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EXCLUSIVITÉ WEB | La psychothérapie des enfants inuits : traitement et prévention

David Poulin-Latulippe | Psychologue 

M. Poulin-Latulippe est psychologue clinicien. Il pratique la psychothérapie d’enfant depuis 15 ans à Sherbrooke. Il intervient aussi auprès des Inuits dans le Grand Nord québécois depuis quelques années.


Les familles inuites du Nunavik dans le Grand Nord québécois vivent actuellement dans des conditions psychosociales et économiques qui sont grandement inférieures à celles du reste du Canada. Selon plusieurs médias et intervenants, la situation est actuellement très préoccupante (Fortier, 2017). Par exemple, le taux de suicide chez les Inuits est 10 fois plus élevé que dans le reste du Canada (Duhaime, Lévesque et Caron, 2015). Cette réalité suscite en général une pluralité de questionnements sur l’accessibilité et l’apport des ressources psychosociales actuelles dans cette partie du Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2007).

Nous proposons ici de nous interroger sur la place que la psychothérapie pourrait – ou devrait – occuper au Nunavik, plus particulièrement l’apport d’un travail psychothérapeutique durant l’enfance des Inuits comme approche à la réduction de leur souffrance psychologique et à l’idéation suicidaire. Pour tenter de répondre à ces questionnements et de proposer des pistes de réflexion reliées à cette situation alarmante, nous proposons d’aborder le contexte psychosocial inuit dans lequel les traumatismes psychologiques apparaissent. Par la suite, nous aborderons la validité et la pertinence de la psychothérapie par le jeu auprès des enfants. Nous terminerons avec un questionnement sur l’accessibilité de ce type de services psychologiques.

Contexte psychosocial et traumatismes

Les Inuits ont été marqués, par un ensemble de facteurs historiques et sociaux. Parmi ceux-ci, citons notamment la période de la colonisation effectuée au début des années 1950 et la Loi sur les Indiens mise en place pour « civiliser » les Inuits (Affaires autochtones et du Nord Canada, 2013; Inuit Tapiriit Kanatami, 2016). Durant cette période, des changements importants ont modifié considérablement la vie des Inuits : passage d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire; envoi des enfants dans les pensionnats avec pour effet des ruptures familiales et « un bousculement de leur culture et leur langue » (Inuit Tapiriit Kanatami, 2016). Ajoutons à ce tableau les sévices physiques et sexuels qui ont été vécus dans ces pensionnats (Igloliorte, 2010).

Au milieu des années 1950, l’abatage massif des chiens de traîneau provoque une sédentarisation définitive du peuple inuit. Certains auteurs parlent même de ces événements comme d’un traumatisme historique (Brave Heart, 2013). À la suite de cette période sombre de l’histoire canadienne, les Inuits du Canada ont vécu une transformation, un déracinement, voire une crise identitaire (Inuit Tapiriit Kanatami, 2016), qui ont eu un impact profond sur les Inuits d’aujourd’hui. En fait, des facteurs psychosociaux et économiques alarmants sont toujours observés : une présence très importante de négligence parentale, d’abandon, d’alcoolisme, d’isolement, de violence conjugale, de sévices physiques et sexuels infantiles, et un taux de suicide élevé (Régie régionale de la santé et des services sociaux Nunavik, 2014). Ce contexte déplorable pour les familles inuites génère une pléiade d’expériences néfastes et influence de manière déterminante le développement de leurs enfants et de leurs adolescents (Chachamovich et Tomlinson, 2013).

Plusieurs auteurs s’entendent pour reconnaître ces éléments psychosociaux et économiques comme autant de facteurs de risque dans le développement des enfants. Quand ces derniers évoluent dans un milieu aussi défavorable, ils sont plus à risque de développer à leur tour alcoolisme, dépression et idées suicidaires (Felitti et coll., 1998).

Terr (2003) propose une genèse des traumas suivant deux types. Le type I est relié à un événement immensément stressant qui est unique, inattendu et circonscrit dans le temps, comme une catastrophe naturelle. Le type II fait plutôt référence à un ou plusieurs événements stressants récurrents, comme c’est le cas dans les situations de sévices physiques et sexuels perpétrés à répétition sur des enfants. Les enfants ayant vécu des traumatismes psychologiques développent souvent des difficultés ou des limitations sur le plan de la capacité de verbalisation, de mentalisation et d’abstraction (Porter, Hernandez-Reif et Jessee, 2009; Terradas et Domon-Archambault, 2016).

Bien évidemment, ces traumas ont un impact négatif sur le développement psychologique infantile, par exemple sur la régulation des émotions, sur les symptômes dépressifs ou anxieux, sur les troubles de comportements et sur les risques suicidaires à l’adolescence et à l’âge adulte (Felitti et coll., 1998; Kinniburgh, Blaustein, Spinazzola et Van der Kolk, 2017). En somme, il semble prudent d’avancer que les conditions dans lesquelles vivent actuellement les Inuits sont hautement susceptibles de créer des traumatismes psychologiques chez leurs enfants.

