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Introduction au dossier - La somatisation : mise en maux de la souffrance

Dr Donald Bouthillier, psychologue | Expert invité

Œuvrant au sein des programmes de médecine psychosomatique et de traumatologie de l'Hôpital du Sacré-Coeur de Montréal (CIUSSS du NIM), il se spécialise depuis 20 ans dans le traitement psychologique des patients souffrant de somatisation persistante et de syndromes somatiques fonctionnels et psychophysiologiques. Il est également chargé de cours à l'Université de Montréal.


La somatisation est un terme ambigu aux significations multiples qui fait référence à des taxonomies et à des mécanismes de production bien différents, une source de confusion et d’insatisfactions fréquentes pour le clinicien (Auxémery, 2014 ; Cathébras, 2006). Comme le font remarquer Marin et Carron (2002), de nos jours la définition étiologique, malgré qu’elle soit la seule admise dans les dictionnaires, semble tomber en désuétude tandis que les définitions nosologiques se décuplent et gagnent en importance, mais conservent dans certaines définitions un lien implicite avec la conception étiologique, c’est-à-dire le processus de somatisation. De façon générale cependant, la plupart des définitions de la somatisation s’entendent sur un fait réducteur : qu’il y a présence de symptômes somatiques auxquels on ne parvient pas à trouver adéquatement une origine organique, une cause lésionnelle ou un mécanisme physiopathologique formellement reconnu.

Dans ce numéro thématique de Psychologie Québec, une « mise à jour » de la réalité clinique de la somatisation vous est proposée. Deux articles portent leur attention sur le problème que pose la somatisation chez l’enfant et l’adolescent. Tout d’abord, l’équipe de médecine de l’adolescence du CHU Sainte-Justine aborde les enjeux du suivi d’adolescents aux prises avec des douleurs inexpliquées médicalement et suggèrent quelles modalités d’intervention privilégier. Le deuxième article, présenté par Amélie Benoit et Louise Gagnon, du CHU Sainte-Justine, décrit le défi que pose le diagnostic de crises psychogènes non épileptiques en pédiatrie et les caractéristiques multimodales de sa prise en charge. Le deuxième article, de l'équipe de médecine de l'adolescence du CHU Sainte-Justine, aborde les enjeux du suivi d'adolescents aux prises avec des douleurs inexpliquées médicalement et suggère quelles modalités d'intervention privilégier. Le troisième article, présenté par Donald Bouthillier, expose les principaux éléments d’une méthode d’évaluation de la somatisation découlant d’une perspective psychodynamique expérientielle qui offre la possibilité au clinicien d’en faire l’observation de manière directe. Enfin, le quatrième article de ce numéro, rédigé par Claude Paquette, résume les problèmes et défis que pose la somatisation dans le contexte de l’évaluation neuropsychologique et propose des avenues pour mieux la reconnaître. Également, dans l’édition Web de ce numéro, l’article de Maude Guillemette aborde l’écoute à privilégier face à la somatisation chez l’enfant et les différentes modalités d’exploration utilisées afin d’en découvrir le sens.

Importance de la somatisation
L’importance de la somatisation est souvent estimée de façon plus ou moins précise par un nombre seuil de symptômes somatiques médicalement inexpliqués que présente un patient. Dans cette perspective, on constate que, dans le cabinet du médecin de famille, 33 % des plaintes présentées par les patients sont des symptômes médicalement inexpliqués (SMI ; Kroenke et coll., 2003), et elles se retrouvent chez près de 40 % des patients (Haller et coll., 2015). Les SMI seraient la raison de la consultation médicale dans 20 % des cas (Morris et coll., 2012) et ils comptent pour pas moins de 65 % des demandes de consultation en médecine de spécialité (Nimnuan et coll., 2001). Cependant, la plupart de ces symptômes sont transitoires, et seulement 2 % des patients feront l’expérience de symptômes persistants et récurrents qui seront associés à un nombre élevé de consultations en première ligne et de demandes de consultation en deuxième ligne (McGorm et coll., 2010). Les femmes seraient en plus grande proportion portées à souffrir de somatisation lorsque cette dernière est définie comme trouble somatoforme (Andersen et coll., 2013). Les patients souffrant de symptômes médicalement inexpliqués ont une qualité de vie détériorée et représenteront une charge économique plus élevée que d’autres types de patients médicaux pour le système de la santé (Zonneveld et coll., 2013). De plus, les patients souffrant d’un trouble somatoforme utilisent davantage les services de santé que les patients souffrant d’anxiété (Trærup Anderson et coll., 2013). En Allemagne, les coûts économiques se ventilent ainsi : 36 % pour les consultations médicales, 25 % pour les médicaments et 19 % pour les hospitalisations. Les coûts indirects sont associés à une réduction significative de la production au travail (56 %), à une retraite prématurée (29 %) et à des absences pour maladie (14 %) (Konnopka et coll., 2013).

