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Apprivoiser les états inconfortables de la pratique

Dre Catherine Vandal, psychologue

Sociologue et psychologue de formation, elle exerce en bureau privé auprès d’adultes, partageant son temps entre ses pratiques clinique, artistique et littéraire.

 

 


Le métier de psychologue est souvent associé à des caractéristiques positives dans l’imaginaire social. Que ce soit l’empathie, la bienveillance, la patience, la générosité, la souplesse ou la justesse, on attribue souvent des qualités au psychologue qui est généralement perçu de manière favorable en plus de faire l’objet d’une forme de fascination en raison des pouvoirs dont on l’estime doté (guérir, saisir, « voir au travers de », etc.). Pour la personne qui s’apprête à devenir psychologue, ces représentations peuvent mener à développer une vision idéalisée de son futur rôle, vision qui peut être accentuée par la présence en elle d’espoirs inconscients de réponses à ses propres manques et blessures d’enfant. Or, la réalité du métier entraîne la plupart du temps un bouleversement fait de désillusions qui la force à revoir ses attentes, ses buts et ses motivations. Le présent texte a pour but d’explorer deux états souvent vécus par le psychologue en pratique clinique dont l’apprivoisement favorise le mieux-être et le travail thérapeutique avec les patients : l’ignorance et l’impuissance.

La fertilité du non-savoir
L’ignorance est l’un des états dans lequel la pratique amène inévitablement le clinicien. Parmi ses outils, dont font partie sa sensibilité et son écoute, le psychologue dispose de connaissances – sur le développement humain, la santé mentale et le changement, notamment – qui lui permettent d’appréhender certaines réalités, d’être à l’affût d’expériences vécues dont le patient peut ne pas être conscient lui-même et, plus globalement, d’asseoir sa pratique sur des principes qui ne soient pas trop arbitraires. Comme chaque personne est unique et construite par une histoire singulière, le psychologue ne peut cependant entamer la relation à celle-ci dans une posture de connaissance, c’est-à-dire avec des présomptions et présupposés, puisqu’il ne sait rien d’emblée de la vérité intérieure de l’autre qui est toujours à découvrir. L’autre apparaît chaque fois comme un monde (avec son propre langage, ses codes, ses vérités, ses sensibilités, ses lumières et ses mystères) qu’il ne peut connaître d’emblée ni jamais entièrement en raison des forces inconscientes qui le traversent. Il ignore au départ la réalité de l’autre, tout comme d’ailleurs la nature et l’issue de la thérapie qui ne pourront se découvrir qu’à travers la rencontre, elle aussi toujours unique et singulière. S’agira-t-il d’un long voyage ou d’un court séjour ? Resterons-nous en terrain familier ou irons-nous en terres étrangères ? Chaque fois une nouvelle aventure avec, devant nous, l’inconnu et de multiples découvertes à faire.

L’ignorance devant la complexité et la singularité de l’autre peut susciter un état d’inconfort ou de panique qu’il faut apprendre à calmer, ce qui est difficile, particulièrement en début de carrière où l’on cherche souvent à prouver ses compétences et ses capacités. La pratique clinique pose de nombreux défis pour la personne du psychologue qui peut être portée à s’accrocher à son savoir pour réguler son sentiment de compétence ou pour diminuer le sentiment de chaos devant l’incertitude et la complexité du réel. L’ignorance est d’autant plus difficile à tolérer que le patient (et la société) nous place souvent dans la posture de celui qui sait – l’expert –, posture qui amène à voir chez l’autre une configuration générale (une catégorie, un diagnostic, un problème) plutôt qu’une individualité, une singularité, une personne qui souffre dans son mode d’être au monde.

Le défi pour le psychologue consiste à accepter la posture de savoir qu’on transfère sur lui tout en accueillant son ignorance, qu’il doit prendre comme point de départ pour connaître l’autre, sans quoi il ne verra en lui que son propre savoir et, donc, il ne le verra pas. Il doit chercher à comprendre l’autre tout en acceptant le fait qu’il ne puisse tout comprendre de lui, utiliser ses connaissances de manière souple, c’est-à-dire comme un bagage malléable servant plus à s’inspirer ou à se repérer qu’à prédire ou à saisir les phénomènes, et, enfin, se placer en posture d’apprentissage afin de faire véritablement place à l’autre et à la rencontre.

La reconnaissance de son ignorance est d’autant plus importante qu’elle pousse le psychologue à vouloir explorer et en savoir plus, continuer à se former et apprendre, en plus de communiquer au patient un ensemble de messages au sujet du rapport à soi. En acceptant son ignorance, le psychologue invite le patient à faire de même : « Je t’invite à voir comme moi la réalité humaine dans ses nuances et sa complexité, dans le questionnement et l’ouverture plutôt que dans la maîtrise et la recherche de certitudes. » En reconnaissant son ignorance, il reconnaît le caractère irréductible et unique de la vérité intime de l’autre, qu’il invite à considérer comme quelque chose de légitime et de précieux, lui transmettant alors une attitude humble et curieuse face à son expérience, qui encourage celui-ci à revoir ses conceptions et l’histoire qu’il se raconte sur lui-même.

