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Travailler avec des troubles sévères et persistants dans un contexte de triple comorbidité (maladie mentale, violence et toxicomanie)

Tiziana Costi | Psychologue
Mme Costi est psychologue depuis 1985. Elle travaille à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal (IPPM) depuis 1992 ainsi qu’en bureau privé. Elle s’intéresse particulièrement à l’évaluation du risque auprès de patients présentant des troubles concomitants de maladie mentale, de violence et de toxicomanie.


Évaluer et traiter les troubles sévères et persistants implique plusieurs défis pour le psychologue, sur le plan tant clinique qu’éthique et en matière de travail multidisciplinaire. Cela devient encore plus complexe dans un milieu psycholégal où aux troubles persistants s’ajoute une composante de multiple comorbidité (comportements violents, toxicomanie). Cet article résume les défis et les implications pour l’intervention et décrit le travail offert à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal (IPPM) avec ce type de problématique, tout en mettant un accent sur le programme de toxicomanie, qui vise à travailler avec des patients atteints de troubles sévères et persistants, de problèmes de dangerosité et de toxicomanie.

Les troubles sévères et persistants (troubles mentaux tels que la schizophrénie et les maladies connexes, les troubles bipolaires et autres pathologies chroniques) peuvent être très incapacitants pour les personnes qui en souffrent. Évaluer et traiter ces patients est un défi qui exige souplesse, créativité et adaptation de la part du psychologue. Le tout est amplifié lorsque le patient présente des comorbidités, le plus souvent la toxicomanie et un problème de violence. Notre expérience auprès de la clientèle de l’IPPM nous amène à plusieurs réflexions sur le rôle du psychologue auprès de cette clientèle qui pose de nombreux défis.

L’IPPM a pour mission d’évaluer et de traiter des patients présentant une maladie mentale et un problème de violence. Une grande proportion de sa clientèle présente cette comorbidité complexe. Les diagnostics les plus fréquents sont la schizophrénie et les troubles bipolaires, parfois associés à des troubles de la personnalité. Parmi les patients de l’IPPM, la grande majorité sont porteurs d’un statut légal, pour la plupart un mandat du Tribunal administratif du Québec indiquant qu’ils ont été reconnus coupables d’un délit, mais non responsables pour cause de troubles mentaux. Autre statistique importante : près des deux tiers des patients de l’IPPM présentent un trouble lié aux dépendances (drogue, alcool et dans une moindre proportion jeu pathologique). D’emblée, ces problématiques complexes sont des défis pour le psychologue qui doit évaluer, contribuer à l’estimation du risque d’un patient et à la gestion de ce risque, aider à l’élaboration d’un plan de soins, offrir des suivis individuels ou de groupe et soutenir l’équipe traitante du patient. De plus, le psychologue doit assumer ces responsabilités dans des cadres légaux et administratifs spécifiques qui balisent les décisions et l’ouverture vers des milieux moins sécuritaires, tout en amenant parfois des réflexions sur le plan éthique (p. ex. au sujet du partage de certaines informations). Il s’agit d’un travail multidisciplinaire qui comporte sa part de complexité lorsque divers professionnels et intervenants cherchent à définir leur rôle dans une intervention. Mais cette collaboration demeure essentielle pour que le plan de soins du patient soit bien implanté et mené à terme.

Évaluation

L’évaluation peut être complexe, selon l’état plus ou moins stabilisé du patient et selon ses déficits. Ainsi, il faut s’adapter, être souple et créatif. Dans un premier temps, il faut prendre contact avec des patients souvent très démunis et méfiants, en démontrant une approche chaleureuse, mais en respectant la distance dont le patient a besoin pour ne pas vivre de sentiment d’intrusion. Il faut établir un premier contact avec une discussion sur des sujets plus légers, accepter que la rencontre soit brève. L’évaluation de ces patients peut requérir plusieurs rencontres de courte durée. Les entrevues se doivent d’être respectueuses du rythme du patient et de sa plus ou moins grande fragilité. 

