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Réguler ses émotions et sortir du chaos grâce à la thérapie d’acceptation et d’engagement

Martine Coulombe | Psychologue

Mme Coulombe a été psychologue au Centre d’aide aux étudiants de l’Université Laval jusqu’en 2015. Elle a conçu et implanté l’intervention ACT sur la régulation émotionnelle. Elle poursuit un doctorat sur l’efficacité de cette intervention à l’Université du Québec à Trois-Rivières et travaille comme psychologue en pratique privée. 

 

Chantal Thibodeau | Psychologue 

Mme Thibodeau est psychologue au Centre d’aide aux étudiants de l’Université Laval depuis 1999. S’intéressant à la thérapie d’acceptation et d’engagement depuis 2010, elle a collaboré à l’élaboration de l’intervention sur la régulation émotionnelle, dont elle est l’actuelle responsable. 


Moi, mes sentiments, c’est impossible de les retenir. […] C’est Hiroshima en permanence dans ma tête. Après mon passage, ce sont les cataclysmes, les hécatombes, les catacombes. Je suis mon pire drame.

- Marie-Sissi Labrèche, borderline, 2000

Réguler ses émotions est un défi pour tous. Chez les personnes qui présentent des traits ou un diagnostic de trouble de la personnalité limite (TPL), les émotions sont vécues de façon excessivement douloureuse, intense et tenace. Les symptômes du TPL apparaissent fréquemment entre 18 et 25 ans (Baraldi, Joubert et Bordeleau, 2015). La population qui présente ces symptômes, souvent étudiante, a des besoins qui dépassent l’offre d’intervention à court terme des centres d’aide des établissements scolaires.

Pour Gratz, Bardeen, Levy et Dixon-Gordon (2015), « il est nécessaire de développer des interventions brèves, moins intensives et qui sont faciles d’implantation ». C’est le défi du Centre d’aide aux étudiants (CAE) de l’Université Laval qui, depuis 2013, offre une intervention de groupe en thérapie d’acceptation et d’engagement (en anglais Acceptance and Commitment Therapy, ACT) (Coulombe, Careau, Bernier et Thibodeau, 2013) qui cible tout le spectre des enjeux de la régulation émotionnelle, incluant le TPL. Cette intervention a été développée grâce à une subvention de Bell Cause pour la cause, accordée au CAE entre 2013 et 2016.

Entre divergence et convergence 

Selon Fonagy, Luyten et Bateman (2017), la dérégulation émotionnelle, une forte impulsivité et des difficultés interpersonnelles sont des cibles d’interventions qui font consensus autour du diagnostic de TPL. Dans un article portant sur l’efficacité des thérapies pour ces clientèles, Hadjipavlou et Ogrodniczuk (2010) reconnaissent ces similitudes. Ils nomment quatre thérapies efficaces : la thérapie basée sur la mentalisation (MBT), la thérapie focalisée sur le transfert et les relations d’objet, la thérapie des schémas et la thérapie comportementale dialectique (DBT). Une méta-analyse récente confirme l’efficacité de la DBT et des thérapies psychodynamiques pour le traitement du TPL (Cristea et coll., 2017). Si la conceptualisation du trouble diffère, toutes abordent la régulation émotionnelle, la prise de distance vis-à-vis des pensées et des émotions, la tolérance à la détresse et la conscience des enjeux qui réactivent des traumatismes émotifs. Ces approches, reconnues pour leur efficacité, sont toutefois difficilement conciliables avec la situation qui caractérise les services offerts en établissements scolaires.

Selon l’ACT, une faible flexibilité psychologique et une tendance à l’évitement expérientiel expliqueraient les comportements impulsifs visant à réduire la détresse chez la personne aux prises avec un TPL (Chapman, Gratz et Brown, 2006). L’ACT « vise la flexibilité psychologique et elle emprunte des méthodes et techniques appartenant à d’autres approches thérapeutiques (gestalt, thérapie centrée sur les solutions, [thérapie cognitivo-comportementale] traditionnelle) et des traditions orientales (comme le bouddhisme) » (Dionne, Ngô et Blais, 2013). Les cibles cliniques de l’ACT rejoignent plusieurs enjeux cognitifs et comportementaux présents dans les symptômes du TPL, comme cela est présenté dans la figure 1 ci-bas.

