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Les « données probantes » : et si on récapitulait?

Pierre Desjardins, psychologue, consultant et ex-directeur de la qualité et du développement de la pratique de l'Ordre des psychologues du Québec.


Dans un monde où on est à court de ressources, où les gens qui ont des problèmes de santé mentale ne savent pas à qui s’adresser ou tout simplement n’ont pas les moyens de bien se faire traiter, il est légitime de rechercher les traitements les plus efficaces et d’identifier ceux qui les offrent. Dans un monde où des personnes à bout de ressources, sans soins ni services, se jettent sur ceux qui leur proposent des traitements miracles, traitements auxquels ils ont désespérément besoin de croire, il est légitime de s’appuyer notamment sur ce que la science démontre pour dénoncer les vendeurs de rêves, les charlatans et autres fumistes. Mais il n’y a pas que la science expérimentale qui permette de bien circonscrire ce qu’est la psychothérapie et d’en démontrer les fondements, la rigueur et l’efficacité.

Ce préambule renvoie à la course aux données probantes, données qui ne sont pas sans soulever de nombreuses polémiques. L’Ordre a pris position en adoptant en 2008 l’Énoncé de politique sur la pratique fondée sur les données probantes en psychologie, énoncé qui provient de l’American Psychological Association (APA). Il faut se référer à cet énoncé pour bien saisir les nuances dans le positionnement de l’Ordre quant à l’utilisation des données probantes. Or, il circule actuellement parmi les psychologues des lettres qui, bien que fort intéressantes, donnent à comprendre – à tort – que l’Ordre, par le biais de son magazine Psychologie Québec, ne ferait place qu’à une seule approche, ne considérerait probant que ce qui est issu des recherches expérimentales, et pire, ferait la promotion d’une pensée unique. Ces lettres nous interpellent en raison du fait que le lecteur est amené à penser que l’Ordre « dérive ».

Or, bien qu’il se trouve dans ces lettres certains éléments qui à notre avis mériteraient d’être recadrés ou nuancés, force est de constater que les positions de l’Ordre ne sont pas du tout étrangères aux propos de ces lettres, particulièrement en ce qui a trait aux données probantes. À ces égards, il faut savoir qu’à titre de directeur de la qualité et du développement de la pratique je suis porteur des positions de l’Ordre, positions dont il arrive fréquemment que je fasse état dans le magazine Psychologie Québec. Il est donc maintenant opportun que je reprenne, dans ses grandes lignes, ce que j’ai dit et soutenu au fil des ans, en m’appuyant notamment sur des extraits des différentes chroniques que j’ai écrites. On sera alors plus à même de constater que l’Ordre et les auteurs des lettres qui circulent logent à la même enseigne lorsqu’il est entre autres question des données probantes.

Évaluer les recherches et autres études dites scientifiques

La science permet de générer des données dont certaines sont dites probantes. L’appui sur de telles données a été et est encore des plus utiles. Mais que sont donc au fond les données probantes? En avons-nous tous la même conception, la même perception? Certains croient, à tort, qu’il s’agit de toutes les données que permet de recueillir la recherche, comme si le simple fait qu’il y ait eu recherche conférait à ces données un statut probant. De plus, les données issues de la recherche ne peuvent faire foi de tout et il serait dommage qu’on en vienne à croire que hors de celles-ci il n’y ait point de salut. C’est dans cette perspective qu’en 2005 j’ai écrit une première chronique professionnelle sur la question en soulevant le risque de dérive dogmatique. J’y précise d’entrée de jeu que « […]cet accent mis sur les données probantes répond à la nécessité de rigueur qu’impose tout engagement auprès des personnes souffrantes[…] », tout en servant du même souffle une mise en garde devant « […]certains risques de dérive dans la mesure où on assisterait à la naissance d’une nouvelle forme de dogmatisme […]à l’uniformisation non justifiée des pratiques […]à la croyance […]d’une panacée ».

Il demeure que la psychologie, comme discipline, a des assises scientifiques. Cela implique que les psychologues soient des utilisateurs éclairés (et éclairants) des résultats de la recherche dans leur pratique professionnelle, et ce, tout au long de leur carrière. C’est ce à quoi, d’ailleurs, les prépare leur formation universitaire, notamment en raison de la compétence « recherche » qu’ils ont eu à développer. Ils doivent bien connaître la littérature spécialisée de leur champ d’expertise et être en mesure de la critiquer. Cela suppose qu’ils comprennent à tout le moins les processus et méthodes scientifiques pour analyser et, si nécessaire, modifier les pratiques professionnelles inhérentes à leur champ d’expertise. La compétence « recherche » soutient la capacité réflexive et permet de développer sa pensée eu égard à l’abondance et à la persité des connaissances auxquelles la science et les recherches nous confrontent. Les psychologues, forts de cette compétence, doivent contribuer, chacun dans son milieu, au développement d’une attitude critique devant les résultats de la recherche1, ce qui a été souligné à maintes reprises2, d’autant plus que : « Les recherches qui sont publiées comportent des limites et des lacunes dont il faut tenir compte notamment quant à leur applicabilité à un cas particulier. Cela implique que chercheurs et praticiens s’assurent de la validité interne des recherches de même que de leur pertinence sur le plan clinique. » (2008, p. 14)

