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Proposition d’un modèle explicatif du fonctionnement de la famille pour soutenir la pratique évaluative et la planification des interventions 

Dr Robert Pauzé, psychologue
Thérapeute familial, formateur et superviseur en thérapie familiale, professeur associé à l’Université de Sherbrooke, il se spécialise dans le domaine des troubles alimentaires, de l’intervention familiale et de l’intervention de réseau.

 


Les objectifs du présent article sont de présenter une définition des différentes composantes du fonctionnement des familles à prendre en considération lors de l’évaluation du fonctionnement familial, d’expliciter les interactions entre elles et d’expliquer comment utiliser cette carte conceptuelle pour procéder à une évaluation, à l’élaboration d’une hypothèse clinique et à la planification d’une intervention. Ultimement, en proposant un tel modèle, nous souhaitons soutenir les psychologues intervenant auprès des couples et des familles qui souhaitent contribuer au développement des connaissances dans le domaine de la thérapie familiale (practice-based evidence) et les chercheurs intéressés par le développement des pratiques probantes en thérapie familiale (evidence-based practice).

Quoi évaluer lors de la rencontre avec une famille?
Quelles composantes un psychologue doit-il prendre en considération lors du processus d’évaluation du fonctionnement d’une famille? Il n’y a pas de consensus entre les psychologues cliniciens et les chercheurs sur cette question. On note plutôt une diversité de composantes et de modèles, chacun d’entre eux apportant un éclairage singulier sur le fonctionnement familial. Par exemple, un psychologue s’inspirant de l’école de Bowen (1978) portera son attention sur les patrons comportementaux et les phénomènes de triangulation pathologique, la gestion de l’angoisse chronique, les attachements irrésolus et le processus de différenciation du soi. Un psychologue s’inspirant de l’école structuraliste de Minuchin (1974) s’intéressera quant à lui à la structure et aux règles familiales, à la composition des sous-systèmes, aux frontières interpersonnelles et intergénérationnelles, à la distribution du pouvoir dans la famille et aux triangles pathologiques. De même, un psychologue optant pour une approche narrative mettra l’accent sur l’influence du contexte interactionnel et socioculturel, sur l’objectivation du problème, sur la dynamique du problème qui organise les réactions de la personne et de la famille et sur le discours que la famille entretient à l’égard de ses difficultés (Gergen et Gergen, 1988). Ces quelques exemples illustrent la diversité des points de vue et des composantes pouvant être ciblées par les psychologues lors de l’évaluation d’une famille. Par ailleurs, il importe de souligner que, dans la majorité des modèles proposés, l’interaction entre les composantes retenues est peu ou pas explicitée. Cela ne permet pas de déterminer le poids relatif des composantes ni la façon dont elles s’influencent réciproquement, limitant ainsi la compréhension théorique du fonctionnement de la famille et des leviers d’intervention disponibles.

Outre la diversité des composantes et des modèles proposés, deux récentes recensions des écrits ont permis de constater que plusieurs termes distincts sont suggérés par les auteurs pour désigner une même composante (Pauzé et al., 2017; Pauzé et Petitpas, 2013). Par exemple, pour parler de la qualité des relations dans la famille, on fait référence à la cohésion familiale, à la distance ou à la qualité des relations, à l’engagement affectif, au climat affectif, à la bienveillance émotionnelle, aux loyautés familiales, aux liens émotionnels, au soutien émotionnel, etc. Cette diversité des termes peut contribuer, d’une part, à créer une certaine confusion et certains malentendus lors de discussions cliniques entre psychologues et, d’autre part, à réduire les possibilités de comparaisons entre les études, ce qui a pour effet de nuire au développement des connaissances scientifiques dans le champ de la thérapie familiale.

Pour corriger cette situation, Pinsof (1995) suggère d’intégrer les différentes composantes proposées par les multiples écoles en thérapie familiale afin d’en arriver à un méta-modèle et à un langage commun qui serviraient de cadre de référence aux cliniciens et aux chercheurs. Selon lui, cela contribuerait à favoriser une vision plus intégrée du fonctionnement familial, à assurer une démarche plus complète lors du processus d’évaluation et à faciliter le développement des connaissances dans ce champ de pratique, que ce soit par des études cliniques ou fondamentales.

Nous appuyant sur la recommandation de Pinsof (1995), nous travaillons depuis plusieurs années à élaborer un tel méta-modèle. Notre démarche a été la suivante : d’abord, nous avons procédé à une recension d’écrits exhaustive des différents modèles explicatifs et des composantes du fonctionnement des familles publiés entre 1980 et 2017. Le traitement de ces textes a permis de dresser une liste de plus d’une centaine de termes servant à désigner les différentes composantes du fonctionnement familial. Cette étape franchie, un groupe de cinq spécialistes du domaine de l’intervention familiale a procédé à un travail de regroupement des composantes en catégories. L’objectif était de limiter le plus possible le nombre de catégories afin d’être en mesure de proposer un modèle synthétique pour soutenir la pratique clinique. Au total, 6 catégories mutuellement exclusives ont été établies incluant 13 composantes principales distinctes. Ces catégories et ces composantes sont présentées dans le tableau qui suit.