 Les difficultés de régulation émotionnelle sont associées à de nombreuses problématiques en santé mentale telles que l’anxiété et la dépression. Elles sont rapportées dans le TPL (Buckholdt et coll., 2015; Gratz et Gunderson, 2006; Linehan, 1993; Scott et coll., 2013) et contribueraient à l’expression de comportements comme la toxicomanie, l’automutilation et les tentatives de suicide (Buckholdt et coll. 2015; Gratz, Levy et Tull, 2012; Linehan, 1993). L’ACT met en évidence que l’évitement expérientiel serait à la base de nombreux troubles de santé mentale (Harris, 2007; Monestès et Villate, 2011).

Des études récentes conçoivent l’impulsivité comportementale, observée dans le TPL, comme une tentative d’éviter une expérience interne insupportable (Chapman, Gratz et Brown, 2006; Gratz, Bardeen, Levy et Dixon-Gordon, 2015; Hill et Updegraff, 2012). La régulation émotionnelle apparaît de plus en plus comme un facteur médiateur capable d’agir sur plusieurs symptômes du TPL et sur les comportements impulsifs, notamment l’automutilation (Gratz, Tull et Levy, 2014; Gratz, Bardeen, Levy et Dixon-Gordon, 2015). La régulation des émotions apparaît comme une cible d’intervention et l’ACT semble constituer une approche pertinente pour l’atteindre auprès de personnes qui présentent des traits ou un diagnostic de TPL.

L’expérience du CAE

L’intervention en ACT intitulée « Sous le coup de l’émotion : les enjeux relationnels des émotions » (Coulombe, Careau, Bernier et Thibodeau, 2013) a l’ambition d’agir sur des facteurs clés impliqués dans une meilleure régulation des émotions qui, sans viser le traitement du TPL, s’adresse aux personnes qui en présentent les traits ou le diagnostic.

Description et déroulement de l’intervention

Depuis l’automne 2016, l’intervention s’étend sur quatre rencontres de 2 heures 30 min chacune, à raison d’une fois par semaine. Elle avait au départ été conçue pour six rencontres et, à l’usage, certaines ont été regroupées pour une meilleure cohérence. Ce sont des groupes fermés d’un maximum de 12 participants recommandés par un intervenant du CAE. Si ces participants ne bénéficient pas d’un suivi régulier, les psychologues qui animent les rencontres sont disponibles pour échanger avec eux ou leur offrir une rencontre ponctuelle. 

L’intervention a deux objectifs principaux : 1) comprendre le rôle et l’impact des émotions et 2) développer une flexibilité psychologique par l’expérimentation de nouvelles stratégies pour composer avec les émotions.

Chaque rencontre porte sur un thème qui est abordé à partir d’exercices tant expérientiels que comportementaux et méditatifs. Ces exercices visent à développer la flexibilité psychologique à travers les cibles cliniques de l’ACT que sont l’acceptation, la fusion cognitive, la présence attentive, la conscience de soi, les valeurs et l’action engagée (Dionne, Ngô et Blais, 2013). Contrairement aux approches cognitives de deuxième vague qui visent davantage à faire diminuer ou disparaître l’émotion ou à restructurer les pensées, l’ACT permet d’expérimenter la tolérance aux émotions douloureuses, de les accueillir sans les juger et d’encourager l’action vers des valeurs qui enrichissent l’existence.

Le module 1, comprendre et moduler ses émotions, permet d’expérimenter l’accueil des émotions douloureuses qui sert de ligne directrice à la rencontre. On amorce un travail sur les valeurs qui oriente la modulation des émotions vers des actions liées à ce qui rend la vie riche et pleine de sens.

Le module 2, les pièges de la pensée, explore ce thème à travers différents exercices visant la défusion cognitive. On ne conteste pas la véracité des pensées, mais plutôt leur utilité, afin de s’en distancier sans s’attarder à leur contenu. La rumination et son impact négatif sur la modulation émotionnelle sont observés. 

Le module 3, les mécanismes d’adaptation, amène le participant à évaluer l’efficacité à court ou à long terme de ses mécanismes d’adaptation et à regarder leur fonction en regard des valeurs. L’objectif est de conscientiser les participants à la fonction de l’évitement expérientiel dans les difficultés rencontrées de manière à leur permettre d’atteindre leurs objectifs de vie. 

Le module 4, tolérer la détresse et résoudre les problèmes, invite à une réflexion sur le caractère à la fois inévitable et parfois intolérable de la souffrance. Cela permet un retour sur la notion de lutte décrite par l’ACT. Ce module vise l’intégration des outils thérapeutiques de l’ACT expérimentés au cours des trois rencontres précédentes à travers la résolution de problèmes et la gestion de crise. 