L’utilisation des données probantes

Pour qui et pourquoi les données probantes? En 2007, je faisais état des développements en Australie, où dorénavant les médecins prescrivent aux patients des traitements psychothérapeutiques qui s’appuient sur des données probantes et qu’auraient ensuite à offrir des psychologues. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter? L’enjeu du maintien d’une pratique professionnelle qui implique l’exercice du jugement est bien identifié : « La décision qui revient à chaque psychologue d’utiliser une approche psychothérapeutique ne devrait donc pas reposer que sur les seules démonstrations empiriques ayant été réalisées à ce jour. Il y a des approches qui, malgré l’absence de données probantes, font école, parce que l’esprit scientifique a présidé à leur développement et que la rigueur caractérise leur application. » (p. 20) Dans le même sens, en 2008, m’appuyant sur l’Énoncé de politique sur la pratique fondée sur les données probantes en psychologie, je précisais que « […]les décisions en matière de traitement ne devraient jamais être prises par une personne sans formation ou ignorant les détails d’un cas, le psychologue traitant ayant lui-même à juger de l’applicabilité des conclusions de la recherche dans le cas d’un client particulier. Il faut en effet considérer que l’application des données de la recherche met en jeu des inférences probabilistes, sans compter que certains clients requièrent parfois des décisions et des interventions auxquelles la recherche existante ne s’est pas encore intéressée » (p. 14).

Et bien que la valeur des données empiriques puisse être établie, elle ne peut être que relative et en 2007, je soulevais la nécessité « […]de s’interroger sur la manière d’utiliser ces données pour améliorer notre pratique et non la réduire à ce qui, tout en étant démontré pour un échantillon donné, ne conviendrait pas ou ne suffirait pas pour une personne en particulier » (p. 20).

Évaluation de l’efficacité en continu

Offrir de la psychothérapie, c’est entrer en relation avec une personne particulière, qui a ses besoins propres et qu’il faut bien évaluer non seulement initialement, mais aussi et surtout en continu, afin de garantir que le traitement offert est bien celui qui lui convient personnellement. À ces égards : « La rigueur scientifique n’est pas l’apanage des seuls chercheurs. Compte tenu que les résultats de la recherche ne sont pas toujours applicables ou appropriés sur le terrain, il serait opportun que le psychologue clinicien évalue systématiquement l’efficacité du traitement qu’il offre à chaque client qu’il reçoit, que ce traitement soit inspiré des données probantes ou de son expérience clinique. » (2008, p. 14) Et cette évaluation peut se faire de multiples façons, au psychologue de voir à l’adapter à son modèle d’intervention. De plus, j’ai fait la mise en garde suivante : « […]l’application sur le terrain de pratiques pour lesquelles la recherche a dégagé des données probantes ne peut se faire sans considérations pour le contexte, l’intervenant et le client. Autrement, on encourt le risque d’appauvrir l’offre de services (exclusion de pratiques reconnues, mais non encore validées empiriquement, frein au développement sur le terrain de pratiques innovatrices, …) et ainsi perdre des moyens qui permettent de répondre à la persité et à la complexité des problématiques et de la clientèle en besoin. » (p. 15) En soutien de ces propos, Shedler (2015) rapporte que, dans la constitution des échantillons de la recherche, les deux tiers des personnes approchées sont exclues des cohortes retenues parce qu’elles n’ont pas le bon profil. Or, ces personnes, rejetées par la recherche d’où proviennent les données probantes, sont les véritables clients auxquels il faut venir en aide dans la réalité.

Quand les données probantes alimentent les guerres de clocher

En 2009, je soulignais la place prépondérante en matière de données probantes qu’on accorde aux recherches sur l’efficacité de traitements fondés sur un modèle particulier, et ce, au détriment des recherches qui portent sur d’autres modèles ou sur d’autres variables que le seul modèle théorique appliqué : « Or, au départ, la plupart des recherches portaient sur une même approche, de sorte que les données probantes obtenues ne soutenaient que ces approches. De là à dire que les autres approches ne sont pas valides, il n’y a qu’un pas que malheureusement certains franchissent, ce qui donne aux recherches une portée qu’elles n’ont pas véritablement. » (p. 11) On perd de vue les personnes auxquelles il faut venir en aide quand on s’engage ainsi dans des affrontements qui ne sont pas porteurs, puisque, pour certains, les démonstrations d’efficacité servent malheureusement à établir la supériorité du modèle qu’ils préconisent. Or, les données de la recherche devraient plutôt permettre d’ouvrir de nouveaux horizons et de persifier la palette de ce qui peut être offert.

