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La solitude du thérapeute et l’isolement en début de pratique

Marie Noël, psychologue

Clinicienne et superviseure en pratique privée à la clinique Cōnsciēns, elle est également superviseure à la Clinique universitaire de psychologie de l’Université de Montréal et fondatrice d’Espace intégratif. 

 


Faire le choix de devenir psychologue est une décision à l’image du ressac ; ce mouvement imprévisible, imprécis, tantôt fracassant, tantôt calme, des vagues se heurtant à des obstacles. Parmi les défis rencontrés en début de carrière qui peuvent remettre en question notre décision se trouve l’expérience de la solitude, inhérente à notre travail de psychothérapie. Quand la porte du bureau de consultation se referme et que nous recueillons les récits des souffrances sans autre témoin, nageons dans l’incertitude et l’ambiguïté des processus de changement, faisons face à toutes ces attentes de guérison, avec un sens de responsabilité professionnelle et un souci des bonnes pratiques, la détresse peut apparaître.

Les psychologues sont des humains durement sollicités qui n’ont pas de superpouvoirs. Avant de découvrir en nous nos habiletés et nos ressources pour affronter les grands vents, la solitude du thérapeute se vit souvent comme un isolement qu’il gère tant bien que mal. Ce chemin de développement fluctue ; constitué de périodes de motivation, de curiosité et de résilience, mais aussi de périodes de fatigue, de remises en question, de protection et de défense (Kottler, 2019). Il s’accompagne inévitablement de deuils et de changements qui, on l’espère, nous aideront à transiger avec la solitude, à trouver un sentiment de satisfaction personnelle et à consolider notre identité professionnelle.

Redéfinir nos intentions
Notre profession étant relationnelle, la solitude du thérapeute n’apparaît pas comme une réalité à envisager lorsque nous faisons notre choix de carrière. La majorité des étudiants rencontrés en supervision expriment le désir d’aider les autres et de comprendre l’humain comme principales motivations qui ont guidé leur choix. Ce n’est qu’au fil de leurs expériences cliniques qu’ils confronteront les enjeux sous-jacents à leur décision. Plusieurs d’entre nous avons adopté ce rôle du « soignant » bien plus tôt dans notre histoire, parfois en prenant soin d’un proche malade, ou avons connu des expériences relationnelles décevantes, voire abusives, où nous répondions aux besoins narcissiques d’un parent au détriment de nos propres désirs et ambitions (Miller, 2002). Dans ce contexte, adopter le rôle du thérapeute expose à revivre ces blessures relationnelles passées qui nous isolent en nous-mêmes et peuvent perpétuer des patterns d’expériences malsains d’abnégation de soi.

Prendre conscience d’une posture de sauveur prise pour éloigner un sentiment de vulnérabilité et d’impuissance ou d’une difficulté à entrer en relation authentique où on « existe » aussi peut s’avérer le début d’une transformation salutaire non seulement dans notre façon d’être en lien, mais aussi dans celle d’exercer notre profession. Il ne s’agit plus de nous cacher derrière deux types de réponses stéréotypées sans en sortir ; celle d’une posture de psychologue idéalisée où on combat la détresse ou celle d’une posture démunie où on la subit, faute de moyens pour la ressentir et traverser les zones troubles. Il s’agit de rencontrer l’autre avec accueil, faillibilité et empathie, quelle que soit son expérience. Cette rencontre appelle à l’humilité du soignant qui ne détient pas toutes les réponses et solutions (Orange, 2016).

L’expérience d’isolement s’estompe pendant que naît la possibilité de « porter à deux » la charge d’une souffrance et d’y appliquer les soins appropriés. On passe alors d’une posture de « soignant-sauveur » à une posture de « soignant-accompagnateur ». La lourdeur du travail et le risque d’épuisement en deviennent aussi diminués. Toutefois, il peut arriver, surtout en début de pratique, qu’il y ait des « allers-retours » entre ces deux postures, en fonction des enjeux activés dans la relation thérapeutique.