Étant donné le risque que ces patients agissent de façon violente, il faut parfois composer avec des conditions mises en place pour assurer la sécurité du psychologue, malgré que ces conditions soient parfois irritantes pour le psychologue et pour le patient (p. ex. la présence d’un intervenant à la porte ou dans le bureau). 

La passation de tests requiert du temps et doit se faire sans pression. Il est possible que le patient refuse des tests un jour et les accepte à un autre moment. Avant d’entamer les épreuves psychométriques, il faut bien établir la relation de confiance. Quant aux questionnaires objectifs, il faut vérifier la capacité cognitive de la personne à les remplir. Les tests cognitifs sont donc souvent essentiels, afin d’établir les limites sur ce plan et les déficits occasionnés par la maladie. 

L’évaluation neuropsychologique est souvent requise afin d’obtenir un portrait des forces et faiblesses du patient en vue de déterminer s’il peut bénéficier d’un traitement spécifique. Cette évaluation sert surtout à bien ajuster le plan de soins aux capacités du patient, ce qui évitera des échecs et des frustrations pour le patient et l’équipe soignante. 

Traitement

Le traitement vise le rétablissement, et non seulement la réadaptation. Il fait appel aux compétences du patient (autonomie et responsabilité) et se développe en collaboration avec le patient, selon un processus d’apprentissage qui respecte son rythme. 

Différentes étapes émaillent le traitement des patients atteints de troubles sévères et persistants à l’IPPM. Premièrement, on procède à la stabilisation de l’état mental du patient, surtout par la pharmacothérapie. Puis, à la suite de l’évaluation de ses besoins (évaluation psychologique, criminologique, psychiatrique et souvent neuropsychologique), un profil des problèmes, du niveau de risque et des forces du patient est tracé et un plan de traitement personnalisé est établi. Ce plan sera révisé régulièrement. 

L’équipe traitante détermine alors des priorités dans le traitement : reconnaissance de la maladie et implication dans le traitement, travail sur la toxicomanie, développement d’autres habiletés nécessaires au rétablissement et à la réintégration en société (cognitions sociales, gestion de la colère, habiletés sociales, etc.). Ce plan sera partagé et discuté avec le patient en étude de cas. Le travail se fait par l’implication dans diverses activités thérapeutiques et psychothérapeutiques, en groupe et individuellement (activités sportives, horticulture, groupes de thérapie ou de psychoéducation, suivi avec personne de référence, suivi psychologique, etc.). Selon l’évolution du patient, il est possible d’envisager des sorties – accompagnées, puis éventuellement seul – qui viseront des objectifs thérapeutiques. 

Lorsque le patient peut être envoyé dans un milieu offrant de moins importantes mesures de sécurité, on trouve une ressource qui correspond à ses besoins (foyer d’accueil, appartement supervisé, etc.) ou on le transfère dans un hôpital de secteur. Le tout sera préparé par étapes, congés d’essai, discussions multidisciplinaires avec les nouveaux intervenants et équipes. Même après le congé du patient, les services externes continueront d’en faire le suivi. Le soutien et l’intervention rapide de l’équipe traitante évitent parfois de nouvelles hospitalisations. Dans toutes ces étapes de traitement, l’évaluation du risque est constante et intégrée dans le plan du patient et dans ses objectifs. Il faut aussi tenir compte des symptômes négatifs des patients qui ne sont pas attribuables à un manque de collaboration du patient. 

