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Psychotraumatismes chez les populations autochtones : lacunes et recommandations

Daniel Saumier | Psychologue 

M. Daniel Saumier est psychologue en pratique privée et coordonnateur de recherches cliniques à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas.

 

DAlain Brunet | Psychologue

Le Dr Brunet est chercheur à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas et au Département de psychiatrie de l’Université McGill. Il étudie les facteurs qui augmentent le risque de souffrir d’un trouble de stress post-traumatique ainsi que le développement de traitements efficaces pour ce trouble.
 

Marie-Jeanne Léonard

Mme Léonard travaille au laboratoire de recherche sur les psychotraumatismes de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Elle réalise présentement sa maîtrise de recherche au Département de psychiatrie de l’Université McGill.


La violence physique, sexuelle et conjugale, les suicides, ainsi que les crimes violents sont des problématiques reconnues au sein des populations autochtones* du Canada. En dépit de cette reconnaissance, nous n’avons pas un portrait juste de l’ampleur de ces problématiques et de leurs séquelles qui nous permette de s’y attaquer de façon efficace et appropriée. Malgré ce besoin, il existe peu d’études épidémiologiques publiées sur les événements traumatiques et les conséquences psychologiques de ces événements chez les populations autochtones canadiennes. Nous notons d’importantes lacunes dans les connaissances sur l’incidence, la prévalence et la répartition des événements traumatiques et des troubles de stress post-traumatique (TSPT) chez ces communautés, particulièrement chez les enfants et les femmes.

Un manque de données épidémiologiques notable

Divers indices nous laissent croire que les taux de TSPT seraient amplement supérieurs dans les communautés autochtones canadiennes comparativement à la population canadienne générale, et ce, malgré un manque important de données épidémiologiques sur ce sujet. Par exemple, une étude impliquant 554 adultes autochtones vivant à proximité de la ville de Hamilton en Ontario a révélé que 34 % d’entre eux souffriraient d’un TSPT (Firestone, Smylie, Maracle, McKnight, Spiller et O’Campo, 2015). De plus, une enquête sur la santé mentale de 127 anciens étudiants autochtones de pensionnats en Colombie-Britannique a trouvé que 64 % répondaient aux critères diagnostiques pour le TSPT (Corrado et Cohen, 2003). À titre comparatif, la prévalence à vie du TSPT pour la population générale canadienne est établie à 9 % (Van Ameringen, Mancini, Patterson et Boyle, 2008).

Les études basées sur un nombre restreint de participants qui sont non représentatifs peuvent malheureusement produire des estimations biaisées quant aux problématiques de santé mentale chez les Autochtones canadiens ayant vécu des événements traumatiques. Le taux de prévalence du TSPT pourrait plutôt être estimé en se basant sur l’utilisation des services de santé. Cette méthode risque tout de même de ne pas être fiable, puisque plusieurs Autochtones, voire la plupart, ne cherchent pas à utiliser de tels services, ou encore de tels services ne sont tout simplement pas accessibles (Kirmayer, Brass et Tait, 2000). Les estimations du taux de prévalence du TSPT chez les populations autochtones provenant d’autres pays sont également problématiques, étant donné qu’elles varient énormément d’une communauté autochtone à l’autre : de 3 % à 22 % (Jones, Dauphinais, Sack et Somervell, 1997; Robin, Chester, Rasmussen, Jaranson et Goldman, 1997).

Le manque flagrant de recherches sur le TSPT chez les populations autochtones canadiennes engendre beaucoup de spéculation concernant la réelle prévalence de ce trouble. En 2014, le quotidien Vancouver Sun (Hooper, 2014) citait Michael Pond, un psychologue ayant travaillé avec les communautés autochtones durant plusieurs années, qui estimait que le taux de TSPT pourrait être aussi élevé que 90 à 95 %! Même si ce taux nous semble improbable, des indices basés sur des résultats empiriques portent à croire que les Autochtones sont effectivement plus à risque de développer un TSPT comparativement au reste de la population canadienne. En effet, la 5e édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-5; APA, 2013) présente trois classes de facteurs de risque pré-, péri- et post-traumatiques, dont plusieurs caractérisent les populations autochtones.

Parmi les facteurs pré-traumatiques établis  dans les recherches antérieures, on note par exemple la maltraitance infantile, le polytraumatisme, le fait de présenter une comorbidité importante (particulièrement la toxicomanie et la dépression; Ozer, Best, Lipsey et Weiss, 2003) ou d’avoir un faible niveau de scolarité, ou le fait d’être issu d’un milieu défavorisé (Halligan et Yahuda, 2000). Parmi les facteurs péri-traumatiques, on note la sévérité de certains traumas prévalents chez les Autochtones, tels que la violence interpersonnelle (surtout chez les femmes autochtones; Brennan et coll., 2011), l’abus durant l’enfance (Söchting, Corrado, Cohen, Ley et Brasfield, 2007), les abus sexuels et les agressions physiques (Karmali, 2005). Le manque de soutien social (Trickey, Siddaway, Meiser-Stedman, Serpell et Field, 2012) ainsi que la pauvreté (APA, 2013) constituent des facteurs de vulnérabilité et contribuent également au développement et à la persistance du TSPT.

