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L’utilisation de la technologie mobile chez les personnes avec des troubles cognitifs

Dr Simon Beaulieu-Bonneau, psychologue

Neuropsychologue, professeur à l’École de psychologie de l’Université Laval et chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale (CIRRIS), il s’intéresse à l’évaluation et à l’intervention en neuropsychologie de la réadaptation.


L’utilisation de la technologie en neuropsychologie clinique est en pleine expansion, que ce soit pour l’évaluation des fonctions cognitives ou pour les interventions portant sur ces fonctions. La technologie d’assistance pour la cognition regroupe une panoplie d’outils, dont les ordinateurs, les alarmes, les appareils mobiles, les dispositifs de reconnaissance vocale et les systèmes de réalité virtuelle ou augmentée. Dans les dernières années, les appareils de technologie mobile disponibles commercialement, tels que les téléphones intelligents, les tablettes et les montres intelligentes, ont connu une progression fulgurante, devenant de plus en plus accessibles et sophistiqués. L’utilisation de tels appareils pour compenser les déficits cognitifs et améliorer le fonctionnement quotidien reçoit par le fait même une attention scientifique accrue. Cet article résume l’état des connaissances actuelles sur l’utilisation d’appareils mobiles chez les personnes présentant des troubles cognitifs.

Au Canada, 76 % de la population possédait un téléphone intelligent en 2016, incluant 94 % des personnes âgées de 15 à 34 ans, 69 % des personnes âgées de 55 à 64 ans et 18 % des personnes âgées de 75 ans et plus (Statistique Canada, 2017). Cette transition de la technologie mobile d’un marché de niche à un marché de masse semble se produire à un rythme similaire chez les personnes avec un trouble neurologique. Par exemple, deux études australiennes ont récemment comparé des adultes ayant subi un traumatisme craniocérébral (TCC) et un accident vasculaire cérébral (AVC) à des groupes contrôle (Wong, Sinclair, Seabrook, McKay et Ponsford, 2017; Wong, Wang, Stolwyk et Ponsford, 2017). Les auteurs ont constaté que la fréquence d’utilisation d’un téléphone intelligent est similaire entre les groupes avec un trouble neurologique acquis et les groupes de comparaison (76 % contre 85 % pour l’étude sur le TCC; 62 % contre 86 % pour celle sur l’AVC). Les patrons d’utilisation sont également comparables, quoiqu’un pourcentage plus élevé d’individus avec un trouble neurologique rapporte que le bénéfice principal du téléphone intelligent est le soutien à la mémoire et à l’organisation. Certains facteurs sont associés à une plus grande utilisation de la technologie chez les personnes avec un trouble neurologique acquis, dont un âge plus jeune, un niveau d’éducation plus élevé et une plus grande utilisation de stratégies cognitives non technologiques avant la survenue du trouble.

Les appareils mobiles peuvent être utilisés pour soutenir différentes fonctions cognitives dans le cadre de la réalisation de nombreuses activités, dont :

  • se souvenir d’une tâche ou d’une activité à réaliser dans le futur (mémoire prospective);
  • se souvenir d’informations importantes (mémoire épisodique);
  • suivre une séquence d’étapes nécessaires à la réalisation d’une tâche (organisation et planification);
  • se rendre d’un point A à un point B (orientation et navigation);
  • suivre un horaire d’activités (initiation et organisation);
  • soutenir des activités thérapeutiques (mémoire et organisation), par exemple l’observance à la prise de médication ou la pratique de techniques de relaxation; ou
  • guider l’utilisateur dans un programme d’autotraitement, constitué par exemple de stratégies pour la mémoire ou les fonctions exécutives.

Pour parvenir à soutenir ces différentes fonctions cognitives, l’utilisation des appareils mobiles peut prendre plusieurs formes. Il est possible d’utiliser les applications incluses d’emblée sur la plupart, voire la totalité, des appareils mobiles. Le calendrier, l’appareil photo et la galerie associée, le calepin de notes et la liste de contacts sont des exemples d’applications extrêmement répandues qui peuvent soutenir la cognition. D’autre part, des applications peuvent être sélectionnées parmi celles qui sont disponibles commercialement, ou être développées spécifiquement dans le cadre d’un projet de recherche ou clinique. Ces produits sont généralement payants et moins faciles d’accès, mais peuvent répondre plus adéquatement à un besoin précis (par exemple la prise de médication psychostimulante; Weisman et al., 2018). La recension des applications disponibles pouvant répondre aux besoins des personnes avec des troubles cognitifs est un défi, puisque ces produits ne sont pas nécessairement développés dans ce but, sont recensés sur différentes plateformes (par exemple Android, iOS) et ont une durée de vie limitée. Soulignons également que le marché des applications en français est beaucoup moins important que celui des applications en anglais.

