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Psychose : le rôle du psychologue dans l’intervention précoce

Dre Geneviève Bourdeau | Psychologue
La Dre Bourdeau est psychologue clinicienne au CLSC Hochelaga-Maisonneuve du CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal et en pratique privée. Elle a complété sa thèse au Laboratoire d’étude sur la schizophrénie et les psychoses orienté vers l’intervention et le rétablissement de l’Université de Montréal. 


Lors d’un premier épisode psychotique, on associe l’intervention rapide à un meilleur pronostic. Les psychologues de première ligne, que ce soit en milieu scolaire, en CLSC ou en bureau privé, représentent une porte d’entrée vers des services spécialisés. Ils peuvent ainsi jouer un rôle central dans le dépistage, l’évaluation et le traitement de la psychose, mais aussi en matière de prévention et de sensibilisation. 

Le développement de la psychose est précédé d’une phase de prodrome d’une durée variable d’un individu à l’autre, allant de quelques jours à plusieurs années (Delamillieure, Couleau et Dollfus, 2009). Elle se caractérise par la présence de signes avant-coureurs de la maladie, qui précèdent les manifestations caractéristiques de la phase aiguë. Yung et McGorry (1996) ont répertorié, par ordre d’importance, les symptômes les plus fréquemment rapportés : troubles de l’attention et de la concentration, perte de motivation et d’énergie, humeur dépressive, troubles du sommeil, retrait social, suspicion, détérioration du fonctionnement scolaire ou professionnel, irritabilité. La période entre l’apparition des premiers symptômes aigus et le début du traitement est appelée durée de psychose non traitée. La durée de cette phase est également variable, allant de quelques semaines à plusieurs années. Une plus longue durée de psychose non traitée est associée à une moins bonne évolution, notamment à davantage de résistance aux traitements antipsychotiques, à un plus grand nombre de rechutes, à un déclin cognitif plus rapide et plus marqué, à un risque plus élevé de dépression et de toxicomanie, et à davantage de troubles du comportement et de perturbations sociales (recensé par Le Galudec, Stephan, Mascret, Bourgin et Walter, 2011). 

Le but de l’intervention précoce est de prévenir et traiter la psychose le plus tôt possible, voire avant l’apparition des premiers symptômes aigus, ou à tout le moins de réduire la durée de la psychose non traitée. Deux grandes catégories de critères sont utilisées afin de reconnaître les individus qui présenteraient un état dit à haut risque d’évoluer vers un épisode psychotique (Fusar-Poli et coll., 2013). Les critères « ultra-haut-risque » (UHR pour ultra-high-risk) regroupent trois profils d’individus à risque (Yung et coll., 2003) :

  • APS : symptômes psychotiques atténués (attenuated psychotic symptoms);
  • BLIPS : symptômes psychotiques brefs, limités et intermittents (brief limited intermittent psychotic symptoms);
  • GRD : facteurs de risque – hérédité et état mental (genetic risk and deterioration syndrome).

Divers instruments de mesure ont été développés pour évaluer de façon plus opérationnelle si un individu répond à ces critères, le plus connu étant le Comprehensive Assessment of At-Risk Mental States (CAARMS; Yung et coll., 2005), dont une version française est maintenant disponible (Krebs et coll., 2014). La deuxième catégorie, les critères « symptômes de base » (BS pour basic symptoms), s’intéresse aux expériences subjectives de perturbation de différents domaines comme la perception, les processus de pensée, le langage et l’attention. Ces expériences seraient distinctes des symptômes psychotiques classiques par le fait qu’elles seraient indépendantes d’un contenu de pensée anormal et que le contact à la réalité et l’autocritique des individus seraient préservés. Les « symptômes de base » peuvent être évalués notamment à l’aide du Bonn Scale for the Assessment of Basic Symptoms (BSABS; Klosterkötter, Hellmich, Steinmeyer et Schultze-Lutter, 2001). Les critères « ultra-haut-risque » et « symptômes de base » étant complémentaires, la tendance à les utiliser en combinaison pour l’évaluation des individus à risque serait à la hausse (Fusar-Poli et coll., 2013). Et signe de l’intérêt grandissant pour cette clientèle, le DSM-5 a inclus dans les critères proposés pour des études additionnelles le « syndrome psychotique atténué » (APA, 2015). 