Les mécanismes de la somatisation
Les processus impliqués de près ou de loin dans la somatisation sont possiblement multiples, et il est possible de les résumer par quatre modèles (Cathébras, 2006). Premièrement, la somatisation peut être considérée comme un mécanisme de défense psychologique. Dans ce modèle, la somatisation découle de la mise en jeu de mécanismes de défense ou de processus d’inhibition ou de distorsion émotionnelle qui conduisent le sujet à nier, à déplacer ou à « cacher » sa détresse psychologique, et à ne présenter que des plaintes somatiques (Cathébras, 2006). Ce modèle peut rendre compte de bien des présentations somatiques de troubles mentaux comme la dépression. Il se rapproche du modèle psychanalytique de la conversion hystérique et témoignerait du refoulement d’affects et de leur conversion en symptômes somatiques. Ce modèle est également en jeu dans certains concepts en médecine psychosomatique tels que l’alexithymie ou sa forme plus contemporaine, l’agnosie émotionnelle (Lane et coll., 2015).

La somatisation peut aussi être le produit de l’amplification somatique d’une détresse. Dans ce deuxième modèle, la somatisation résulte d’un processus d’amplification de l’expérience somatique et se caractérise par un certain style perceptif et cognitif comportant trois éléments interdépendants, soit une hypervigilance somatique, une tendance à la dramatisation et une tendance à attribuer les symptômes à des causes somatiques, plutôt que psychologiques ou environnementales (Barsky, 1992). Ce concept est au coeur du modèle cognitif de l’hypocondrie et de son traitement.

La somatisation, troisièmement, peut être produite par une tendance à rechercher des soins pour des symptômes banals. Ce modèle repose sur le fait que la plupart des personnes ressentent des symptômes physiques, mais que ces symptômes ne conduisent à une consultation médicale que lorsqu’ils sont accompagnés d’une détresse psychologique significative. Les études de comorbidité psychiatrique des syndromes somatiques fonctionnels montrent que les troubles psychiatriques sont davantage associés à la recherche de soins qu’à l’intensité des symptômes physiques. En pratique, il est utile de savoir que la cause des symptômes et les raisons de rechercher des soins peuvent être relativement indépendantes.

Quatrièmement, la somatisation peut être une conséquence du recours au système de santé. Selon ce modèle, c’est le système de soins, par son orientation biologique, qui canaliserait sur un mode somatique la détresse émotionnelle du patient. Les patients savent très bien que leurs malaises physiques seront plus volontiers et plus attentivement entendus que leur souffrance psychologique. De plus, le médecin, lorsqu’il craint de passer à côté de la cause du symptôme, peut persister à faire des investigations qui contribueront à renforcer chez le patient l’attention à apporter à ses symptômes somatiques.

Définitions contemporaines de la somatisation
Afin de mieux préciser la nature du concept de somatisation qui sera abordé dans ce dossier, il est essentiel d’examiner les différentes définitions contemporaines (Cathébras, 2006, 2017). Une première définition, de facture psychiatrique, définit la somatisation en tant qu’expression atypique ou « masquée » d’un trouble mental. Cette définition est bien adaptée aux présentations somatiques de plusieurs troubles mentaux tels la dépression, les troubles anxieux et le trouble de stress post-traumatique. Rappelons que la plupart des symptômes définissant la dépression et les troubles anxieux sont somatiques. Également, la moitié des patients déprimés ou anxieux consultent pour des symptômes exclusivement somatiques. Par exemple, le patient présente une plainte somatique telle que de la fatigue, des douleurs ou des malaises gastro-intestinaux, et le clinicien démasque derrière ces maux un trouble dépressif ou anxieux. Cependant, même quand la somatisation ne découle pas d’une psychopathologie, une grande partie des patients qui souffrent de symptômes médicalement inexpliqués sont déprimés ou anxieux.

Toujours dans une facture psychiatrique, la somatisation peut aussi se définir à travers les troubles mentaux d’une catégorie bien précise : les troubles somatoformes (DSM-IV-TR) et, depuis 2013, les troubles à symptomatologie somatique (DSM-5). Les troubles somatoformes regroupaient des sous-groupes de patients souffrant de symptômes somatiques, dont l’origine était présumée comme psychogène, en particulier dans le trouble de somatisation. Cependant, cette taxonomie vivement critiquée par de nombreux chercheurs a été soumise à une refonte complète dans le DSM-5, où la caractéristique particulière de ces troubles ne repose plus maintenant sur la présence à proprement parler de symptômes physiques inexpliqués, mais sur la manière dont ces symptômes sont ressentis et interprétés. Seuls le trouble de conversion et la grossesse nerveuse conservent dans l’un de leurs critères la nature médicalement inexpliquée du symptôme. Du côté européen, le nouveau concept de trouble de détresse physique (BDD, Bodily Distress Disorder) semble être préféré, et ce terme sera possiblement celui utilisé dans la CIM-11. Hormis la nouvelle appellation, ce concept est presque en tous points un calque du trouble à symptomatologie somatique du DSM-5.