Le regard qu’on porte sur la psychothérapie et son efficacité doit être plus global et, à cet égard, en 2009, je rapportais ainsi les propos d’un chercheur : « […]une psychothérapie ne saurait être efficace si les principes à la base des changements ne sont pas pris en compte. Parmi ces principes, il y a ceux liés :

  • au pronostic, abstraction faite de l’approche préconisée; au pairage à faire entre les caractéristiques du client et l’approche à offrir;
  • à la relation psychothérapeutique à établir;
  • aux techniques psychothérapeutiques;
  • aux facteurs directement liés au client. »

Il importe, de plus, de disposer d’autres types de données que les seules qui sont issues de la recherche fondamentale, comme je le soutenais en 2009 : « Il serait aussi opportun que chacun, dans son milieu, sur le terrain, avec des clients réels, s’emploie maintenant à trouver une façon de vérifier et de documenter l’efficacité de ses interventions auprès de ses clients, de sorte que l’on puisse disposer d’un autre type de données que celles qui sont issues des recherches habituelles[…]. » En 2011, j’ajoutais : « […]s’il est pertinent de s’appuyer sur les données de la recherche, il l’est encore plus de s’appuyer sur des données “terrain”, issues de situations réelles. » (p. 9)

Psychothérapie, choix de traitement et efficacité

La psychothérapie, le choix des traitements et leur efficacité demeurent résolument au coeur des préoccupations des psychologues.

Malgré le fait que de nombreuses recherches portent sur la variable « maladie », je soulignais : « […]l’importance de ne pas se centrer uniquement sur les symptômes ou la pathologie, mais bien d’accueillir la personne dans sa globalité, de tenir compte de ce qu’elle est, de sa demande, de ses besoins et de ses ressources personnelles et matérielles, pour ne nommer que ces considérations. » (p. 9 ) Cela est d’autant plus vrai que dans la réalité il est rare qu’on s’adresse à une clientèle qui, en tout point, présente des caractéristiques aussi homogènes que celles des personnes constituant les échantillons de la recherche. Autrement dit, on peut affirmer qu’il n’existe pas deux personnes dépressives qui soient identiques, pour prendre exemple sur cette problématique. Chacune a besoin qu’on s’adresse à elle comme personne, il en va de la qualité de la relation à créer et à maintenir et, de là, de l’adhésion de cette personne au traitement qui lui est proposé et de la réussite de ce traitement. Ainsi, quand on s’oriente pour traiter un trouble mental particulier à l’aide d’un traitement psychothérapeutique donné, on choisit son éclairage et on applique des paradigmes qui relèveraient davantage de l’exercice d’une certaine médecine : pour chaque maladie, un remède. Cet éclairage surexpose la maladie et relègue dans l’ombre la personne qui en souffre, ce qui peut certainement affecter l’efficacité des traitements et, éventuellement, porter atteinte à la liberté et à la dignité de la personne. À ces égards, en 2011, je précisais que « […]notre code de déontologie exige que nous respections la dignité et la liberté de la personne […]et de ne pas [lui] imposer quoi que ce soit au nom de la science ou de convictions ou croyances personnelles ou professionnelles » (p. 10).

À propos de la science, de ses utilisateurs et de ses détracteurs

Quelques mots sur la science et son utilisation. On a parfois l’impression que certains se réclament de la science, mais pour s’en servir comme paravent occultant des idéologies que le discours ambiant ne saurait tolérer ouvertement par ailleurs. La science, c’est bien davantage que l’application de méthodes scientifiques, celles-ci comportant leurs limites. On peut même affirmer que la science, par le biais de la recherche fondamentale et du recours à des méthodes expérimentales, filtre les données et ainsi propose des « vérités » bien relatives. Elle ne permet pas d’exposer d’autres « vérités » que des méthodes différentes d’observation de la réalité psychique révéleraient. Il serait donc très réducteur de conclure qu’il n’y a de vrai que ce que cette science démontre, et il serait dommageable d’écarter en son nom des approches issues de modèles théoriques solides, rigoureusement échafaudés et largement utilisés à travers le temps.