Des résultats prometteurs

Depuis l’implantation de l’intervention, les participants remplissent sept questionnaires en pré-intervention et en post-intervention. Quatre de ces questionnaires mesurent des cibles cliniques de la thérapie ACT : l’évitement expérientiel (AAQ2), la fusion cognitive (CFQ28, WBSI) et la présence attentive (MAAS). Les trois autres questionnaires mesurent des cibles fonctionnelles liées au TPL : l’impulsivité (BIS-10), l’attitude à l’égard des problèmes (QAP) et les croyances (PBQ). Tous ces instruments présentent des qualités psychométriques reconnues. Jusqu’à ce jour, 85 étudiants présentant des enjeux de régulation émotionnelle, des traits ou un diagnostic de TPL ont bénéficié de l’intervention. Parmi eux 93 % sont des femmes âgées de 19 à 46 ans et dont l’âge moyen est de 25,5 ans. 

Une analyse de variance à mesures répétées montre des résultats significatifs à un seuil critique de 5 % sur l’ensemble des questionnaires utilisés en pré-intervention et en post-intervention. Ces résultats suggèrent une amélioration sur le plan d’une réduction de l’évitement expérientiel et de la fusion cognitive ainsi qu’une présence attentive accrue. Certains aspects du comportement, comme une plus grande capacité à anticiper positivement la résolution de problèmes et la réduction de l’impulsivité comportementale, sont des résultats intéressants en matière d’effets concrets sur les comportements. Ces résultats vont dans le sens de ceux observés dans certaines recherches récentes menées par Gratz et coll. (2014, 2015) qui montrent que la régulation émotionnelle réduirait des comportements impulsifs comme l’automutilation chez les patients TPL ainsi que plusieurs symptômes cognitifs et comportementaux. Les résultats suggèrent aussi une amélioration de la flexibilité psychologique chez les participants, puisqu’on observe une modification de leur perception d’eux-mêmes et des autres à partir des résultats obtenus au questionnaire portant sur les croyances.

D’un point de vue clinique, les intervenants remarquent que les suivis individuels, auprès des étudiants qui adhèrent au groupe d’intervention, prennent souvent fin après la participation au groupe. Les participants rapportent avoir moins de ruminations, ce qui a un impact positif sur les émotions douloureuses. Ils soulignent qu’ils vivent moins de conflits dans leurs relations interpersonnelles et qu’ils ont moins de comportements impulsifs. Plusieurs racontent qu’ils sont plus aptes à choisir des comportements qui correspondent à leurs valeurs, même lorsqu’ils ressentent des émotions douloureuses. Certains mentionnent qu’ils observent et accueillent leurs émotions plutôt que de chercher à les fuir. Ils comprennent qu’ils doivent poursuivre leurs efforts pour développer leurs stratégies de régulation émotionnelle. Bref, au fil des semaines, les participants remarquent des changements dans leur façon d’aborder les émotions et ils échangent à ce sujet lors des rencontres de groupe.

Bien que les gains thérapeutiques ne soient pas clairement identifiables en l’absence de mesures longitudinales, les résultats obtenus témoignent de la pertinence de poursuivre l’initiative et surtout son évaluation formelle. Les résultats s’inscrivent dans la lignée de ceux obtenus par Chakhssi, Janssen, Pol, Van Dreumel et (2015), qui montrent que l’ACT mérite d’être considérée en tant qu’option thérapeutique pour les personnes présentant un trouble de la personnalité et qu’on doit poursuivre des recherches sur son efficacité. 

Conclusion

L’expérience du CAE montre des résultats préliminaires prometteurs qui militent en faveur du maintien et du développement de ce type d’intervention soutenu par la recherche, afin d’en vérifier objectivement l’efficacité. L’ACT ne vise pas le traitement du TPL, mais elle pourrait évoluer en ce sens si la recherche établit son efficacité. Jusqu’à présent, cette intervention psychologique a ciblé la régulation des émotions chez les personnes qui présentent des traits ou un diagnostic de TPL. Il semble que le développement de la capacité à accueillir les pensées et émotions difficiles, à tolérer la détresse et à clarifier les valeurs se concrétiserait, selon les témoignages recueillis, en une diminution de l’urgence d’agir, limitant ainsi la répétition de comportements impulsifs dans le quotidien.

L’évaluation de l’efficacité de l’ACT se poursuit dans le cadre d’une thèse de doctorat auprès de cette clientèle caractérisée à la fois par une détresse intense et un niveau de fonctionnement supérieur. Dans les établissements scolaires qui les accueillent, il y a un grand besoin pour une offre de services adaptée à leurs besoins et aux ressources disponibles, peu coûteuse et dont l’efficacité serait démontrée.

 

Bibliographie

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