Si les chercheurs ont un portrait de plus en plus clair des individus à risque de psychose, sur le terrain, on est loin de rejoindre précocement tous ceux qui ont besoin d’aide. Selon Le Galudec et coll. (2011), trois facteurs contribuent à un retard dans la prise en charge : 

  1. La difficulté d’identification de la problématique par les personnes touchées et leur famille, mais aussi par les professionnels de la santé. Cette identification est rendue complexe par le caractère non spécifique des symptômes au stade du prodrome. 
  2. La fréquente réticence des personnes touchées et de leur famille à s’engager dans un suivi psychiatrique et à accepter un traitement, en raison d’une absence de conscience du caractère pathologique des symptômes et à cause de la stigmatisation entourant les soins psychiatriques. 
  3. La difficulté d’accès aux soins psychiatriques amenée, entre autres, par le manque de coordination entre les intervenants des différents milieux. 

Quel rôle peuvent jouer les psychologues dans l’intervention précoce? D’une part, ils peuvent travailler à contrer ces facteurs. Plusieurs psychologues qui œuvrent en bureau privé se considèrent comme loin du milieu psychiatrique et pensent peut-être à tort qu’ils sont moins susceptibles de côtoyer la psychose. Toutefois, les symptômes du prodrome représentent des motifs de consultation qu’une grande proportion des psychologues peuvent rencontrer, peu importe leur milieu de travail. Ainsi, porter une attention particulière lors de l’évaluation et intégrer des outils qui aident à mieux reconnaître les individus à risque ou en début de psychose serait le premier pas à faire afin de favoriser l’intervention précoce. Cela signifie aussi de se renseigner sur les ressources spécialisées de son secteur, de ne pas hésiter à les consulter au besoin et de favoriser le travail en équipe, car le manque de coordination entre les intervenants a été identifié comme un obstacle à l’amorce d’un traitement. 

Dans un deuxième temps, les psychologues peuvent être appelés à jouer un rôle de sensibilisation en diffusant leur savoir sur la psychose et sur son développement. En effet, si la population en général a de bonnes connaissances sur la santé mentale (p. ex. les changements susceptibles de se manifester lors du développement d’un trouble mental), cela favorise un meilleur pronostic pour les jeunes atteints d’un trouble de santé mentale émergeant, soit parce que les jeunes eux-mêmes rechercheront de l’aide plus tôt ou parce que leur entourage reconnaîtra plus facilement les premiers signes du trouble et sera encouragé à chercher de l’aide (Kelly, Jorm et Wright, 2007). 

Troisièmement, les psychologues peuvent participer à la lutte contre la stigmatisation. Ils peuvent le faire en offrant de la psychoéducation, mais aussi en examinant leurs propres attitudes. Malheureusement, les attitudes les plus stigmatisantes envers les personnes aux prises avec des troubles mentaux proviendraient, hormis ces personnes elles-mêmes, des intervenants du secteur de la santé (Thornicroft, 2006). Cela s’expliquerait par le fait que les cliniciens, surtout confrontés à des personnes en phase aiguë, croiraient peu en la possibilité d’un rétablissement pour l’ensemble de la clientèle. Il faut toutefois savoir que bon nombre d’études ont établi que les idées délirantes et les hallucinations sont beaucoup plus fréquentes dans la population générale que ce qui aurait pu être escompté, ce qui suggère que la psychose se présenterait sous la forme d’un continuum : un ensemble de symptômes qui apparaissent de manière continue et progressive, de l’état normal jusqu’à l’état pathologique (Stip et Letourneau, 2009). Il faut donc se défaire de la vision « nous versus eux » lorsqu’on est en présence de personnes qui ont des expériences psychotiques. 

