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Prévenir le suicide chez les hommes

Dre Janie Houle, psychologue 

La Dre Houle est psychologue communautaire, professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal et chercheure à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal.

 

Brigitte Lavoie, psychologue 

Mme Lavoie est psychologue, superviseure et formatrice principale de Lavoie Solutions. Elle offre plusieurs formations reconnues en psychothérapie, dont l’une sur l’intervention auprès de la clientèle masculine.


Au Québec, comme partout en Occident, de 75 à 80 % des suicides sont commis par des hommes. Chaque année, plus de 850 hommes s’enlèvent la vie par suicide dans la province, ce qui correspond à plus de deux décès par jour1. Les suicides sont des morts évitables et les psychologues ont un rôle à jouer dans leur prévention.

Reconnaître et soulager une détresse exprimée différemment

Les recherches estiment qu’environ 90 % des personnes qui s’enlèvent la vie souffrent de troubles mentaux au moment de leur décès : la dépression et les troubles d’abus ou de dépendance à l’alcool ou aux drogues sont les plus prévalents2. Plusieurs symptômes de dépression entrent en contradiction avec les normes de la masculinité, qui mettent l’accent sur le stoïcisme, l’invulnérabilité et l’autonomie3,4. Conséquemment, les hommes tendent à manifester des symptômes de dépression qui sont plus socialement acceptables pour eux, mais qui s’éloignent de la configuration plus classique de symptômes observée chez les femmes (incluant la tristesse, les pleurs, la perte d’énergie)5,6. Par exemple, ils seront plus enclins à présenter de l’irritabilité, des attaques de colère, des comportements agressifs et des comportements de prise de risque, incluant l’abus d’alcool ou de drogues. Ainsi, la dépression serait sous-diagnostiquée chez la population masculine. Une enquête américaine tend à appuyer cette hypothèse7. Elle indique que l’utilisation d’une mesure de la dépression incluant à la fois les symptômes traditionnels et les symptômes alternatifs masculins fait disparaître la différence de genre dans la prévalence de la dépression, alors que celle-ci est deux fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes lorsqu’elle est mesurée à l’aide des instruments habituels.

Chez près de la moitié (42 %) des hommes qui s’enlèvent la vie, il y a comorbidité entre la dépression et un trouble de toxicomanie8. La consommation d’alcool ou de drogue est utilisée par plusieurs hommes pour soulager leur souffrance psychologique, cette forme d’automédication étant moins stigmatisante à leurs yeux que de devoir consulter un professionnel ou de prendre des antidépresseurs9,10. Or ces abus sont perçus par les proches11, tout comme par plusieurs intervenants12, comme des problèmes de comportement qui traduisent un manque de volonté, plutôt que comme les symptômes d’une souffrance qu’il importe de soulager. Ces perceptions négatives s’accompagnent de désapprobation, d’un manque d’empathie et d’un soutien de moins grande qualité.

Pour prévenir les décès par suicide chez les hommes, il faut d’abord reconnaître leur détresse, même lorsqu’elle s’exprime avec de la colère ou de la toxicomanie. Il est particulièrement important de faire la distinction entre violence et colère. Il ne s’agit pas ici d’accepter la violence, mais d’accueillir la colère comme l’expression tout aussi légitime d’une émotion. Certaines techniques d’intervention non violente peuvent être utiles. Par exemple : Votre réaction est légitime! Vous ne réagiriez pas autant si ce n’était pas important! C’est normal d’être indigné dans de telles circonstances! Il y a sûrement de bonnes raisons pour que ça vous enrage autant! Pour être efficaces, ces mots doivent être prononcés sur le même ton. L’empathie vis-à-vis de la colère ne s’exprime pas avec une voix douce. Le ton de voix de l’homme va souvent s’adoucir s’il sent que nous comprenons le sérieux de la situation (avec nos mots et notre volume), que nous reconnaissons ses intentions positives (protéger sa famille ou défendre son honneur) ou la valeur qui a été blessée (l’intégrité, la loyauté, le devoir).

En ce qui concerne la consommation, il peut être utile de l’aborder en permettant à l’homme de préserver sa dignité : Certains hommes qui ont perdu leur emploi se mettent à boire davantage, c’est comme une façon de s’engourdir. Est-ce que c’est le cas pour vous? Il est important de vérifier l’effet de la consommation sur le passage à l’acte en étant direct : Est-ce que vous aviez consommé lors de votre dernière tentative de suicide? Présentement, vous me dites que vous ne voulez pas mourir, je vous crois. Je me préoccupe du moment où vous aurez pris 12 bières et que vous serez seul. Est-ce que ce qui vous garde en vie sera assez fort? Ce n’est pas que je ne vous fasse pas confiance, c’est que j’ai peur que dans ces moments-là ce soit plus dur. J’aimerais qu’on les planifie mieux ensemble.

