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La traversée de l’Œdipe dans la famille recomposée et la famille homoparentale

Dre Marie-Liên Duymentz, psychologue

La Dre Marie-Liên Duymentz est psychologue au Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de la Montérégie-Centre et en pratique privée.


On croit souvent à tort que le modèle familial principal actuel est le plus répandu dans le monde et dans l’histoire. Lors de la théorisation du complexe d’Œdipe, dans les débuts de la psychanalyse, au XIXe siècle, les familles présentaient des caractéristiques qui seraient aujourd’hui jugées exceptionnelles : familles très nombreuses, mortalité infantile fréquente, remariage à la suite d’un veuvage et, dans les familles bourgeoises, contacts brefs entre le bébé et sa mère dans la première année de vie en raison du recours aux nourrices (Ribas, 2012). Si les familles recomposées et homoparentales ne sont pas tout à fait nouvelles, leur reconnaissance sociale et juridique est d’actualité, particulièrement pour les couples homosexuels d’hommes désirant adopter. Cet article vise à revisiter les enjeux autour du complexe d’Œdipe – rôle du tiers, ordre des générations, identification sexuelle et intériorisation des interdits – dans deux formes de familles non traditionnelles que les psychologues reçoivent de plus en plus dans leur bureau.

Le complexe d’Œdipe

Freud s’est appuyé sur le mythe grec d’Œdipe pour élaborer ce qu’il a appelé le complexe d’Œdipe. Pour rappel, Œdipe accomplit à son insu ce qui avait été prédit à sa naissance, à savoir qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. De ce mythe, Freud va extraire un double souhait chez l’enfant : pour le garçon, éliminer son père et posséder sa mère, pour la fille, faire disparaître sa mère et devenir la femme de son père. Le scénario peut s’observer dans les familles : le garçon veut dormir près de maman et l’épouser, la fille veut devenir la petite femme de papa. Cependant, l’enfant rencontre des obstacles : il est trop petit et ses parents ont leur mot à dire, ce qui éveille des craintes dites de « castration », c’est-à-dire de punition par plus fort que soi (Heenen-Wolff et Moget, 2011). Le complexe d’Œdipe devient une composante structurante de la personnalité de l’enfant au moment où le vœu amoureux est interdit de réalisation. Ce désir est transgressif et il faut y renoncer. Il devient frappé d’interdit dans les représentations conscientes et disparaît grâce au refoulement. Le principe de plaisir s’estompe devant le principe de réalité, car l’élan amoureux (de 3 à 6 ans) est incestueux. Dans le complexe d’Œdipe réussi, les interdits de l’inceste et du meurtre sont définitivement installés. L’enfant renonce au parent du sexe opposé, il s’identifie au parent de même sexe et maintient son attachement aux deux. Dans le long processus d’identification, il apprend ce qu’il doit faire pour se comporter comme homme ou femme et trouve sa place dans les relations familiales et extrafamiliales (Alberti et Sauret, 1996).

La famille recomposée

Dans le modèle classique, le complexe d’Œdipe se joue à trois personnages : le père, la mère et l’enfant. Les familles recomposées bousculent ce triangle en introduisant plusieurs autres figures parentales qui ont un rôle à jouer dans la formation et la résolution de l’œdipe de l’enfant. La psychologue et psychanalyste Catherine Audibert est catégorique : les enfants peuvent être élevés dans des configurations familiales très différentes, leur œdipe se constituera auprès des figures parentales qu’ils auront eues près d’eux pour les aimer et les éduquer. La plupart des difficultés rencontrées par ces familles sont liées à l’incapacité des adultes à trouver leur place dans la reconfiguration et par conséquent à fournir des repères aux enfants. Si la nouvelle forme est donnée, la fonction de chacun est floue ou mal ajustée en raison de fragilités narcissiques et de débalancements dans l’ordre des générations.

Le narcissisme des figures parentales dans l’Œdipe

Le narcissisme est le sentiment d’être quelqu’un de valeur, d’être estimé, voire admiré. Il se bâtit dès le premier jour de la vie par des soins suffisamment bons et se consolide ou se fragilise selon divers facteurs jusqu’à la mort. Un narcissisme bien intégré peut se faire oublier; il se manifeste cliniquement dans ses manques ou ses excès. Chez le parent ou beau-parent, un narcissisme trop important occulte l’autre, le fait passer loin derrière soi et empêche l’empathie. Ces personnes exigent des autres, adultes et enfants, d’être à leur image et ils ne supportent pas la rivalité, rivalité à laquelle la recomposition les expose. En effet, la présence d’un enfant issu d’une union précédente rappelle continuellement que le conjoint a déjà eu un projet de vie et une famille avant soi. De puissantes émotions non élaborées comme la colère et l’envie peuvent entraver le développement du lien adulte-enfant et l’identification de l’enfant à cet adulte. À l’inverse, un narcissisme trop faible entraîne l’effacement de soi et peut être handicapant dans la recomposition, où il faut prendre sa place et essuyer quelques critiques ou, pire, l’indifférence, et ce, sans se sentir attaqué dans sa personne.