D’autre part, au-delà des interventions offertes dans des cliniques spécialisées et qui ciblent les symptômes psychotiques, il est possible pour des psychologues hors du milieu hospitalier d’aborder certains besoins de la clientèle qui se trouve en début de psychose. On a observé que les individus à risque présentaient d’autres problématiques telles que la dépression, l’anxiété, la toxicomanie, des altérations du fonctionnement et des difficultés dans les relations (Fusar-Poli et coll., 2013). On a de même observé que les jeunes à risque élevé de psychose – en comparaison avec des sujets témoins – rapportaient beaucoup plus de détresse par rapport aux événements de leur vie, percevaient qu’ils s’adaptaient avec difficulté aux changements et utilisaient des stratégies d’adaptation moins efficaces (Phillips, Edwards, McMurray et Francey, 2012). Des stratégies de traitement orientées vers la gestion du stress et l’amélioration des stratégies adaptatives pourraient donc être des exemples d’éléments importants d’interventions à offrir. Par ailleurs, une large proportion des individus reconnus comme étant à risque ne développeraient pas de trouble psychotique répondant à un diagnostic. Une méta-analyse a révélé des taux de conversion vers la psychose de 36 % après trois ans (Fusar-Poli et coll., 2012). Il n’en demeure pas moins que les faux positifs peuvent continuer à présenter des difficultés nécessitant un suivi psychologique. 

Les psychologues n’ont pas toujours accès dans leur milieu à des outils de dépistage spécialisés tels que ceux cités plus haut. Néanmoins, lorsqu’ils se trouvent en présence de symptômes apparentés à ceux du prodrome, ils peuvent creuser davantage en s’appuyant sur leurs compétences en évaluation, sur le contenu rapporté et sur leurs observations en entrevue, ainsi que sur les observations de l’entourage (lorsque cela est possible et si le client y consent). Il est pertinent de s’intéresser aux antécédents psychiatriques familiaux et à l’histoire développementale. 

La phase pré-morbide de la psychose, de la naissance au début de prodrome, serait pour certains marquée par des altérations du développement moteur (marche, trouble de la coordination, anomalies posturales), des difficultés cognitives associées à de faibles performances scolaires, des troubles du langage et des difficultés sociales (isolement, passivité, introversion ou agressivité, problèmes de discipline, anxiété sociale) (Delamillieure, Couleau et Dollfus, 2009). 

De même, les psychologues ne doivent pas hésiter à aborder directement la présence d’idées étranges ou d’expériences perceptuelles inhabituelles comme ils le feraient pour tout autre symptôme. Ce faisant, ils doivent cependant garder en tête que les éléments les plus importants à évaluer demeurent le niveau de détresse de l’individu et les impacts de cette détresse sur son fonctionnement, car ces éléments rendent les expériences pathologiques. Il faut se rappeler que des symptômes psychotiques sont présents dans l’ensemble de la population et que c’est bien souvent la souffrance qui va mener à la recherche d’aide. À titre d’exemple, dans la population « non clinique », une personne qui entend des voix décrira surtout celles-ci comme positives et non menaçantes, alors qu’une personne qui bénéficie d’un suivi psychiatrique rapportera des voix plus fréquentes, intrusives et alarmantes (Stip et Letourneau, 2009). 

Deux ressources disponibles en ligne peuvent guider les psychologues vers des signes à examiner et les aider à déterminer s’ils ont affaire à un individu à risque. Le Schizophrenia Test and Early Psychosis Indicator (STEPI; Mulhauser, 2011) est un questionnaire autoadministré en anglais qui s’adresse à l’individu lui-même. Quant au refer-O-scope (Société québécoise de la schizophrénie, 2016), il s’agit d’un outil québécois en français. Ses questionnaires peuvent être remplis par un professionnel, un membre de la famille ou un jeune qui est inquiet au sujet d’une personne de son entourage. Le résultat du questionnaire est accompagné d’une recommandation basée sur les symptômes observés et tenant compte des antécédents familiaux, de la prise de drogues, des facteurs de risque et des altérations du fonctionnement. 

