des tests neuropsychologiques utilisant un support informatique mobile, qu’il s’agisse de tablettes électroniques, d’ordinateurs portables ou de téléphones intelligents.

Par ailleurs, pour certains tests issus des nouvelles technologies, les avantages sont évidents; c’est le cas des tests d’attention (par exemple le Continuous Performance Test), pour lesquels les conditions précises permettent une évaluation raffinée des mécanismes sous-jacents aux troubles notés. C’est aussi le cas de l’évaluation de la cognition sociale : comme le mentionnent les auteures Larivière-Bastien et Beauchamp dans ce dossier, l’utilisation de nouvelles technologies permet un plus grand réalisme des situations sociales étudiées, notamment grâce à la présentation dynamique sur vidéo. De plus, celles-ci sont plus attrayantes pour les participants et plus ludiques, ce qui constitue un atout pour l’évaluation d’enfants présentant un trouble du spectre de l’autisme (TSA) ou un trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDA/H). Toutefois, Larivière-Bastien et Beauchamp ont remarqué qu’il est primordial d’évaluer la validité des mesures issues de ces nouvelles technologies comparativement aux données classiques obtenues à partir de questionnaires et de tests papier-crayon.

Un des domaines où la plus grande accessibilité des appareils mobiles a eu le plus d’impact est sans contredit leur utilisation pour l’amélioration du fonctionnement quotidien des patients présentant des troubles cognitifs. Qu’il s’agisse de l’utilisation des applications incluses dans les appareils, dont traite l’auteur Beaulieu-Bonneau dans ce dossier, ou du développement d’applications adaptées aux patients avec des troubles sévères de la mémoire abordé par les collègues Imbeault et Gilbert, le téléphone intelligent demeure un outil de choix dans le développement de programmes d’intervention cognitive. Alors que les personnes âgées étaient souvent réfractaires aux tests effectués sur l’ordinateur en raison de leur manque de familiarité avec ces appareils, les personnes âgées de demain auront un niveau de littératie numérique aussi développé que les jeunes, ce qui facilitera l’utilisation des outils de soutien au fonctionnement cognitif.

Au cours des 10 dernières années, les études réalisées en réalité virtuelle (RV) ont connu une croissance marquée surtout liée à la réduction des coûts inhérents aux appareils et au développement d’environnements virtuels. En raison de leur ressemblance avec la « vraie vie », les outils d’évaluation et d’intervention créés en RV pourraient posséder une meilleure valeur écologique que les tests papier-crayon et avoir une plus grande sensibilité que les outils classiques pour la détection de déficits cognitifs subtils. Évidemment, la force de la RV réside dans sa capacité à simuler adéquatement la réalité, c’est-à-dire par le sentiment de présence éprouvé par le participant, comme en témoigne l’article de Boller et Ansado. Les études rapportées par Nolin, Banville, Stipanicic et Allain dans leur article mettent en lumière l’effervescence de la recherche actuelle en RV, et ce, tant chez l’enfant que dans le vieillissement : des environnements virtuels (EV) variés ont été développés pour l’évaluation de fonctions telles que la mémoire prospective, les fonctions exécutives, l’attention et l’inhibition. De plus, contrairement à ce qui est souvent noté dans des programmes d’intervention conventionnels, les programmes réalisés en RV, en étant plus près de la réalité, pourraient permettre un meilleur transfert des habiletés acquises en RV à la réalité quotidienne.

Selon l’excellente revue de synthèse publiée en 2018 dans la Revue de neuropsychologie par Jollivet et ses collègues, le GRECO (Groupe de réflexion sur les évaluations cognitive regroupant des chercheurs et des cliniciens français, belges et suisses) s’intéresse de plus en plus au développement et à la normalisation d’outils numériques francophones en neuropsychologie. D’ailleurs, le prochain forum de la Société de neuropsychologie de langue française, qui a lieu tous les ans en décembre à Paris, aura justement pour thème « Neuropsychologie clinique et technologies ». On souligne ainsi l’importance de ce domaine pour l’avenir de la neuropsychologie clinique. Nous espérons que ce dossier vous permettra de mieux connaître ces technologies fascinantes, d’en comprendre les limites, mais aussi de découvrir les nombreux avantages et le potentiel immense que peuvent représenter ces outils pour les cliniciens, mais aussi et surtout pour leurs clients.

 

BIBLIOGRAPHIE

Allain P, Joubert S. La neuropsychologie du XXIe siècle sera-telle numérique ? Rev Neuropsychol 2019; 11 (1) : 26-8 

Ehrlé N., Henry A., Pesa A. & Bakchine S. (2011). Présentation d'une batterie d'évaluation des fonctions sociocognitives chez des patients atteints d'affections neurologiques. Application dans la démence frontale. Gériatrie et Psychologie, Neuropsychiatrie du Vieillissement, 9(1), 117-128.

Jollivet M, Fortier J, Besnard J, Le Gall D, Allain P. Neuropsychologie et technologies numériques. Rev Neuropsychol 2018 ; 10 (1) : 69-81

Miller JB & Barr WB (2017). The Thechnology Crisis in Neuropsychology. Archives of Clinical Neuropsychology, 32, 541-554.