Les résultats de revues systématiques démontrent que les technologies d’assistance pour la cognition, dont les appareils mobiles, sont efficaces pour améliorer la mémoire, l’organisation et l’indépendance au quotidien, de même que la satisfaction et le sentiment de compétence des utilisateurs (Charters, Gillett et Simpson, 2015; de Joode, van Heugten, Verhey et van Boxtel, 2010; Jamieson, Cullen, McGee-Lennon, Brewster et Evans, 2014). Les études ciblant la mémoire (par exemple en utilisant le calendrier et les rappels d’un téléphone intelligent) sont les plus nombreuses et celles que l’on associe aux résultats les plus robustes, avec des tailles d’effet de modéré à grand. Les bénéfices de la technologie d’assistance pour la cognition ont été démontrés auprès de plusieurs populations cliniques, dont celle présentant des troubles neurologiques acquis et dégénératifs et, dans une moindre mesure, le trouble du déficit de l’attention et des troubles psychiatriques. Certains facteurs peuvent limiter l’efficacité des technologies mobiles, dont d’importants déficits exécutifs, un manque d’autoperception et des troubles visuels ou moteurs. Une critique actuelle de la littérature souligne que la grande majorité de la recherche a été menée avant que la technologie mobile devienne répandue. Ainsi, plusieurs participants avaient une expérience limitée ou inexistante avec ce type d’appareil. Avec l’immense popularité des appareils mobiles, il est maintenant recommandé de privilégier l’apprentissage de stratégies pour la cognition avec l’appareil que l’utilisateur possède déjà, ce qui, par ailleurs, améliore l’accessibilité et limite les coûts associés.

En plus d’être efficaces pour améliorer le fonctionnement cognitif au quotidien, les appareils mobiles bénéficient de plusieurs avantages, dont la portabilité, la familiarité, la multifonctionnalité et la possibilité d’intégrer des rappels sonores et visuels. Il s’agit également d’un moyen compensatoire normalisant, puisque son utilisation n’est pas limitée aux personnes avec des troubles cognitifs. Les désavantages des appareils mobiles incluent la complexité d’apprentissage et d’utilisation, le besoin constant de maintenance et de mise à jour, la faible durée de vie, certaines caractéristiques physiques (par exemple un écran et des boutons de petite taille) et le sentiment de dépendance pouvant être associé à leur utilisation. Afin de réduire ce dernier et de mieux composer avec les défaillances techniques, l’utilisation concomitante d’autres stratégies cognitives ne faisant pas appel à la technologie est fortement recommandée (par exemple prendre des notes sur un support papier, utiliser l’imagerie mentale pour former des associations, recourir à la récupération espacée). Certains auteurs s’inquiètent également que l’utilisation excessive des téléphones intelligents dans la population générale ait des conséquences négatives sur la cognition, en réduisant l’attention, la mémoire et la créativité, et en favorisant de manière excessive la gratification immédiate (Wilmer, Sherman et Chein, 2017). Par contre, la littérature à ce sujet demeure limitée, les effets délétères semblent varier selon le type d’utilisation et il n’est pas clair à quel point ces préoccupations sont valides chez des populations cliniques vivant avec des troubles cognitifs.

Dans un article publié dans un numéro spécial de la revue Neuropsychological Rehabilitation sur l’utilisation de la technologie, Bier et ses collègues ont défini quatre principes qui doivent être considérés par les chercheurs et les cliniciens dans le domaine afin de maximiser l’acceptabilité et la convivialité de la technologie (Bier et al., 2018) :

  • la détermination des besoins de l’individu avant l’implantation de la technologie;
  • l’implication de différentes parties prenantes (par exemple : utilisateurs, proches, décideurs, développeurs) dans le développement et l’implantation de la technologie;
  • l’utilisation de méthodes rigoureuses d’apprentissage de la technologie;
  • le raffinement des méthodes d’évaluation de l’efficacité des technologies.