En ce qui concerne les traitements, l’aspect psychoéducatif des activités est très important. En suivi avec le psychologue, le patient pourra arriver à comprendre ses facteurs de risque tant pour son trouble psychotique que pour ses actions violentes et son trouble de consommation. Certaines approches plus spécifiques sont utilisées pour aider ces patients à développer leurs compétences. C’est le cas de l’IPT (Integrated Psychological Therapy), qui a été intégrée aux traitements à l’IPPM depuis quelques années pour la clientèle souffrant de troubles sévères et persistants. Un travail avec les familles est également entamé – quand il y a encore des liens entre celles-ci et les patients. Des projets pour aider à la déstigmatisation ont également vu le jour (p. ex. une chorale patients-employés). C’est là un élément qui ne doit pas être négligé dans le processus de rétablissement.

Le traitement est long – c’est une question d’années – et il faut être réaliste dans les attentes et les buts fixés avec le patient. Lorsqu’il s’agit d’une personne qui présente des comportements violents, l’équipe doit garantir que le risque peut être assumé en société ou dans un milieu moins sécuritaire, ce qui requiert du temps. Certains patients auront toujours besoin d’un cadre extérieur pour gérer le risque en société, mais ils pourront tout de même vivre dans un milieu externe. 

Comorbidité

Le plus souvent, ces patients présentent la toxicomanie en comorbidité. Le problème des dépendances est majeur dans cette population, avec tout ce que cela entraîne de désorganisations, décompensations et rechutes dans la maladie, d’agirs délictuels et de détérioration de leurs conditions de vie. La violence est parfois le résultat de désorganisations reliées à la maladie. La toxicomanie est reliée aux décompensations et aux gestes violents. Les risques sont multiples : non-observance du traitement, rechutes, récidives, criminalité, réhospitalisation et risques accrus de développer une dépendance. Plusieurs ont connu l’itinérance, avec ce que cela comporte : arrêt des médicaments, décompensations, détérioration de leur état, parfois incarcérations et souvent retard de la prise en charge et difficulté de les atteindre (Cloutier, 2010). 

C’est pourquoi, depuis 2010, l’IPPM a décidé de mettre sur pied un programme de toxicomanie qui tient compte des limites inhérentes aux patients et à leur statut légal. Se basant sur l’approche intégrée et l’approche motivationnelle, il vise à sensibiliser les patients à leur problématique de consommation et à leur fournir des outils pour la cesser et prévenir la rechute, avant qu’ils puissent intégrer des ressources extérieures en toxicomanie. Tout d’abord, le dépistage et l’évaluation systématiques de la problématique sont effectués dès l’arrivée du patient, à l’aide d’outils reconnus. Par la suite, dès que le patient est en mesure d’intégrer un groupe et démontre un minimum de motivation, il est intégré au programme. 

Une première phase de celui-ci (sensibilisation à la toxicomanie) vise à travailler la motivation et à susciter chez le patient une compréhension de son cycle de rechute. On fait ensuite un survol des thèmes en rapport avec la prévention de la rechute (gestion des émotions, résolution de problèmes, estime de soi, etc.). Souvent, le travail de motivation doit être maintenu tout au long du programme, tout en tenant compte des symptômes négatifs et des limites cognitives. Des ajustements sont constamment apportés (on place par exemple les patients dans des groupes de niveaux différents). L’intervention suit un manuel d’approche cognitive-comportementale. Cette partie du programme (groupe fermé) dure de quatre à six mois et est animée par une psychologue aidée d’un autre intervenant. Elle permet de travailler de façon indirecte d’autres habiletés telles que la tolérance au délai, la socialisation, etc. 

Une deuxième phase du programme (prévention de la rechute) touche plus en profondeur les thèmes reliés à la prévention de la rechute. Cette phase se fait en groupe ouvert, dure environ trois ou quatre mois, et utilise l’approche motivationnelle et des techniques provenant de l’approche dialectique comportementale de Linehan (Linehan et Dimeff 2008). 

Une évaluation de programme effectuée à l’IPPM a révélé des résultats intéressants quant au taux de satisfaction et aux apprentissages des participants au programme (satisfaction : 3,6 et 3,3 sur 4; intégration des acquis : 3,4 et 3,3 sur 4). Une phase de présensibilisation est à envisager ainsi qu’une phase de maintien des acquis. Le manque de ressources et de personnel pour animer le programme constitue une limite au développement de ces deux phases. 

