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Pratiquer en région isolée : relation de confiance et considérations éthiques

Steve Campbell, psychologue

Steve Campbell a été psychologue à l’étranger pour des organisations humanitaires et a ensuite travaillé en pratique privée à Montréal. De retour dans son Abitibi natale, il exerce au Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue.


Pratiquer en région isolée amène le psychologue à rencontrer des clients liés entre eux ou liés à lui-même, ce qui peut générer des situations de « recoupement de contenu » : le contenu exprimé par un client et celui relaté par une tierce personne se recouperont (Helbok, 2003; Hoffman, 2011; Roberts et coll., 1999; Sterling, 1992; Zur, 2006). Ce type de croisement peut susciter certains pièges. Par exemple, comment le psychologue parviendra-t-il à demeurer authentique vis-à-vis d’un client qui consulte pour dépression dans un contexte de difficultés conjugales alors qu’il apprend fortuitement, par une connaissance commune avec ce client, que la conjointe de ce dernier souhaite secrètement la séparation? Quels sont les principaux pièges rencontrés en région isolée et les risques qui en découlent pour la relation thérapeutique? Faute de pouvoir toujours les prévenir, il convient de mettre en place les moyens pour en réduire les possibilités. Néanmoins, lorsque l’indésirable se produit, le défi est d’éviter le dérapage et de conserver la maîtrise de la situation.

Dans le film La Donation (2009), l’actrice Élise Guilbault tient le rôle de Jeanne Dion, une médecin de Montréal qui envisage de reprendre la clinique d’un confrère qui est à l’aube de la retraite, en Abitibi-Ouest. Jeanne prend conscience que pratiquer en région isolée comporte un degré d’intimité avec sa clientèle plus étroit que dans la grande ville. Ce film illustre certains enjeux auxquels bien des professionnels doivent faire face lorsqu’ils exercent en région isolée (Helbok, 2003; Hoffman, 2011; Roberts et coll., 1999; Zur, 2006). À première vue, cette intimité occasionne des inconvénients. Mais il en résulte aussi des avantages : fort esprit communautaire, circulation fluide de l’information, confiance naturelle envers le professionnel qui est de la place (Helbok, 2003; Hoffman, 2011; Zur, 2006).

La psychothérapie – peut-être davantage que d’autres types de traitements – se base sur une solide relation de confiance, appelée communément l’alliance thérapeutique, dont l’importance, au-delà même des techniques, n’a plus à être démontrée. Cette alliance demeure l’essence même de la psychothérapie (Brillon, 2011). En région isolée, certains pièges peuvent influer sur l’installation et le maintien de cette alliance : la visibilité, la relation double et la complexité des limites.

 

La visibilité

La visibilité est issue de la disposition naturelle des membres d’une petite communauté à échanger des informations les concernant, à discuter des événements locaux et à être attentifs aux uns et aux autres (Helbok, 2003; Hoffman, 2011; Werth, Hastings et Riding-Malon, 2010; Zur, 2006). Cette visibilité se révèle inversement proportionnelle à la taille de la communauté : plus petite est cette communauté, plus grande devient la visibilité. Ainsi, dans un très petit milieu ne comportant qu’un seul psychologue, il existe une plus grande probabilité que celui-ci soit reconnu par plusieurs membres de la communauté, qu’ils soient clients ou non (Hoffman, 2011). Les gens connaîtront le nom de ce psychologue, l’adresse de sa résidence, l’identité de sa conjointe ou de ses enfants et plusieurs détails de sa vie privée (Helbok, 2003; Sterling, 1992).

Cette visibilité peut favoriser la confiance chez les clients actuels ou futurs (Helbok, 2003; Zur, 2006), mais l’effet inverse se produit également, et le niveau d’intimité des membres de la communauté peut être un frein pour certains clients, qui craindront pour la confidentialité de leur démarche (Werth, Hastings et Riding-Malon, 2010; Zur, 2006). Vis-à-vis de ce défi, Zur (2006) rappelle que tout ce que le psychologue dit ou fait relève de l’acte public et qu’il importe qu’il en soit particulièrement conscient lorsqu’il exerce dans un petit milieu.

Afin de contrer les effets négatifs de la visibilité, on peut choisir de ne pas habiter la même région que celle où on fait son travail (Messier, 1983). Mais cette solution n’est pas toujours aisée, surtout sur un territoire où les distances demeurent grandes, ni nécessairement souhaitable si l’on tient à favoriser l’acceptation par les membres de la communauté (Zur, 2006). 