Si la présence de tels facteurs de risque dans les populations autochtones suggère une prévalence des TSPT plus élevée chez elles, il reste encore à confirmer ces hypothèses et à comprendre comment ces facteurs de risque contribuent à ces troubles. De telles recherches pourraient d’ailleurs nous aider à quantifier la résilience psychologique de ces populations à la suite d’un traumatisme. Un travail colossal reste à faire sur ce plan, puisque peu d’études à grande échelle ont documenté la façon dont l’exposition à des événements traumatiques variés mène au développement du TSPT dans ces populations.

Conceptualisation du trouble de stress post-traumatique chez les Autochtones

Un autre aspect important à considérer afin de mieux comprendre la problématique du TSPT est l’adéquation du diagnostic actuel chez les Autochtones. Le DSM-5 présente le TSPT comme un trouble se développant typiquement à la suite d’un événement traumatique unique. Pourtant, lorsque l’on considère que les Autochtones peuvent subir plusieurs événements traumatiques, de nombreux chercheurs et cliniciens (p. ex. Bellamy et Hardy, 2015; Söchting, Corrado, Cohen, Ley et Brasfield, 2007) soutiennent que le trauma chez ces individus est mieux caractérisé par le diagnostic de TSPT complexe (TSPTC). Conformément à cette conceptualisation, la 11e édition de la Classification internationale des maladies (CIM-11) de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a proposé l’inclusion du TSPTC comme nouveau diagnostic distinct du TSPT, quoique relié à ce dernier (Maercker et coll., 2013).

La CIM-11 propose que le TSPTC se développe à la suite de l’exposition à un événement ou à une série d’événements de nature horrible ou extrêmement menaçante et le plus souvent prolongés, ou encore des événements répétitifs desquels il est difficile ou impossible de s’échapper (p. ex. la torture, la violence domestique prolongée, l’abus sexuel répété dans l’enfance). Le TSPTC requiert que tous les critères pour le diagnostic du TSPT soient présents, en plus i) de problèmes sévères et envahissants dans la régulation des affects; ii) de croyances négatives persistantes (p. ex. croyance d’être sans valeur, accompagnée par un sentiment envahissant de honte ou de culpabilité reliée à l’événement traumatique); et iii) de difficultés relationnelles persistantes.

Bien que certains suggèrent que les données soient présentement insuffisantes pour appuyer le fait de considérer ce trouble en tant que catégorie diagnostique distincte (Resick et coll., 2012), d’autres proposent que le TSPTC peut tout de même être conceptualisé comme un phénotype du TSPT (Powers et coll., 2017) ayant des caractéristiques distinctes. Le TSPTC se distingue notamment par le fait qu’il requiert que la perturbation sur les plans émotionnel et relationnel se produise dans une variété de contextes, même en l’absence de rappels d’éléments traumatiques, en contraste par rapport aux critères du DSM pour le TSPT. De plus, la définition de la CIM-11 pour le TSPTC met l’accent sur les difficultés sur le plan des interactions sociales et des relations, en contraste par rapport aux critères diagnostics du DSM-5 pour le TSPT, qui de définit pas explicitement ces problèmes comme un ensemble distinct de symptômes.

Il n’y a malheureusement pas de données épidémiologiques disponibles sur le TSPTC au Canada. Ainsi, la fréquence à laquelle la condition se développe n’est pas connue, et ce, autant dans la population générale canadienne que chez les populations autochtones. De plus, même si plusieurs Autochtones subissent de multiples expériences traumatiques, cela n’implique pas le développement automatique d’un TSPTC. Tout de même, la possibilité d’utiliser les critères du TSPTC pour évaluer les Autochtones ayant un passé traumatique devrait être sérieusement considérée. Si les Autochtones sont particulièrement à risque d’être exposés à de multiples événements traumatiques, comme discuté plus haut, il pourrait s’avérer pertinent d’appliquer le modèle du TSPTC chez eux pour étudier et traiter les conséquences psychologiques de tels traumas.

Appliquer les critères du TSPTC tant chez la population canadienne générale que chez les populations autochtones pose néanmoins des défis particuliers, à la fois pour l’évaluation et le traitement. Selon notre expérience clinique, les individus démontrant un profil de TSPTC sont généralement plus difficiles à évaluer pour des troubles liés au trauma que les individus victimes d’un seul trauma. Souvent, ils ont de la difficulté à classer ou encore à déterminer l’importance de leurs événements traumatiques, ils ont également plus de difficultés à comprendre et à décrire leurs réactions émotionnelles, ils ont plus de difficulté à donner un compte rendu chronologique de leurs expériences traumatiques (ils semblent faire preuve d’une mémoire fragmentée concernant leurs traumas), et ils ont une difficulté générale à répondre succinctement pour évaluer les questions (les sessions d’évaluation sont souvent deux fois plus longues que les évaluations pour un TSPT lié à un seul événement!).