Tableau 1 
Catégories de composantes du fonctionnement familial


Enfin, dans le but d’illustrer le poids relatif et les liens entre ces différentes composantes, nous avons construit une carte conceptuelle du fonctionnement familial. Cette carte est présentée dans la figure qui suit. 
 



Brève définition des différentes composantes du fonctionnement familial1
La composante relative au contexte socioculturel est la toile de fond sur laquelle s’érigent l’organisation et le fonctionnement des familles. Elle désigne l’assemblage des caractéristiques identitaires et culturelles de la famille, c’est-à-dire la nationalité, l’identité ethnique et religieuse de ses membres et les valeurs partagées par la communauté dans laquelle la famille est intégrée. Elle constitue un premier filtre qui influence de façon majeure les visions du monde, les conduites des individus et l’organisation et le fonctionnement global des familles. 

Le terme opérations familiales fait référence aux différentes tâches qu’une famille doit accomplir au jour le jour pour répondre aux besoins développementaux de ses membres, préserver leur santé, leur sécurité, leur confort et leur intimité, et permettre le maintien de l’équilibre familial. Notre recension des écrits a permis de nommer dix opérations familiales différentes. Celles-ci sont présentées dans la carte conceptuelle. Les problèmes présentés par la famille ou par un de ses membres peuvent, dans la plupart des situations cliniques, être mis en relation avec la manière d’accomplir l’une ou plusieurs de ces opérations familiales. Le psychologue qui repère les opérations familiales mises en évidence par la problématique de la famille peut alors déterminer ses premières cibles d’intervention et les dimensions à partir desquelles il pourra évaluer l’impact de son travail.

La catégorie composantes dynamiques du fonctionnement familial comprend l’épistémologie familiale, la communication (une composante transversale qui influence l’ensemble des composantes dynamiques du fonctionnement familial), la dynamique du couple (la conjugalité et la coparentalité), la cohésion familiale, l’organisation familiale et les compétences de gestion et de résolution de problèmes de la famille. Ces composantes sont au cœur même du fonctionnement de la famille et ont une influence directe sur la qualité de la gestion des opérations familiales.

La catégorie composition familiale renvoie aux éléments constitutifs de la famille, soit la structure familiale et les caractéristiques individuelles des parents et des enfants. Elle fait référence à la taille de la famille (nombre de personnes), au type de famille (intacte, recomposée, monoparentale, homoparentale) et aux spécificités de ses membres (âge, sexe).

La composante histoire développementale de la famille fait référence à l’histoire de la famille depuis sa création et aux événements qui ont pu marquer son parcours développemental. Différentes facettes de l’histoire développementale de la famille sont à considérer lors de l’évaluation, soit 1- les relations des parents avec leurs familles d’origine, 2- la résolution ou non des différentes tâches développementales par la famille au cours de son histoire, 3- le niveau de stabilité dans la composition de la famille et la stabilité de l’environnement dans lequel vit la famille, 4- la présence ou non de stress actuellement vécus par la famille et 5- la présence ou non d’événements marquants vécus par la famille au cours de son histoire. 

Enfin, la composante ressources sociales, économiques et communautaires renvoie à la qualité du soutien social dont bénéficie la famille, aux ressources économiques et matérielles dont elle dispose, aux conditions de travail des parents, à la qualité du logement dans lequel vit la famille et à l’accès aux services dans la communauté.

Comme illustré dans la carte conceptuelle, la réponse aux opérations familiales est le principal défi de la famille. Celle-ci sera donc directement influencée par les composantes dynamiques du fonctionnement familial et par la composition de la famille. Ces dernières sont à leur tour influencées par l’histoire développementale de la famille et par les ressources dont elle dispose pour répondre à ses besoins.

Utilisation de ce modèle dans la pratique évaluative des psychologues
Selon ce modèle, la majorité des problèmes pour lesquels les familles consultent peuvent être mis en relation avec la gestion des opérations familiales. Par exemple, les comportements de violence d’un adolescent dans la famille, au-delà de la fonction individuelle de ces symptômes, pourraient être mis en relation avec différentes composantes du fonctionnement familial, notamment 1- la difficulté de la famille à décoder les comportements, les besoins et les émotions de ce jeune afin de soutenir l’expression de ses émotions et sa régulation émotionnelle, 2- la difficulté des parents à exercer un leadership solide et à adopter des pratiques parentales ajustées au niveau de développement du jeune, 3- la difficulté de résoudre certaines tâches développementales liées au cycle de vie auquel la famille est actuellement confrontée et 4- la difficulté de la famille à résoudre les conflits et les crises familiales. 