Pour les cliniciens voulant soutenir leur clientèle dans l’utilisation de la technologie mobile, une attention particulière à ces principes est fortement recommandée. D’abord, la détermination des besoins des usagers est une étape préliminaire cruciale, puisque les choix par rapport à l’appareil mobile, aux applications et à leurs modalités d’utilisation ne sont pas universels. Au contraire, ils doivent être individualisés en fonction du profil cognitif de l’utilisateur, de sa connaissance préalable de la technologie et des cibles thérapeutiques, c’est-à-dire des tâches ou des activités pour lesquelles une amélioration du fonctionnement ou de l’indépendance est souhaitée. Puisque l’utilisateur peut avoir de la difficulté à définir ses besoins en raison de la présence de troubles cognitifs ou d’autoperception, il peut être utile d’impliquer ses proches ou d’autres personnes susceptibles d’interagir avec le client au quotidien (par exemple des intervenants communautaires ou encore le personnel du milieu académique ou professionnel). Il est également indiqué que le professionnel informe ces personnes sur les modalités d’utilisation de la technologie et les méthodes privilégiées pour en soutenir l’utilisation, et ce, afin de favoriser le maintien à long terme.

Bien que la plupart des cliniciens démontrent de l’intérêt à utiliser la technologie mobile pour la cognition avec leur clientèle présentant des troubles cognitifs, il semble que cela se traduit encore peu dans la pratique courante. Parmi les raisons évoquées par les cliniciens, on trouve le temps devant être consacré à l’enseignement de la technologie, peu compatible avec la fréquente surcharge des services de santé, ainsi que le manque d’accès, de connaissances et de formation sur les technologies d’assistance pour la cognition (de Joode, van Boxtel, Verhey et van Heugten, 2012). Par ailleurs, en ce qui a trait à l’utilisateur vivant avec un trouble cognitif, le recours à la technologie n’est généralement pas financé par le système de santé ou d’autres organismes payeurs malgré les bienfaits associés. Cela peut constituer une barrière supplémentaire.

L’accès à la technologie n’est pas suffisant pour en assurer une utilisation optimale, ce qui est d’autant plus vrai en présence de troubles cognitifs. C’est pourquoi les experts dans le domaine insistent sur l’importance de l’entraînement à l’utilisation de la technologie en se basant sur un modèle d’apprentissage rigoureux, structuré et individualisé. Bien qu’il existe plusieurs approches, trois méthodes d’apprentissage systématique disposent d’un fort appui empirique dans les domaines de l’éducation et de la neuropsychologie : l’apprentissage sans erreur, la méthode d’estompage et la récupération espacée (Clare et Jones, 2008; Ehlhardt et al., 2008; Sohlberg, Ehlhardt et Kennedy, 2005). Ces techniques sont fréquemment utilisées, seules ou en combinaison, pour l’apprentissage d’une technologie d’assistance pour la cognition. Les auteures Imbeault et Gilbert traitent d’ailleurs de ces trois méthodes d’apprentissage dans leur article que vous pourrez lire dans ce dossier.

À titre d’exemple, une équipe du Baycrest, à Toronto, a développé un programme d’apprentissage de l’utilisation d’un téléphone intelligent pour les personnes souffrant de troubles de mémoire sévères en combinant ces trois techniques (Svoboda, Richards, Leach et Mertens, 2012). Dans un premier temps, le clinicien doit montrer chacune des étapes d’une tâche (par exemple noter un événement à venir dans le calendrier du téléphone). Puis, le niveau d’aide offerte au client diminue graduellement, pour finalement en arriver à la réalisation complète de la tâche de façon autonome par le client. Chacune des sessions d’apprentissage comporte plusieurs essais espacés dans le temps (par exemple 10 essais d’entrée de calendrier distribués à l’intérieur d’une session de 30 minutes). Le programme se poursuit avec une deuxième phase qui concerne la généralisation de l’utilisation du téléphone pour les tâches quotidiennes.

L’évaluation de l’efficacité de la technologie mobile peut être compromise par les déficits cognitifs des clients utilisateurs, qui peuvent avoir de la difficulté à apprécier avec justesse les changements sur la cognition et le fonctionnement (Bier et al., 2018). Ainsi, les cliniciens comme les chercheurs se doivent d’adopter une démarche couvrant plus largement les concepts d’acceptabilité et de convivialité de la technologie. Pour ce faire, il peut être utile d’évaluer la facilité d’utilisation, la satisfaction, l’impact sur les proches et le bien-être subjectif (par exemple la santé psychologique et la qualité de vie) associés à l’utilisation de la technologie. Une des principales barrières à l’acceptabilité et à la convivialité concerne le manque de soutien à réapprendre à utiliser un appareil mobile ou à apprendre à se servir d’un nouvel appareil (Vaezipour, Whelan, Wall et Theodoros, 2019). De façon optimale, l’utilisateur présentant des troubles cognitifs devrait pouvoir compter sur le soutien d’un professionnel, de ses proches et d’intervenants de son milieu pour l’apprentissage et le maintien de l’utilisation de la technologie mobile.