La visibilité peut aussi entraîner un manque d’anonymat se traduisant par la difficulté à maintenir secrète l’identité des clients. En effet, dans un milieu isolé, il demeure difficile de garantir aux clients que personne ne sera informé de leurs rencontres avec un psychologue (Werth, Hastings et Riding-Malon, 2010; Zur, 2006). Les occasions de voir tomber cet anonymat sont courantes : des clients qui se connaissent se croisent à la clinique de psychiatrie, il existe des liens de parenté entre des membres du personnel et des clients, le véhicule d’un client est reconnu par une

tierce personne dans le stationnement du bureau privé du psychologue… 

Pour Zur (2006) et Hoffman (2011), les règles concernant la pratique dans un petit milieu ne peuvent y être appliquées de la même manière que dans les grandes villes, et une certaine flexibilité devient incontournable. Dans le cas contraire, cela équivaudrait à rendre inaccessibles les services de santé mentale à de nombreuses personnes issues des petites communautés. Mais Helbok (2003) est d’avis qu’il devient encore plus important d’y appliquer de manière stricte et rigoureuse les règles de confidentialité, compte tenu du manque d’anonymat des clients.

Le manque d’anonymat soulève aussi la question des échanges cliniques : comment le psychologue peut-il discuter d’un client lors d’une réunion multidisciplinaire tout en s’assurant que les autres intervenants ne sont pas liés personnellement – directement ou indirectement – à ce client? Même la question de la supervision demeure problématique, car conserver secrète l’identité d’un client ne signifie en rien que celui-ci ne sera pas reconnu par le superviseur ou par d’autres participants, même en maquillant certaines données comme l’âge ou le nombre d’enfants.

Comme il apparaît parfois difficile de protéger l’identité des clients, tout intervenant qui n’est pas concerné par un dossier ne devrait pas assister à une discussion clinique. Malgré tout, en cours de réunion, lorsqu’un intervenant réalise avoir des liens avec un client, il devrait être coutume qu’il se retire momentanément. À défaut de pouvoir protéger l’identité des clients, on devrait mettre l’accent sur la confidentialité des échanges cliniques. Quant à la supervision, elle pourrait être assurée par une personne provenant de l’extérieur de la région, et les autres participants pourraient aussi provenir de l’extérieur. De nos jours, avec les nouveaux moyens de télécommunication, cette façon de faire devient envisageable.

La relation double

Une relation double se produit lorsque le psychologue entre en relation avec son client dans un contexte autre que celui de la psychothérapie. Zur (2006), citant Schoerner (1997), en définit trois degrés d’engagement : 1) la « rencontre fortuite », qui se produit de manière aléatoire, mais qui n’implique aucun engagement (par exemple, le psychologue et le client se croisent par hasard lors d’un festival); 2) le « chevauchement », qui arrive quand le psychologue et le client entrent en relation de manière occasionnelle (par exemple, l’employé d’un commerce est aussi client du psychologue); 3) la « relation multiple », qui a lieu lorsque le psychologue et le client partagent la même activité (par exemple, ils font tous deux partie de la même chorale). 

Les probabilités que survienne une relation double demeurent corrélatives à la petite taille de la communauté, et la relation multiple apparaît potentiellement la plus problématique, surtout en raison de la confusion qu’elle peut créer dans l’esprit du client quant au rôle du psychologue.

En région isolée, comme il apparaît difficile de ne pas vivre une relation double avec l’un ou l’autre de ses clients (Zur, 2006), il convient de trier ceux-ci en fonction du faible niveau d’engagement probable. Par exemple, il vaut peut-être mieux ne pas accepter de prendre un client originaire du même petit village que le sien. Malgré tout, lorsque le psychologue comprend qu’une relation double existe et que celle-ci risque de devenir délicate, s’il n’y a pas de contre-indications cliniques, il peut ouvrir sur celle-ci. Une fois la relation double nommée clairement de la sorte au client, le psychologue pourra convenir avec ce dernier de la meilleure façon de gérer cette situation. Ainsi, s’ils ont une connaissance commune, le psychologue pourra suggérer que son client en informe cette connaissance.

Enfin, une relation double peut évoluer vers une situation particulièrement délicate, et le psychologue n’aura parfois d’autres choix que de mettre fin au suivi. C’est le cas par exemple, si un client devient membre de son équipe. Cette éventualité devrait même faire partie du formulaire de consentement initial. 

Pratiquer en région isolée pose le défi du maintien de l’indépendance professionnelle et de l’objectivité. Aussi, afin de contrer les effets négatifs de la relation double, le psychologue peut mettre en place différents moyens, comme échanger avec un collègue, demander une supervision extérieure, voire s’engager en psychothérapie.

Helbok (2003) explique que, à défaut de toujours pouvoir empêcher les relations doubles dans les milieux isolés, il importe surtout d’être conscient des impacts de ses gestes et de ses paroles sur les membres de la communauté, ainsi que des enjeux cliniques et éthiques qui peuvent en résulter. 

La complexité des limites 

En région isolée, la complexité des limites entre le psychologue et les clients représente un défi de taille, d’autant plus que l’étanchéité de cette limite varie en fonction même des psychologues, qu’ils exercent en région isolée ou dans une grande ville (Zur, 2006). Alors que les psychologues d’orientation psychodynamique apparaissent plus susceptibles de maintenir des limites strictes, entre autres pour conserver le contrôle du transfert (Simon, 1994; Sterling, 1992), ceux qui sont d’orientation humaniste affichent une plus grande disposition à faire preuve de limites flexibles (Zur, 2006; Jourard, 1971). 

