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Comprendre et s’adapter aux réalités du télétravail avec la théorie de l’autodétermination 

ForestDr Jacques Forest, psychologue
Professeur à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (ESG UQAM) et récipiendaire du prix Distinction Fellow de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés, il se spécialise dans l’étude des motivations et de la théorie de l’autodétermination.



JauvinFlorence Jauvin
Doctorante en psychologie du travail et des organisations à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle s’intéresse à l’impact du leadership sur le bien-être psychologique et physiologique des employés.



LavoieDominique Lavoie
Doctorante en psychologie du travail et des organisations à l’UQAM, elle s’intéresse à l’impact de la perception de justice organisationnelle sur le bien-être psychologique des employés.

 

 

Sont également auteurs Marc-Antoine Gradito Dubord, doctorant en psychologie du travail à l’UQAM, et Marylène Gagné, professeure au Future of Work Institute de la Curtin University, en Australie.


Faisant face à une nouvelle organisation du travail qui requiert de fortes compétences cognitives et émotionnelles, les travailleurs doivent continuellement s’adapter. Avec l’arrivée de la pandémie de COVID-19, l’utilisation des technologies de travail à distance a grandement accéléré et, conséquemment, l’interdépendance entre l’humain et la technologie s’est accentuée. Les organisations gagnent à s’adapter à ces changements technologiques continus afin de promouvoir tant la performance organisationnelle que le bien-être des employés. Notre objectif est de survoler et de vulgariser les observations scientifiques les plus récentes² portant sur la théorie de l’autodétermination en ce qui a trait aux enjeux liés aux nouvelles réalités du travail. Le déploiement des technologies de travail à distance offre la possibilité de satisfaire les besoins psychologiques d’autonomie, de compétence et d’affiliation et peut, par le fait même, avoir des impacts positifs sur le bien-être et l’engagement au travail des employés. Leur utilisation peut toutefois entraîner des effets néfastes sur la satisfaction de ces besoins. Il s’avère donc pertinent de comprendre comment le recours aux technologies du télétravail pourrait influencer les besoins psychologiques d’autonomie, de compétence et d’affiliation, et comment il pourrait être adapté afin de promouvoir la satisfaction des besoins psychologiques au travail.

L’autodétermination : un facteur clé de l’adaptation
La théorie de l’autodétermination est une théorie de la motivation qui peut aider à anticiper les impacts des changements technologiques et de l’évolution des modes de travail sur la qualité des motivations des travailleurs. Cette théorie des motivations humaines postule que la satisfaction (et la non-frustration) des trois besoins psychologiques innés que sont l’autonomie, la compétence et l’affiliation est nécessaire pour augmenter le bien-être et le fonctionnement optimal des individus (Ryan et Deci, 2017). Plus précisément, le besoin d’autonomie se rapporte au sentiment d’exercer ses propres choix et de prendre ses propres décisions, alors que le besoin de compétence fait référence au sentiment de maîtriser son environnement. Finalement, le besoin d’affiliation se rapporte aux relations significatives et réciproques partagées avec nos proches. En contexte de travail, il a été démontré que la satisfaction de ces besoins est liée à une meilleure performance, à une augmentation de l’engagement professionnel, à une diminution des risques d’épuisement professionnel ainsi que de l’intention de quitter son poste (Van den Broeck et al., 2016).

Présentement, nombreux sont les emplois qui combinent des tâches humaines et automatisées. Par exemple, les équipes médicales travaillent quotidiennement avec des logiciels soutenus par des algorithmes qui facilitent les prises de décisions en offrant de l’information par rapport au progrès des patients (par exemple des données physiologiques). Pensons aussi aux entreprises qui adoptent des progiciels de gestion intégrée (PGI) afin d’optimiser la gestion de leur organisation et de leurs services, ou bien aux entreprises qui appuient leurs décisions en matière d’intelligence d’affaires sur des outils comme PowerBI. En d’autres mots, l’interaction entre l’humain et la technologie fait partie intégrante du travail et ne cesse de croître, ce qui exige, en conséquence, une certaine réorganisation du travail. Cette restructuration pourrait avoir un impact sur le bien-être, et conséquemment sur la motivation, des travailleurs. Nous allons prendre le télétravail comme exemple de situation où la technologie influence énormément l’organisation du travail en décrivant les implications potentielles de ces changements sur la satisfaction des besoins psychologiques des personnes.