En matière de traitements, les cliniciens peuvent percevoir les cas de TSPTC comme résistants au traitement et même les rejeter, parce qu’ils sont trop compliqués (Söchting, Corrado, Cohen, Ley et Brasfield, 2007). Il a été suggéré que la présence de profils de TSPTC impacte négativement le succès du traitement psychothérapeutique (Cloitre, Petkova, Su et Weiss, 2016). De plus, peu de lignes directrices concernant les approches thérapeutiques pour le TSPTC sont disponibles. Les cas de TSPTC peuvent aussi nécessiter des périodes de traitement considérablement plus longues, ce qui pourrait ultimement augmenter les temps d’attente pour l’accès aux services de soins.

Finalement, les conceptions du TSPT (du DSM-5) et du TSPTC (du CIM-11) partagent la supposition que les symptômes d’un traumatisme sont affectés ou maintenus par les systèmes de croyances servant à aider l’individu à s’adapter à son traumatisme. En supposant que les croyances religieuses et spirituelles font partie de ces systèmes de croyances, il importe de comprendre l’interaction entre les aspects culturels particuliers aux Autochtones et le développement de symptômes liés au trauma. Les croyances religieuses pourraient influencer la relation entre une personne autochtone et ses symptômes, amenant une différence à prendre en considération lors du diagnostic et de l’établissement d’un plan de traitement adapté à la personne.

Puisque les traditions et croyances spirituelles chez les Autochtones varient d’une région à l’autre au Canada, il est nécessaire d’enquêter sur le sujet chez plusieurs populations autochtones distinctes. Également, la religion et la spiritualité peuvent être des chemins à explorer avec le patient lors du traitement, afin de développer une résilience vis-à-vis du trauma, ce qui pourrait encourager un rétablissement plus rapide.

Conclusions

Des études à grandes échelles sont nécessaires afin de bien caractériser non seulement l’incidence et la prévalence du TSPT chez les populations autochtones, mais également le risque conditionnel de développer un TSPT à la suite d’un événement traumatique. Le tout est essentiel pour déterminer l’importance relative d’événements variés dans le développement de troubles liés au trauma. Finalement, de telles études devraient être effectuées à travers de multiples populations autochtones canadiennes afin qu’on reconnaisse les communautés qui sont les plus susceptibles de développer des troubles liés au trauma et pour que les gouvernements puissent établir des priorités en ce qui concerne les interventions de santé auprès de ces communautés.

Considérant l’importance de la santé mentale chez les peuples autochtones, est-il nécessaire d’attendre l’obtention de résultats épidémiologiques (qui peuvent prendre des années à cueillir) pour promouvoir de nouvelles stratégies d’intervention? Nous ne croyons pas. Nous estimons que les recherches épidémiologiques et d’intervention peuvent être effectuées conjointement, en combinant des protocoles d’étude d’observation à l’intérieur desquels les études d’interventions seraient insérées (Newman et coll., 2016). De plus, des approches comparatives peuvent être utilisées afin d’enquêter sur divers types de troubles liés au trauma (TSPT et TSPTC) et sur divers types d’intervention thérapeutiques parallèlement, sans que des individus souffrants aient à attendre dans des conditions «placebo» ou sur des listes d’attente.

Puisque les thérapies de groupe semblent prévaloir chez les populations autochtones, davantage d’accent et d’efforts pourraient être mis sur le développement d’interventions thérapeutiques de groupe qui sont plus diversifiées. Notamment, des recherches pourraient se tourner vers des groupes de soutien axés sur le développement spirituel des individus. Il sera également important de fonder un partenariat de collaboration de recherche avec les communautés autochtones. Ceci permettra de bien traduire les conceptions de troubles psychotraumatiques lors des études cliniques en fonction des divers contextes culturels des communautés autochtones.

La mise en place de stratégies coordonnées qui permettent, en temps opportun, la réalisation et l’accès à de telles études d’intervention nécessitera évidemment la participation des communautés autochtones, de leurs chercheurs, intervenants et leadeurs. La diversité et l’inclusion d’un plus grand nombre de bénéficiaires des recherches sont de mise.

Bibliographie

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* Dans le cadre du présent article, le terme Autochtone est utilisé pour représenter l’ensemble des populations des Premières Nations, des Inuits et des Métis, tel qu’employé par le gouvernement fédéral canadien : Gouvernement du Canada. (2011). Foire aux questions. Repéré à https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1303147522487/1303147669999