L’espace beau-parental : autorité et ordre générationnel

Si l’on est d’accord avec l’idée qu’un enfant peut très bien être élevé et aimé par des parents non biologiques, la coexistence de plusieurs adultes ayant une fonction parentale introduit la notion de pluriparentalité. La nouvelle famille a besoin de réfléchir à organiser une pluriparentalité ordonnée sans confusion des places ni des responsabilités (Audibert, 2009). L’espace du beau-parent doit être cocréé et soutenu par le parent, au même titre que l’espace paternel est créé par la mère et investi par le père dans la famille traditionnelle. Le problème du beau-parent est d’arriver après l’enfant, ce qui inverse la chronologie ordinaire où l’enfant arrive après la formation du couple de ses parents. L’ordre générationnel a besoin d’être rétabli, mais cela ne peut se faire qu’avec un certain tact pour que les enfants l’acceptent. Le parent doit soutenir l’autorité de son nouveau conjoint; il ne peut lui demander de seulement aimer son enfant sans jamais le réprimander. Autrement, si le beau-parent n’a pas son mot à dire dans l’éducation de l’enfant, l’enfant peut croire à sa toute-puissance face à la parole de l’adulte. Sa traversée de l’œdipe est compromise : le renoncement n’est pas intégré, alors le surmoi  vacille. 

La famille homoparentale

La triangulation est au cœur de l’œdipe, à savoir que l’enfant n’est pas seul au monde dans une dyade fusionnelle avec sa mère, mais qu’il existe des tiers. Le tiers principal, dans la famille homoparentale, est l’autre parent de même sexe. Les tiers secondaires, grands-parents, oncles, tantes, ne sont pas à négliger dans la résolution de l’œdipe.

Chez les couples homosexuels lesbiens, on observe presque tout le temps une mère biologique et une mère sociale. La mère sociale décrit son rôle en des termes évoquant la fonction paternelle, soit le tiers séparateur qui d’abord soutient la mère biologique dans l’expérience corporelle et psychique de la maternité (grossesse, accouchement, allaitement) et qui ensuite entend partager sa vision du monde et des activités tournées vers l’extérieur avec l’enfant (Feld-Elzon, 2010). Chez les couples homosexuels d’hommes, le partage des rôles sur lequel l’enfant s’appuiera lors de son complexe d’Œdipe se fait en fonction des affinités et de la bisexualité psychique des parents. La bisexualité psychique est la capacité à s’identifier inconsciemment et précocement à des personnes ou à des caractéristiques de l’un ou l’autre sexe (Feld-Elzon, 2010). Tout individu, hétérosexuel ou homosexuel, présente des tendances, des pulsions et des caractéristiques masculines et féminines. L’enfant s’identifie donc aux aspects masculins et féminins de ses deux pères ou de ses deux mères, ainsi qu’à ces mêmes caractéristiques chez ses autres figures parentales. Des recherches démontrent en effet que la grande majorité des couples homosexuels cherchent à entourer leurs enfants de parrains et de marraines justement pour leur fournir des repères quotidiens quant à la différence des sexes (Heenen-Wolff et Moget, 2011).

Conclusion

Cet article s’est voulu une revue, certes rapide, des enjeux intrapsychiques du complexe d’Œdipe, un complexe qui rencontrera des fixations ou sera résolu, quelle que soit la forme de la famille. Il est possible qu’un travail psychique supplémentaire incombe aux enfants issus de familles recomposées ou homoparentales, au même titre que chaque enfant doit composer avec les désirs et les incomplétudes de ses parents (Heenen-Wolff et Moget, 2011). Face aux clients, adultes ou enfants, évoluant dans une famille recomposée, homoparentale ou les deux en même temps, le thérapeute peut élargir sa compréhension des enjeux œdipiens à l’œuvre, puis les restituer dans des termes accessibles. À titre d’exemple, le besoin de soutien dans l’établissement de l’autorité du beau-parent est un cas clinique assez fréquent.

Références

Alberti, C., et Sauret, M.-J. (1996). La psychanalyse. Toulouse : Éditions Milan.

Audibert, C. (2009). Œdipe et Narcisse en famille recomposés [sic] : enjeux psychiques de la recomposition familiale. Paris : Payot.

Feld-Elzon, E. (2010). Homoparentalité – Bisexualité – Tiercéité. Impact du projet d’enfant et de l’IAD sur la bisexualité. Revue belge de psychanalyse, vol. 56, no 1, p. 35-60.

Heenen-Wolff, S., et Moget, E. (2011). Homoparentalité et sexualité. Cahiers de psychologie clinique, vol. 37, no 2, p. 231-245.

Ribas, D. (2012). Adoption par les couples homosexuels : la psychanalyse n’a pas à dire la loi. Revue française de psychanalyse, vol. 76, no 5, p. 1713-1718.