Il serait tout aussi réducteur de rejeter les méthodes expérimentales et, par voie de conséquence, ce qu’elles permettent de soutenir, sous prétexte qu’il ne serait pas possible de s’y appuyer pour démontrer la valeur probante du seul modèle théorique qu’on connaît et auquel on adhère. Car croire en un seul modèle, c’est fixer son regard sur la seule lumière qu’il jette plutôt que sur la réalité qu’il éclaire, c’est chercher l’éblouissement. Il serait de loin préférable de se servir de l’éclairage que fournit ce modèle pour explorer ce qu’il illumine et constater que, en raison de son intensité et de sa diffusion, il génère aussi des zones d’ombre ou des coins sombres que d’autres lumières seraient plus à même d’éclairer.

Dans le même sens, en 2014, je déplorais le fait qu’on ne puisse se référer en matière de données probantes qu’à celles qui sont liées aux traitements soutenus empiriquement (TSE) : « Il nous apparaît en effet que de se restreindre aux TSE procède d’un certain aveuglement et qu’écarter tout un pan de la recherche ne témoigne pas d’un véritable positionnement scientifique. » (p. 17)

De plus, si la science par définition tend vers l’objectivité, il demeure que les scientifiques ou ceux qui sont abonnés à la science sont constamment confrontés au défi de demeurer neutres et impartiaux et ils doivent avoir l’humilité de reconnaître et d’accepter ce qui pourrait ne pas soutenir leurs points de vue, pour ne pas dire leurs croyances. C’est ce qu’implique être un penseur critique.

Conclusion

« […]la science est une pratique sociale, faite par des êtres humains, dans un contexte social, politique et économique donné. C’est là un fait important et qui peut peser très lourd sur la décision d’investir dans tel ou tel secteur de recherche, sur les orientations de la recherche, voire même sur les résultats. Le penseur critique doit en être bien conscient et se demander, chaque fois, si ces facteurs ont pu jouer[…]. […]il faut rester lucide et critique devant la possibilité que des intérêts[…] aient pu influer sur la recherche menée ou sur les résultats annoncés3. »

De plus, règle générale, on ne trouve que ce qu’on cherche et si, malgré tout, on ne trouve pas ce qu’on cherche ou encore on trouve ce qu’on ne cherche pas, il est rare qu’on expose au grand public de tels résultats, des résultats inattendus, voire indésirables.

Enfin, l’esprit scientifique, la pensée scientifique ne s’incarnent pas que dans la recherche. Ils doivent présider à une posture, à une démarche rigoureuse, professionnelle : ne rien tenir pour acquis, observer, mettre en doute, soulever des hypothèses, chercher des preuves, tirer des conclusions, mettre ces conclusions à l’épreuve. N’est-ce pas ce que doivent faire tous les psychologues dans leurs rapports avec leurs clients?

Références et bibliographie

Références

  1. Cela nécessite que les psychologues aient accès à une base de données qu’ils peuvent consulter au gré de leurs besoins. Certains se voient offrir un tel accès par leur employeur, d’autres n’en disposent pas. À cet égard, l’Ordre propose aux psychologues un abonnement à peu de frais à la base de données que fournit EBSCO.
  2. En 2005, 2007, 2008 et 2011.
  3. Cette citation est un extrait de Baillargeon, N. (2005). Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux éditeur. Baillargeon propose plusieurs outils permettant de juger de la recherche et en 2007 je m’en suis largement inspiré pour proposer une courte liste de ce qu’il faut savoir à propos des recherches afin de mieux en saisir la valeur.

Bibliographie

  • Desjardins, P. (2005). Les données probantes : sciences et dogmatisme. Psychologie Québec, vol. 22, n° 6, p. 9-10.
  • Desjardins, P. (2007). Les données probantes : pour qui, pourquoi? Psychologie Québec, vol. 24, n° 1, p. 20-21.
  • Desjardins, P. (2008). La psychothérapie : recherche et pratique. Psychologie Québec, vol. 25, n° 2, p. 14-15.
  • Desjardins, P. (2009). La recherche en psychothérapie : des échos du congrès. Psychologie Québec, vol. 26, no 1, p. 11-12.
  • Desjardins, P. (2011). À propos du choix et de l’efficacité des traitements : des échos de notre congrès. Psychologie Québec, vol. 28, n° 1, p. 9-10. Desjardins, P. (2014). Propositions de l’Ordre au sujet du plan d’action en santé mentale. Psychologie Québec, vol. 31, n° 3, p. 14-17.
  • Ordre des psychologues du Québec (2008). Énoncé de politique sur la pratique fondée sur les données probantes en psychologie.
  • Shedler, S. (2015). Where is the Evidence for « Evidenced-Based » Therapy? The Journal of Psychological Therapies in Primary Care, vol. 4, p. 47-59