Dans un tel contexte de souffrances, qu’est-il fait pour prendre soin, protéger et aider les enfants inuits du Québec? Plusieurs mesures sont certes en place. Notons que la Direction de la protection de la jeunesse est bien présente, que les enfants ont accès à la garderie, à l’école primaire et à l’école secondaire. Un des deux centres de santé du Nunavik, le Centre hospitalier Tulattavik de l’Ungava, offre des services et pilote des programmes pour répondre aux besoins médicaux et psychosociaux des Inuits dans leur communauté (Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador, 2015).

Par ailleurs, plusieurs professionnels travaillent dans différentes sphères comme l’offre de services sociaux, le traitement des dépendances, l’aide aux victimes d’agressions sexuelles, la nutrition, la santé mentale, le développement de pratiques et d’aptitudes parentales adéquates de même que la prévention et la stimulation en enfance. Ces interventions s'appuient sur des modèles d'intervention propres au travail social, à la psychoéducation et à la psychologie. Par ailleurs, il importe de souligner qu’il y actuellement seulement deux psychologues jeunesse en poste pour dispenser des services de psychothérapie dans tous les villages du Nunavik.

La psychothérapie utilisant le jeu

Si nous reconnaissons l’importance, la diversité et le caractère essentiel des services psychosociaux offerts à la population inuite (Régie régionale de la santé et des services sociaux Nunavik, 2014; Lessard, Bergeron, Fournier et Bruneau, 2008), nous pouvons nous interroger sur la place occupée par la psychothérapie – et plus particulièrement la psychothérapie auprès des enfants – parmi toutes ces offres de services, dans un contexte où les enfants inuits vivent possiblement des traumatismes de type II, (Terr, 2003). Pensons notamment à la psychothérapie par le jeu. La littérature présente un large consensus sur le fait que le jeu constitue un excellent moyen d’intervention auprès des enfants, car il occupe une place fondamentale dans leur développement.

Entre autres, le jeu leur permet d’appréhender leur environnement, de l’apprivoiser et d’exprimer leurs émotions en plus de les aider à développer leur monde intérieur (Piaget et Inhelder, 2008). Le jeu sert aussi de mécanisme de digestion, de métabolisation et d’intégration des différents affects vécus (Kaduson et Schaefer, 2006). Aussi, quand le jeu est utilisé dans le cadre de la psychothérapie, il permet à l’enfant de se sentir plus compris dans ses besoins affectifs, de se sentir en sécurité et de vivre un sentiment d’autonomisation (Pynoos, 1994). Cet environnement thérapeutique ludique contribue alors au traitement du traumatisme psychologique en favorisant et en rendant possibles la symbolisation, la mentalisation et la verbalisation de l’expérience traumatique (Gotthold et Sorter, 2006; Terradas et Domon-Archambault, 2016).

La recherche sur l’efficacité de la psychothérapie par le jeu auprès des enfants est abondante. En fait, plusieurs recherches, dont une méta-analyse de 93 études portant sur les bienfaits de la thérapie par le jeu, ont établi que ce type d’intervention thérapeutique a des effets positifs importants en ce qui concerne son efficacité (Ogawa, 2004; Bratton, Ray, Rhine et Jones, 2005). Par ailleurs, la thérapie par le jeu permet de traiter efficacement diverses problématiques, dont les affects anxieux et dépressifs, les troubles de comportement, les difficultés sociales, les relations parents-enfants difficiles. Elle a aussi un impact important sur le traitement des traumatismes psychologiques (Reyes et Asbrand, 2005; Porter, Hernandez-Reif et Jessee, 2009).

En somme, les conditions difficiles dans lesquelles vivent les Inuits semblent avoir créé des traumatismes psychologiques de type II chez leurs enfants. Si une offre importante de services de types sociaux et psychoéducatifs est en place, force est de constater que l’offre de service en psychothérapie auprès des enfants est peu développée. Sachant que la psychothérapie favorise la mentalisation et la symbolisation des traumas, ne serait-il pas intéressant de fournir davantage de ce type d’interventions aux enfants inuits?

Le champ des possibles serait alors vaste pour les psychologues et les psychothérapeutes, et ce, autant sur le plan clinique que dans le domaine de la recherche. En effet, différentes études pourraient être menées afin de valider la pertinence du jeu comme moyen d’intervention psychothérapeutique auprès des enfants inuits. Par exemple, nous pourrions chercher à valider l’efficacité à long terme de la thérapie par le jeu et son impact sur la prévention des risques suicidaires. Afin de répondre à la réalité des petites communautés et de l’éloignement qui rend parfois difficile l’organisation des services, il serait pertinent d’évaluer l’efficacité de modèles de psychothérapie par le jeu intensive et à court terme.