Ces difficultés de gestion des opérations familiales pourraient, quant à elles, être attribuables à certaines vulnérabilités dans le fonctionnement familial. On peut penser à des problèmes de conjugalité et de coparentalité nuisant à la qualité des communications dans la famille et réduisant, par le fait même, la qualité de la cohésion familiale et la capacité à gérer et à résoudre les problèmes (composantes de la dynamique familiale). Ces dernières composantes pourraient être influencées par la présence d’un problème de consommation chez un des parents (composante de la composition familiale), par un cumul de tâches développementales non résolues dans l’histoire de la famille, par un cumul de stress récents vécus par la famille à la suite de la perte d’emploi d’un des parents (composantes de l’histoire développementale de la famille) et à une perte des ressources familiales sur le plan économique en raison de la perte d’emploi (composantes des ressources de la famille). 

Selon ce modèle, l’objectif principal du travail du psychologue auprès de la famille devrait être de favoriser une meilleure gestion des opérations familiale (objectif d’intervention). Ces opérations deviennent par le fait même les critères d’évaluation de l’efficacité de l’intervention. Pour atteindre cet objectif, le psychologue pourrait convenir avec les parents de revoir leur façon de fonctionner comme parents; ils pourraient discuter de façon plus spécifique de leurs pratiques éducatives et de l’adaptation de celles-ci à la réalité développementale de leur jeune (coparentalité) ainsi que de leurs croyances et de leur philosophie concernant l’éducation des enfants (épistémologie familiale). Le psychologue pourrait aussi travailler avec la famille au renforcement de la communication, notamment en ce qui a trait au décodage des émotions et à l’élargissement de la palette émotionnelle, tout en portant une attention particulière à la qualité des relations entre les membres de la famille afin de dénouer certains conflits et malentendus dans le but de renforcer la cohésion familiale (composantes dynamiques du fonctionnement familial). Avec les parents, le psychologue pourrait également revisiter les tâches développementales non résolues et leur impact sur le fonctionnement actuel de la famille, de même que la capacité à gérer les opérations familiales (histoire développementale de la famille), en vue de trouver des solutions pour faire face aux stress économiques qui assaillent actuellement la famille (ressources familiales). 

Comme on peut le constater, l’utilisation de ce modèle explicatif du fonctionnement de la famille permet aux psychologues d’élaborer de façon opérationnelle leurs hypothèses de travail sur le fonctionnement des familles et de définir des lignes directrices et cohérentes pour leurs interventions. 

Utilisation de ce modèle dans l’établissement de l’alliance thérapeutique avec la famille
Le moment de l’évaluation est crucial pour l’établissement de l’alliance thérapeutique avec chacun des membres de la famille. Celle-ci se caractérise par l’établissement d’une confiance mutuelle, le respect et la bienveillance entre les membres de la famille et le psychologue, une entente sur les objectifs d’intervention et une entente sur les moyens pour les atteindre (Horvath et Bedi, 2002).

Tout au long du processus d’évaluation conjointe avec la famille, le psychologue est donc invité à présenter la carte conceptuelle à la famille afin de l’informer des dimensions du fonctionnement familial sur lesquelles la discussion a porté et à dégager les principales conclusions qui en ressortent. À la fin de cette phase d’évaluation, le psychologue, conjointement avec les membres de la famille, encercle les dimensions sur lesquelles l’intervention devrait porter et sur la séquence des actions qui devraient être posées. Normalement, la carte devrait être revisitée toutes les 6 à 8 rencontres afin d’évaluer les progrès et d’ajuster l’intervention s’il y a lieu.
 

Note
1
 Pour avoir accès à une définition exhaustive de ces différentes composantes, nous invitons le lecteur à se référer à l’article de Pauzé et al., 2017.


Bibliographie
Bowen, M. (1978). Family Therapy in Clinical Practice. New York, NY : J. Aranson.

Gergen, K. J. et Gergen, M. M. (1988). Narrative and the self as relationship. Advances in Experimental Social Psychology, 21, 17-56.

Horvath, A. O. et Bedi, R. P. (2002). The Alliance. Dans J. C. Norcross (dir.), Psychotherapy Relationships that Work (p. 37-69). New York, NY : Oxford University Press.

Minuchin, S. (1974). Families and Family Therapy. Cambridge, Massachusetts : Havard University Press.

Pauzé, R., Cook-Darzens, S., Villeneuve, M. P., Chateauneuf, D., Petitpas, J. et Côté, J. (2017). Évaluation du fonctionnement familial : proposition d’un modèle intégratif pour soutenir la pratique clinique et la recherche. Thérapie familiale, 38(3), 295-328.

Pauzé, R. et Petitpas, J. (2013). Évaluation du fonctionnement familial : état des connaissances. Thérapie familiale, 34(1), 11-37.

Pinsof, W. M. (1995). Integrative Problem-Centered Therapy. A Synthesis of Family, Individual, and Biological Therapies. New York, NY : Basic Books.