En conclusion, la recherche dans le domaine de l’intervention précoce en psychose a explosé depuis 20 ans. L’énorme évolution du savoir nourrit l’espoir que l’on puisse altérer le cours du développement de troubles graves chez les individus vulnérables. Les psychologues, en tant que professionnels susceptibles de se retrouver aux premières loges dans l’observation des signes avant-coureurs de la psychose, se doivent d’intégrer ce savoir à leur pratique clinique. 

Bibliographie

Association américaine de psychiatrie. (2015). DSM-5 : manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Issy-les-Moulineaux : Elsevier Masson.

Delamillieure, P., Couleau, M., et Dollfus, S. (2009). Approches cliniques et diagnostiques des premiers épisodes psychotiques. Annales médico-psychologiques, 167(1), 79-85.

Fusar-Poli, P., Bonoldi, I., Yung, A. R., Borgwardt, S., Kempton, M., Barale, F., et coll. (2012). Predicting psychosis: meta-analysis of transition outcomes in individuals at high clinical risk. Archives of General Psychiatry, 69(3), 220–229. 

Fusar-Poli, P., Borgwardt, S., Bechdolf, A., Addington, J., Riecher-Rössler, A., Schultze-Lutter, F., et coll. (2013). The psychosis high-risk state: a comprehensive state-of-the-art review. JAMA Psychiatry, 70(1), 107-120. 

Kelly, C. M., Jorm, A. F., et Wright, A. (2007). Improving mental health literacy as a strategy to facilitate early intervention for mental disorders. Medical Journal of Australia, 187(7), S26-30.

Klosterkötter, J., Hellmich, M., Steinmeyer, E. M., et Schultze-Lutter, F. (2001). Diagnosing schizophrenia in the initial prodromal phase. Archives of General Psychiatry, 8(2), 158-164.

Krebs, M. O., Magaud, E., Willard, D., Elkhazen, C., Chauchot, F., Gut, A., et coll. (2014). Évaluation des états mentaux à risque de transition psychotique : validation de la version française de la CAARMS. L’Encéphale, 40(6), 447-456.

Le Galudec, M., Stephan, F., Mascret, R., Bourgin, J., et Walter, M. (2011). Diagnostic précoce dans la schizophrénie : une mission pour les médecins généralistes? La Presse médicale, 40(1P1), 3-9.

Mulhauser, G. (2011). Schizophrenia Test and Early Psychosis Indicator. Repéré à http://counsellingresource.com/quizzes/misc-tests/schizophrenia-test

Phillips, L. J., Edwards, J., McMurray, N., et Francey, S. (2012). Comparison of experiences of stress and coping between young people at risk of psychosis and a non-clinical cohort. Behavioural & Cognitive Psychotherapy, 40(1), 69-88.

Société québécoise de la schizophrénie. (2016). Refer-O-scope. Repéré à https://www.refer-o-scope.com/accueil 

Stip, E., et Letourneau, G. (2009). Psychotic symptoms as a continuum between normality and pathology. The Canadian Journal of Psychiatry, 54(3), 140-151.

Thornicroft, G. (2006). Shunned: Discrimination against People with Mental Illness. New York : The Oxford University Press. 

Yung, A. R., et McGorry, P. D. (1996). The prodromal phase of first-episode psychosis: past and current conceptualizations. Schizophrenia Bulletin, 22(2), 353-370.

Yung, A. R., Phillips, L. J., Yuen, H. P., Francey, S. M., McFarlane, C. A., Hallgren, M., et coll. (2003). Psychosis prediction: 12-month follow up of a high-risk (“prodromal”) group. Schizophrenia Research, 60(1), 21-32.

Yung, A. R., Yuen, H. P., McGorry, P. D., Phillips, L. J., Kelly, D., Dell’Olio, M. et coll. 2005). Mapping the onset of psychosis: the Comprehensive Assessment of At-Risk Mental States. Australia and New Zealand Journal of Psychiatry, 39(11-12), 964-971.