La somatisation peut aussi se définir comme l’expression d’une conduite de maladie (Illness Behavior). Il s’agit d’un concept d’origine sociologique introduit dans les années 1960 par David Mechanic, qui vise à décrire « la façon dont les personnes répondent aux modifications corporelles et viennent à les considérer comme anormales ». Les conduites de maladie sont la résultante d’un apprentissage social du « rôle de malade » par le truchement de comportements parentaux. La somatisation correspond donc ici à la manière dont nous percevons, définissons et interprétons nos symptômes et dont nous réagissons pour y faire face. Cette définition plus large ne nécessite pas la présence d’une psychopathologie, mais met surtout en jeu un conflit entre le patient et son médecin sur l’origine du symptôme et une demande insistante du patient à recevoir des soins médicaux. 

Une autre définition conçoit la somatisation en tant qu’expression d’une détresse personnelle ou sociale sous la forme d’un langage de plaintes somatiques (Kleinman et Kleinman, 1986). Les symptômes peuvent aussi être l’expression culturellement codée d’émotions ou de conflits psychiques, ou relèvent d’un langage socialement reconnaissable (Cathébras, 2006).

Une dernière définition voit la somatisation comme un synonyme de symptôme médicalement inexpliqué, particulièrement lorsque ce dernier est persistant et invalidant. Proposée et préférée par les Anglo-Saxons, la notion de SMI est neutre, car elle ne préjuge pas d’une psychogenèse. Les médecins de première ligne y ont recours souvent comme énoncé provisoire lors de l’identification d’une explication médicale éventuelle. Dans la francophonie, on a recours plus souvent au terme fonctionnel pour désigner les SMI ; ce terme sous-entend par contre la psychogenèse des symptômes. Les plaintes fonctionnelles s’articulent généralement au sein de syndromes qui sont en quelque sorte des étiquettes médicales décrivant des ensembles de symptômes sans cause lésionnelle ni explication physiopathologique formellement admise, dont chaque spécialité médicale connaît au moins un type (Cathébras, 2017). Les trois syndromes fonctionnels les plus prototypiques sont la fibromyalgie pour la rhumatologie, le syndrome de l’intestin irritable pour les gastro-entérologues et le syndrome de fatigue chronique pour les internistes et infectiologues. Ces syndromes s’associent volontiers entre eux ; leur individualisation pourrait n’être qu’un artefact de la spécialisation médicale (Cathébras, 2017). De nombreux arguments plaident pour l’existence de facteurs de risque, de déclenchement et de persistance communs (p. ex. : syndrome de sensibilisation du système nerveux central). Dans les deux notions, la détresse psychologique, si elle reconnaissable, est davantage conçue comme une comorbidité que comme la cause des symptômes. Il est utile de souligner qu’un désavantage, pour le patient, de cette définition de la somatisation est qu’elle ne lui offre pas ce qu’il recherche le plus, c’est-à-dire une explication. Enfin, elle ne lui fournit pas une perspective psychologique de ses malaises avec le traitement qui pourrait en découler.

Plus récemment, à cause de multiples insatisfactions, une équipe de chercheurs danois a proposé le concept de syndrome de détresse physique (BDS, Bodily Distress Syndrome ; Fink et coll., 2007, 2010). Ce nouveau concept cherche à regrouper les principaux syndromes somatiques fonctionnels en une seule entité, en délimitant les symptômes somatiques en quatre catégories, soit des malaises gastro-intestinaux, cardiopulmonaires, musculosquelettiques ou liés au système nerveux autonome. L’attention est portée davantage sur les processus psychophysiologiques sous-jacents à ces symptômes, surtout lorsque ceux-ci nécessitent d’être reconnus et pris en compte dans leur gestion par le patient (Bakal et coll., 2008). Un des buts avoués de cette notion est d’aider le patient à mieux se reconnaître dans ce trouble et d’éloigner de lui les implications psychocentriques qu’il a tendance à rejeter (Creed et coll., 2011). Dans la même veine, l’OMS songe à proposer le diagnostic à l’étude de syndrome de stress physique (BSS, Bodily Stress Syndrome) pour remplacer le diagnostic de symptôme médicalement inexpliqué. L’avenir nous dira si cette nouvelle terminologie rend mieux compte de la réalité des patients et de leurs besoins sur le plan des soins.
 

BIBLIOGRAPHIE

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