L’impact du non-pouvoir
L’impuissance est également au centre de l’expérience du psychologue qui se trouve témoin de souffrances qu’il ne peut pas toujours (ni jamais complètement) apaiser. Les gens ont une histoire avec laquelle ils peuvent apprendre à vivre, un présent qu’ils peuvent habiter autrement qu’à travers la répétition du passé, des deuils qu’ils peuvent parvenir à faire, des souffrances qu’ils peuvent transformer en moteur de vie – ce avec quoi le psychologue les aide. Mais celui-ci ne peut faire disparaître ce qui est, et a été vécu. Le psychologue est largement impuissant devant les expériences vécues par ses patients et les marques indélébiles de celles-ci sur leur mode d’être au monde, tout comme il ne peut rien devant leur liberté fondamentale d’être et d’agir. Comme eux, il doit faire avec ce qui est là, accueillir l’expérience et accepter les limites de son pouvoir quel que soit son vouloir.

L’impuissance est difficile à vivre pour le psychologue qui reçoit un ensemble de demandes plus ou moins conscientes et explicites provenant non seulement de lui-même (qui est généralement habité par le désir d’aider, voire de sauver les autres), mais aussi des personnes qui le consultent, qui arrivent souvent en thérapie avec des fantasmes de prise en charge par une toute-puissance (être compris mieux que soi-même, être transformé sans vivre d’inconfort), ainsi que d’une société obsédée par la recherche de maîtrise et d’efficacité. Le psychologue ressent des pressions de toutes parts, desquelles il doit tenter de se dégager. L’impuissance est également difficile à vivre parce qu’elle implique souvent une douleur, ce que l’être humain tolère mal. Le psychologue ressent, dans une certaine mesure, les états de ses patients, leurs vécus affectifs qui peuvent être des vécus de peur, de peine, de colère, de honte, de désespoir. Leur récit, de même que leur présence, peuvent donc le mettre en contact avec des affects pénibles qu’il sera, comme eux, porté à vouloir apaiser simplement parce qu’il en souffre lui-même.

À l’instar de la reconnaissance de sa souffrance, la capacité du psychologue à composer avec son impuissance est importante dans la mesure où elle favorise le développement de la présence à soi, qui rend possible l’appropriation subjective, un des objectifs de la psychothérapie. Les gens portent en eux des émotions parfois difficiles à métaboliser et le psychologue doit être présent au rendez-vous chaque fois qu’une porte s’ouvre sur ce qui est difficile à vivre ou à ressentir pour le patient, ce qui implique de résister à la tentation d’agir à tout coup. En reconnaissant son impuissance, il incite l’autre à être présent à ce qui l’habite, à ce qu’il ressent, l’aidant ainsi à s’approprier ses expériences. Pour le psychologue, le défi consiste donc à accueillir les demandes qui lui sont faites, à accepter les attentes qu’on puisse avoir à son égard, en même temps qu’il doit chercher à s’en dégager pour offrir autre chose, c’est-à-dire un espace dans lequel les gens peuvent se transformer tout en apprenant à accepter qui ils sont et ce qui les constitue.

La richesse de l’insuffisance
En somme, si le psychologue entame souvent sa carrière avec une vision idéalisée de son rôle – dans laquelle il se voit transformer les gens avec son empathie, son écoute, sa méthode et son savoir –, la réalité du métier lui fait généralement vivre des états inconfortables qui le placent devant les limites de son savoir et de son pouvoir. Face au mystère et à la singularité de l’autre, au caractère immuable de ce qu’il vit, de ce qu’il ressent et de ce qui le constitue, le psychologue vit une ignorance et une impuissance qu’il doit accueillir pour aider le patient à se connaître, à se sentir, à se découvrir, à se trouver. Ressentir de tels états peut provoquer chez lui une désillusion l’amenant à devoir faire le deuil de ce qui avait été imaginé. Celui-ci doit alors aller voir en lui-même pour trouver de nouveaux repères et laisser tranquillement aller l’idéal de soignant pour développer sa propre identité avec son style, ses couleurs, ses particularités, ses forces et ses faiblesses – bref développer sa propre pratique pour offrir au patient un espace d’authenticité et de franchise exempt, si possible, de toute exigence de performance et de maîtrise.

Ainsi, bien que la tâche soit difficile, voire peut-être jamais complètement réalisable, accepter d’être parfois dépassé, démuni, désarmé, accepter de ne pas toujours savoir ni pouvoir, aide le psychologue non seulement à se sentir mieux dans son rôle en étant au clair avec les limites de celui-ci, mais aussi à aménager un espace propice au cheminement de l’autre. Comme le parent transmet inconsciemment une foule de choses à son enfant, le psychologue transmet un ensemble de messages implicites au patient par la posture qu’il adopte. Dans un monde qui ne tolère pas le vide et qui promeut la recherche d’efficacité dans toutes les sphères de l’existence, y compris celle de la détresse psychologique, la capacité du psychologue à tolérer son insuffisance est en soi thérapeutique. Avec son courage et son humanité, son humilité est peut-être ce qu’il a de plus beau et de plus précieux à offrir.