La psychothérapie comporte deux types de limites (Zur, 2006) : 1) le « cadre », tel que le lieu de la psychothérapie, le coût des séances (ou leur gratuité), la date, l’heure et la durée des séances, etc.; 2) la « frontière », plus subjective, qui fait référence aux contacts physiques, à l’autorévélation du psychologue, aux rencontres à l’extérieur des séances, etc.

Une confusion peut exister entre la transgression des frontières et le passage des frontières (Fay, 2002; Zur, 2006). La transgression des frontières implique un passage des frontières non désiré, non éthique, illégal ou inscrit dans une visée d’exploitation ou d’abus (Fay, 2002; Zur, 2006). Par contre, un toucher d’encouragement non sexuel sur une épaule représente un passage des frontières, mais il ne s’agit pas d’une transgression des frontières. Les approches culturelles (Fay, 2002; Slama, 2004) et corporelles (Zur et Nordmarken, 2011) doivent souvent faire preuve d’ouverture quant aux passages des frontières, mais c’est également le cas de toute psychothérapie qui se déroule avec une clientèle circonscrite à un petit groupe d’individus. 

Le passage des frontières doit tenir compte d’un ensemble d’éléments contextuels et de considérations cliniques que chaque psychologue doit bien évaluer et jauger, surtout en région isolée, où de tels passages sont plus probables que dans les grands centres et porteurs d’un sens différent.

Conclusion

La pratique en région isolée pose certains inconvénients découlant de la visibilité, de la relation double et de la complexité des limites. Si le psychologue n’y prend garde, ces inconvénients pourront miner la relation de confiance avec ses clients. Pourtant, œuvrer en région isolée offre des avantages indéniables, comme un fort esprit communautaire, une confiance naturelle des membres de la communauté, une circulation fluide de l’information, un environnement souvent bucolique et exempt de stress urbain. Il s’agit aussi d’une occasion exceptionnelle de développer des aptitudes particulières, tant sur le plan clinique que sur celui de l’éthique. Par contre, loin des services spécialisés, le psychologue en région isolée doit aussi, à l’occasion, se débrouiller avec des problématiques complexes pour lesquelles il ne détient pas toujours une grande expertise. Mais il s’agit ici d’un autre sujet qui mériterait lui-même qu’on lui consacre un article.

Bibliographie

Association coopérative des productions audio-visuelles et Émond, B. (2009). La Donation [Film cinématographique]. Canada : Les Films Séville.

Brillon, M. (2011). L’alliance thérapeutique – un défi constant pour le thérapeute. Psychologie Québec, vol. 28(2), 20-23.
Fay, A. (2002). The case against boundaries in psychotherapy. Dans A. A. Lazarus et O. Zur (dir.). Dual relationships and psychotherapy (p. 146-166). New York : Springer.
Helbok, C. M. (2003). The practice of psychology in rural communities: Potential ethical dilemmas. Ethics & Behavior, 13(4), 367-384.
Hoffman, T. D. (2011). Rural ethics: Culture, dilemmas, and strengths-based resolutions. Journal of Rural Community Psychology, E14(1). Repéré à https://www.marshall.edu/jrcp/VE%2014%20N%201/JRCP%20Hoffman%2014.1%20ready.pdf
Jourard, S. M. (1971). Self-disclosure: An Experimental Analysis of The Transparent Self. New York: Wiley-Interscience. 
Messier, M. (1983). Je suis un psychiatre volant. Santé mentale au Québec, 8(1), p. 39-46. Repéré à https://www.erudit.org/revue/smq/1983/v8/n1/030162ar.pdf
Roberts, L. W., Battaglia, J. et Epstein, R. S. (1999). Frontier ethics: Mental health care needs and ethical dilemmas in rural communities. Psychiatric Services, 50(4), 497-503.
Schoerner (1997). Boundaries in professional relationships. Document présenté à la Norwegian Psychological Association, Oslo, Norvège. 
Simon, R. I. (1994). Transference in therapist-patient sex: The illusion of patient improvement and consent part 1. Psychiatric Annals, 24, 509-515.
Slama, K. (2004). Rural culture is a diversity issue. Minnesota Psychologist, 9-13. Repéré à http://www.apa.org/practice/programs/rural/rural-culture.pdf
Sterling, D. L. (1992). Practicing rural psychotherapy: Complexity of role and boundary. Psychotherapy in Private Practice, 10, 105-127.
Werth, J. L., Hastings, S. L. et Riding-Malon, R. (2010). Ethical challenges of practicing in rural areas. Journal of Clinical Psychology, 66(5), 537-548.
Zur, O. (2006). Therapeutic boundaries and dual relationships in rural practice: Ethical, clinical and standard of care considerations. Journal of Rural Community Psychology, E9(1). Repéré à http://www.marshall.edu/jrcp/9_1_Zur.htm
Zur, O. et Nordmarken, N. (2011). To Touch Or Not Touch: Rethinking the Probation on Touch in Psychotherapy And Counseling – Clinical, Ethical and Legal Considerations. Repéré à http://www.zurinstitute.com/touch