Malgré le manque de recherche sur la validation de modèles psychothérapeutiques envers les Inuits, il semble difficile de justifier ou même d’expliquer le manque d’accessibilité aux services de psychothérapie dans le Grand Nord québécois. À l’heure où l’ensemble du Canada commence à se préoccuper de ses Autochtones par la mise en place de services de plus en plus fournis et de politiques plus généreuses envers eux, il nous apparaît pressant que la communauté des psychologues et des psychothérapeutes se saisisse des enjeux reliés à l’accessibilité à leurs services dans le Grand Nord québécois.

Bibliographie

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Bratton, S. C., Ray, D., Rhine, T. et Jones, L. (2005). The efficacy of play therapy with children: A meta-analytic review of treatment outcomes. Professional Psychology: Research and Pratices, 36(4), 376-390.

Brave Heart, M,. (2013). Conversations about Historical Trauma: Part One. IMPACT Newsletter. Child Traumatic Stress Network. Spring, 2013.

Chachamovich, E., et Tomlinson, M. (2013). Learning from Lives that Have Been Lived: Nunavut Suicide Follow-back Study, 2005-2010. Institut universitaire en santé mentale Douglas.

Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador. (2015). Synthèse des services de santé et sociaux offerts aux Premières Nations et aux Inuit au Québec. Repéré à http://cssspnql.com/docs/default-source/centre-de-documentation/css_1509_gouvern_inspq_fr_webf.pdf?sfvrsn=2

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. (2007). Enquête portant sur les services de protection de la jeunesse dans la baie d’Ungava et la baie d’Hudson. Repéré à http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/rapport_Nunavik_francais.pdf

Duhaime, G., Lévesque, S. et Caron, A. (2015). Le Nunavik en chiffres 2015 – version intégrale. Québec : Université Laval.

Felitti, V. J., Anda, R. F., Nordenberg, D., Williamson, D. F., Spitz, A. M., Edwards, V., ... et Marks, J. S. (1998). Relationship of childhood abuse and household dysfunction to many of the leading causes of death in adults: The Adverse Childhood Experiences (ACE) Study. American Journal of Preventive Medicine, 14(4), 245-258.

Fortier, M. (2017). 2000 Inuits sous la loupe de la santé publique. Le Devoir. Repéré à http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/502283/amundsen-recherche

Gotthold, J. J., et Sorter, D. (2006). Moments of meeting: An exploration of the implicit dimensions of empathic immersion in adult and child treatment. International Journal of Psychoanalytic Self Psychology, 1(1), 103-119.

Igloliorte, H. (2010). We Were So Far Away: The Inuit Experience of Residential Schools. Ottawa : Legacy of Hope Foundation.

Inuit Tapiriit Kanatami. (2016). National Inuit Suicide Prevention Strategy. Repéré à https://www.itk.ca/wp-content/uploads/2016/07/ITK-National-Inuit-Suicide-Prevention-Strategy-2016.pdf

Kaduson, H. G. et Schaefer, C. E., (2006) Short-Term Play Therapy for Children. Guilford Publications.

Kinniburgh, K. J., Blaustein, M., Spinazzola, J., et Van der Kolk, B. A. (2017). Attachment, Self-Regulation, and Competency: A comprehensive intervention framework for children with complex trauma. Psychiatric annals, 35(5), 424-430.

Lessard, L., Bergeron, O., Fournier, L., et Bruneau, S. (2008). Étude contextuelle sur les services de santé mentale      au Nunavik. Repéré à https://www.inspq.qc.ca/pdf/publications/868_SanteMentalNunavik.pdf

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Piaget, J. et Inhelder, B. (2008). The psychology of the child. Basic books.

Porter, M. L., Hernandez‐Reif, M. et Jessee, P. (2009) Play therapy: a review. Early Child Development and Care, 179:8, 1025-1040.

Pynoos, R. (1994). Traumatic stress and developmental psychopathology in children and adolescents (p. 65-98). Dans R. Pynoos (dir.), Posttraumatic stress disorder: A clinical review. Baltimore : The Sidran Press.

Régie régionale de la santé et des services sociaux Nunavik. (2014). Portrait de santé du Nunavik en 2015 : les enjeux chez les jeunes, les adultes et les personnes âgées. Repéré à http://nrbhss.gouv.qc.ca/sites/default/files/Profile%20Youth_Adults_Elders_2015_FR%20.pdf

Reyes, C. J. et Asbrand, J. P. (2005). A longitudinal study assessing trauma symptoms in sexually abused children engaged in play therapy. International Journal of Play Therapy, 14(2), 25-47.

Terr, L. C. (2003). Childhood traumas: An outline and overview. Focus, 1(3), 322-334.

Terradas, M. M. et Domon-Archambault, V. (2016). Conceptualisation de la psychothérapie d’enfants à la lumière des défis rencontrés en pédopsychiatrie et en protection de la jeunesse. La psychiatrie de l’enfant, 59(2), 537-574.