En conclusion, les appareils de technologie mobiles disponibles commercialement peuvent être efficaces en tant que moyens compensatoires des troubles cognitifs. Afin d’optimiser leur utilité, il est primordial de bien définir les besoins du client utilisateur, d’adopter une stratégie d’apprentissage systématique et d’assurer un soutien à long terme.
 

BIBLIOGRAPHIE

Bier, N., Sablier, J., Briand, C., Pinard, S., Rialle, V., Giroux, S., ...Courbet, L. (2018). Special issue on technology and neuropsychological rehabilitation: Overview and reflections on ways to conduct future studies and support clinical practice. Neuropsychological Rehabilitation, 28, 864-877. doi:10.1080/09602011.2018.1437677

Charters, E., Gillett, L. et Simpson, G. K. (2015). Efficacy of electronic portable assistive devices for people with acquired brain injury: A systematic review. Neuropsychological Rehabilitation, 25, 82-121. doi:10.1080/09602011.2014.942672

Clare, L. et Jones, R. S. (2008). Errorless learning in the rehabilitation of memory impairment: A critical review. Neuropsychology Review, 18, 1-23. doi:10.1007/s11065-008-9051-4

de Joode, E. A., van Boxtel, M. P., Verhey, F. R. et van Heugten, C. M. (2012). Use of assistive technology in cognitive rehabilitation: Exploratory studies of the opinions and expectations of healthcare professionals and potential users. Brain Injury, 26, 1257-1266. doi:10.3109/02699052.2012.667590

de Joode, E. A., van Heugten, C., Verhey, F. et van Boxtel, M. (2010). Efficacy and usability of assistive technology for patients with cognitive deficits: A systematic review. Clinical Rehabilitation, 24, 701-714. doi:10.1177/0269215510367551

Ehlhardt, L. A., Sohlberg, M. M., Kennedy, M., Coelho, C., Ylvisaker, M., Turkstra, L. et Yorkston, K. (2008). Evidence-based practice guidelines for instructing individuals with neurogenic memory impairments: What have we learned in the past 20 years? Neuropsychological Rehabilitation, 18, 300-342. doi:10.1080/09602010701733190

Jamieson, M., Cullen, B., McGee-Lennon, M., Brewster, S. et Evans, J. J. (2014). The efficacy of cognitive prosthetic technology for people with memory impairments: A systematic review and meta-analysis. Neuropsychological Rehabilitation, 24, 419-444. doi:10.1080/09602011.2013.825632

Sohlberg, M. M., Ehlhardt, L. et Kennedy, M. (2005). Instructional techniques in cognitive rehabilitation: A preliminary report. Seminars in Speech and Language, 26, 268-279. doi:10.1055/s-2005-922105

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Svoboda, E., Richards, B., Leach, L. et Mertens, V. (2012). PDA and smartphone use by individuals with moderate-to-severe memory impairment: Application of a theory-driven training programme. Neuropsychological Rehabilitation, 22, 408-427. doi:10.1080/09602011.2011.652498

Vaezipour, A., Whelan, B. M., Wall, K. et Theodoros, D. (2019). Acceptance of rehabilitation technology in adults with moderate to severe traumatic brain injury, their caregivers, and healthcare professionals: A systematic review. Journal of Head Trauma Rehabilitation, 34, E67-E82. doi:10.1097/HTR.0000000000000462

Weisman, O., Schonherz, Y., Harel, T., Efron, M., Elazar, M. et Gothelf, D. (2018). Testing the efficacy of a smartphone application in improving medication adherence, among children with ADHD. Israel Journal of Psychiatry and Related Sciences, 55, 59-63. doi:10.1016/s0924-977x(17)31929-6

Wilmer, H. H., Sherman, L. E. et Chein, J. M. (2017). Smartphones and cognition: A review of research exploring the links between mobile technology habits and cognitive functioning. Frontiers in Psychology, 8, 605. doi:10.3389/fpsyg.2017.00605

Wong, D., Sinclair, K., Seabrook, E., McKay, A. et Ponsford, J. (2017). Smartphones as assistive technology following traumatic brain injury: A preliminary study of what helps and what hinders. Disability and Rehabilitation, 39, 2387-2394. doi:10.1080/09638288.2016.1226434

Wong, D., Wang, Q. J., Stolwyk, R. et Ponsford, J. (2017). Do smartphones have the potential to support cognition and independence following stroke? Brain Impairment, 18, 310-320. doi:10.1017/BrImp.2017.10