La problématique de jeu pathologique commence à émerger aussi de façon importante. Puisque cela peut entraîner des stresseurs importants, elle constitue un facteur de risque de récidive ou de rechute chez des patients plus fragiles. Le programme devra en tenir compte de plus en plus. Par la suite, quand le patient peut sortir seul, il peut s’intégrer à des programmes externes (p. ex. la Clinique Cormier-Lafontaine) ou des centres spécialisés afin d’aller plus loin dans son travail sur cette problématique (p. ex. le programme de Portage santé mentale). Pour la plupart de ces patients, la réduction de méfaits n’est pas recommandée, vu l’historique de violence liée à la consommation. 

Défis pour le psychologue

Le psychologue doit tenir compte de tous ces facteurs dans son évaluation et dans son intervention. Ayant pour objectif la réduction du risque pour la société, le psychologue doit viser un travail d’intégration entre la maladie mentale, le risque de violence et la toxicomanie. Il faut de la patience et de la persévérance pour recommencer à maintes reprises le même travail, constater les petits progrès du patient et suivre son rythme sans lui imposer le nôtre. Il faut adapter les approches, les simplifier, aller parfois jusqu’à un accompagnement très concret si cela aide à rassurer ces patients.

Le psychologue travaille les deuils que la personne doit faire, il lui donne du soutien pour la réinsertion et l’aide à ne pas se décourager devant les rechutes et les échecs, le tout avec patience et tolérance. Tout cela fait en sorte que le rôle du psychologue prend la forme d’un accompagnement du patient dans sa réappropriation de sa vie et de sa place en société, un accompagnement qui tient compte de ses limites et de la réalité. 

La réinsertion se bute aux préjugés, aux stigmates et surtout au manque de ressources pour aider ces patients à retrouver leur place en société et la maintenir (p. ex. le manque de ressources d’hébergement, le manque de subventions pour des organismes d’aide qui doivent fermer).

On parle de traitements intégrés, mais l’objectif n’est pas encore atteint. Il est parfois frustrant pour un psychologue qui travaille avec cette clientèle de se buter à de multiples limites dans les opportunités d’aider ces patients avec leur parcours. Le rétablissement demande un accompagnement, une structure, une écoute et des outils. Cet accompagnement permet le rétablissement en développant la partie saine derrière la lourde problématique et en aidant la personne à fixer des buts réalistes qui lui rendront la vie plus agréable, satisfaisante et valorisante. 

 

Bibliographie

Cloutier, R. (2010). Itinérance, santé mentale et toxicomanie : un mélange potentiellement explosif. Bulletin d’information et de liaison sur la police de type communautaire, 31.

Dubreucq, S., Chanut, F., et Juytras-Aswad, D. (2012). Traitement intégré de la comorbidité toxicomanie et santé mentale chez les populations urbaines : la situation montréalaise. Santé mentale au Québec, 37(1), 31-46.

Linehan, M. M., et Dimeff, L. A. (2008). Dialectical behavior therapy for substance abuse. Addiction Science & Clinical Practice. Repéré à http://www.ascpjournal.org

Miller, W. R., et Rollnick, S. (2013)., L’entretien motivationnel – Aider la personne à engager le changement (3e éd., traduit par Dorothée Lécallier et Philippe Michaud), Paris : InterEditions.

Mueser, K., Noordsy, D. L., Drake, R. E., et Fox Smith, L. (2015). Integrated Treatment for Dual Disorders. Guilford Publications.

Roder, V., Müller, D. R., Brenner, H. D., et Spaulding, W. D. (2013). Integrated Psychological Therapy (IPT) for the Treatment of Neurocognition, Social Cognition, and Social Competency in Schizophrenia Patients. Hogrefe Publishing.