Être vigilant après une perte de nature humiliante

Chez les hommes, la séparation amoureuse, particulièrement lorsqu’elle revêt un caractère humiliant, est souvent le principal facteur précipitant le suicide13. Un cas de figure fréquent est la rupture décidée par la conjointe en raison d’une longue accumulation de comportements inadéquats ou délictueux de l’homme, découlant souvent de ses problèmes d’abus ou de dépendance14. En plus de la séparation amoureuse, les pertes d’emploi, de même que les problèmes financiers et judiciaires sont plus souvent observés chez les hommes décédés par suicide que chez les femmes13,15. Les dettes de jeu ou de drogue, les arrestations, les menaces d’agence de recouvrement caractérisent les derniers mois d’une proportion importante d’hommes qui s’enlèvent la vie14.

En présence d’un homme qui vient de subir une ou plusieurs pertes de cette nature, il est recommandé de ne pas attendre d’autres signes précurseurs pour vérifier si le client pense au suicide, et ce, dès la première rencontre. S’il ne pense pas au suicide, il serait aussi important de consigner au dossier ce qui pourrait le faire basculer. Le psychologue pourra être proactif s’il connaît et anticipe ces moments critiques.

Faire grandir les raisons de vivre

En prévention du suicide, l’une des tâches primordiales du psychologue est de faire grandir chez la personne ses raisons de vivre, un facteur de protection déterminant16. Les hommes ne réalisent pas toujours l’impact profond et durable que leur suicide aura sur leur entourage17. Le rôle de protecteur, central à l’identité masculine, peut ainsi servir de frein puissant au suicide et raccrocher un homme à la vie9. Par ailleurs, ce n’est pas toujours le bonheur qui aide les hommes à rester en vie, mais parfois simplement quelque chose qui a assez de sens. Lorsqu’un compagnon de cellule disait à Viktor Frankl18 que la vie ne pouvait plus rien lui apporter, il lui répondait très doucement : Et si tu te demandais ce que tu pourrais apporter à la vie? Dans cette perspective, on peut demander : Qui a besoin que tu restes en vie? Quel combat vaut encore la peine de continuer? Parle-moi d’un moment où tu savais qu’on avait besoin de toi. Donne-moi un exemple dans ta vie où la partie qui veut vivre prend le dessus. Qu’elle gagne? C’est comme s’il y avait un combat à l’intérieur de toi. D’un côté, la partie qui se bat pour vivre, de l’autre côté, celle qui en a assez de souffrir. Que fais-tu dans les moments où c’est la première qui gagne?

Il ne faut pas sous-estimer l’importance de petits projets qui peuvent sembler à première vue anodins, mais qui peuvent être suffisamment importants pour que la personne décide de remettre son geste à plus tard. On peut gagner du temps en mettant de l’avant ces projets et ces valeurs.

Retirer l’accès aux moyens létaux et estimer correctement la dangerosité

Les hommes utilisent des moyens plus létaux que les femmes lorsqu’ils posent un geste suicidaire, de sorte qu’ils en meurent davantage19. Bien que la planification du geste suicidaire doive être systématiquement vérifiée par le psychologue, elle n’est toutefois pas suffisante pour statuer sur la dangerosité de la situation. La présence d’un plan défini est associée à un risque accru de passage à l’acte, mais son absence ne doit pas être interprétée comme un indicateur d’une faible dangerosité. La planification d’un geste suicidaire peut s’effectuer en quelques minutes seulement et la majorité des gestes sont posés sans planification préalable20,21. Le se limite bien souvent au domicile de la personne et le quand survient lorsque la souffrance devient intolérable ou que la personne est intoxiquée à l’alcool (de 30 à 40 % des personnes qui se suicident ont de l’alcool dans le sang au moment du décès)22.

Les psychologues qui interviennent auprès d’un homme suicidaire doivent estimer la dangerosité de la situation et retirer l’accès aux moyens. L’estimation de la dangerosité est une procédure complexe qui est bien balisée. Elle est recommandée par le Guide des bonnes pratiques en prévention du suicide23 et fait l’objet d’une formation reconnue par l’Ordre des psychologues du Québec, intitulée Intervenir auprès de la personne suicidaire à l’aide de bonnes pratiques et offerte partout au Québec.

Accompagner dans la référence

En raison du tableau clinique complexe que l’on trouve généralement chez les hommes à haut risque de suicide, il s’avère souvent nécessaire de les diriger vers d’autres professionnels et ressources pour compléter l’aide offerte par le psychologue. Notamment, une aide spécialisée en traitement des dépendances est souvent requise. Or il est crucial d’accompagner dans la référence et d’éviter de remettre entre les mains de l’homme le fardeau de se trouver un rendez-vous de suivi chez une nouvelle ressource. Il peut être possible d’appeler pour vérifier la procédure, de prendre un rendez-vous avec lui (dans le bureau), de vérifier si un proche peut l’accompagner. Il est parfois idéal d’avoir le prénom d’une personne qui l’attend au service. Il peut être utile que le psychologue reste en contact jusqu’à ce qu’un lien soit créé avec la nouvelle ressource pour éviter une rupture de services. Il existe un fort mouvement pour favoriser l’autonomie des personnes. Même si nous sommes tout à fait favorables à ces efforts, il reste que dans certaines circonstances cet appel téléphonique est un pas insurmontable.

En conclusion, pour mieux prévenir le suicide chez les hommes, il nous apparaît primordial d’adapter nos pratiques à leur réalité particulière. De petits changements en ce sens peuvent faire toute la différence.

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