Il est permis de penser qu’avant qu’une expérience douloureuse ne trouve d’autre issue que le morcellement, la dissociation ou l’évitement, et finisse par faire pression sur la personne du thérapeute sous la forme de désespoir ou de demandes pressantes de soulagement, il y ait eu un défaut de présence et un besoin d’accompagnement, de guidance et de réconfort bafoué. Se trouve dans cette hypothèse une explication possible aux écueils répétitifs et légitimes dans notre pratique : de la difficulté du client à contacter ses émotions et ses besoins avec bienveillance et courage, à réfléchir à son expérience, à s’approprier son processus thérapeutique avec agentivité, à la difficulté du thérapeute à trouver l’équilibre entre la présence soutenante et l’intervention plus active, et ce, tout au long du processus. Comme psychologues, nous traversons nous aussi des zones de tensions qui nous invitent à ressentir et à conscientiser nos propres émotions et besoins réprimés, à redéfinir nos postures et nos intentions pour favoriser cette qualité de présence et cette expérience relationnelle de collaboration nécessaires à toute bonne thérapie.

Cette qualité de présence implique une attention presque constante à notre propre santé physique et mentale. Elle nous invite à développer un regard indulgent envers nous-mêmes, à adopter une saine hygiène de vie et à entretenir notre vitalité de multiples façons (Brillon, 2020).

Nourrir sa vie psychique
Les psychologues sont intimement exposés à la tragédie et à l’horreur humaines. Notre devoir de confidentialité permet la sécurité d’un espace circonscrit où le client se confie dans les zones sombres de son existence, mais constituera un facteur nous fragilisant quand nous devenons le seul témoin de récits traumatiques. Cette solitude constitue un défi de plus quand il y a répétition traumatique dans la relation de thérapie et que l’alliance thérapeutique est mise à mal. Nous nous trouvons ici en zone de turbulences, sans tiers pour nous aider. Comme tout bon pilote, nous souhaiterons bien connaître notre appareil pour faire face à la tempête. Personne ne veut être conduit à destination par un pilote qui opère à partir de sa simple intuition ! Par ailleurs, notre savoir technique ne sera pas toujours suffisant pour atterrir en sécurité en situation difficile. Nous devrons prendre des décisions critiques et intervenir rapidement à partir de notre jugement et de notre sensibilité. Il est donc important, comme psychologue, d’avoir les conditions pour développer et nourrir ces habiletés fines qui nous permettront non seulement de traverser les grands vents, mais aussi de cultiver une vie psychique riche pour notre bien-être. Cette sensibilité ne s’acquiert pas dans la science pure, mais dans l’exposition à d’autres formes d’appréhension du monde – la littérature, l’art, les sciences humaines...

À partir de ce vaste terrain de jeu nourrissant, nous pouvons développer des repères qui nous aideront à apprivoiser la solitude et la détresse en cultivant une vie psychique soutenant l’espoir, la résilience et la créativité. À l’image d’une « chorale interne » accompagnant le thérapeute solitaire, les sources d’inspiration multiples (modèles, écrits philosophiques, histoires marquantes…) agiront comme guides et exemples de courage pour nous soutenir dans l’adversité (Orange, 2016).

La supervision s’avère également essentielle et devient un lieu de régulation émotionnelle pour le thérapeute en difficulté. Nous considérons d’abord la supervision comme un espace de développement de compétences théoriques et techniques et réservons à la thérapie ce qui est de l’ordre de l’affectif. Or, lorsqu’il s’agit de situations cliniques qui mettent à mal nos frontières et viennent nous interpeller profondément, il peut s’avérer formateur d’aborder le contenu émotionnel en supervision. N’apprendra pas à devenir violoniste professionnel celui qui ne sait pas comment arrimer sa technique au moment où il est hautement ému !

Le choix d’aider notre prochain est précieux. Bien que nos motivations puissent rencontrer des embûches freinant parfois le flot de nos élans, il semble que, dans nos meilleurs jours, être psychologue nous permette d’apprendre à transiger avec cette condition universelle de solitude et nous ouvre la porte vers le privilège de vivre des connexions humaines profondes, de nous poser des questions existentielles et de tendre, au fil du temps, vers cette sérénité et cette sagesse des grands thérapeutes expérimentés.
 

Bibliographie

Brillon, P. (2020). Entretenir ma vitalité d’aidant. Guide pour prévenir la fatigue de compassion et la détresse professionnelle. Éditions de l’Homme.

Kottler, J. A. (2019). Living and Being a Therapist. Cognella Academic Publishing.

Miller, A. (2002). L’avenir du drame de l’enfant doué. Presses universitaires de France.

Orange, D. (2016). Nourishing the Inner Life of Clinicians and Humanitarians. Routledge.