L’enjeu du télétravail et ses retombées
Avec la pandémie de COVID-19, nous avons assisté à une accélération de la diffusion du télétravail. Les technologies de communication, telles que les plateformes informatiques virtuelles comme Microsoft Teams, ont permis de garder le rythme de productivité malgré la distance. Celles-ci permettent aux travailleurs de connecter avec leurs collègues, leurs clients ou même leurs patients afin de poursuivre leurs mandats. Les scientifiques constatent une variété de retombées positives de la technologie sur l’organisation du travail, notamment puisque celle-ci a permis à plusieurs domaines de s’adapter avec agilité et résilience à de nombreux changements inattendus lors de la pandémie. Toutefois, certains défis résultent également de l’utilisation accélérée de la technologie.

D’emblée, l’introduction d’une nouvelle technologie engendre nécessairement une période d’incertitude et d’apprentissage pour les utilisateurs. Par exemple, la perception et l’interprétation des indices interpersonnels sont moins accessibles ou fiables en télétravail, ce qui peut mener à des interactions plus compliquées et à moins de clarté dans les tâches. Les interactions virtuelles peuvent effectivement être plus stressantes, car le langage non verbal est plus difficile à capter, ce qui amène une plus grande charge cognitive et plus de fatigue. De plus, les nombreuses rencontres devant la caméra, à rester immobile, engendreraient une réduction de performance comparativement aux rencontres en présentiel, et ce, en raison de la mobilité réduite (Bailenson, 2021). Qui plus est, la qualité de la communication est réduite et les attentes, les priorités et les objectifs sont moins clairs. Il est ainsi plus difficile de se synchroniser, de coordonner nos actions, nos horaires et nos pauses afin de s’entraider entre collègues (Raghuram et al., 2003). En somme, il appert que les réalités du télétravail peuvent avoir certains effets sur la satisfaction des besoins psychologiques des travailleurs.

L’impact du télétravail sur le besoin d’autonomie
En offrant plus de flexibilité, notamment en ce qui a trait aux heures ou aux lieux de travail, le télétravail permet à certaines personnes de ressentir et d’avoir plus de contrôle et d’autonomie sur leur environnement de travail. Cette flexibilité peut réduire les risques de dépression, de conflit travail-famille et d’intentions de quitter son poste (Johnson et al., 2020).

À l’opposé, l’utilisation de technologies qui facilitent le télétravail peut également pousser certaines organisations et certains gestionnaires à surveiller leurs employés de près, par exemple en regardant les données sur l’usage des téléphones ou des ordinateurs des employés, ce qui vient brimer l’autonomie perçue. Ceci peut refléter le manque de confiance du gestionnaire face à ses employés, ou encore face à leurs intentions ou à leur compétence à travailler à distance. Cette surveillance perçue vient nuire à la motivation autodéterminée des employés, et aurait, par ailleurs, une influence sur les conflits travail-famille et sur la détresse psychologique (Seppälä et al., 2011; Staples, 2001). De fait, la technologie en soi n’est pas positive ou négative pour la satisfaction du besoin d’autonomie, c’est plutôt son utilisation qui en détermine l’impact.

L’impact du télétravail sur le besoin de compétence
L’utilisation des technologies de communication peut satisfaire le besoin de compétence, soit le sentiment de maîtriser son environnement, et ce, en augmentant l’accessibilité à l’information globale et l’habileté à analyser les données (Day et al., 2019). Par exemple, les webinaires et autres formations en ligne et les possibilités de rencontres avec différents experts partout à travers le monde peuvent améliorer les connaissances et les compétences des travailleurs et, ainsi, augmenter leur sentiment de compétence. Cependant, la technologie peut également frustrer le besoin de compétence et augmenter le stress et la fatigue. Par exemple, les courriels et les messages instantanés sont souvent plus nombreux en télétravail, et ils ont tendance à nous distraire et à nous éloigner des tâches à accomplir (Day et al., 2019; Day et al., 2010). Les télétravailleurs peuvent également souffrir d’isolement professionnel vu les occasions limitées de rencontrer de nouvelles personnes en contexte professionnel, ce qui peut permettre une progression de carrière qui facilite le développement de compétences (Cooper et Kurland, 2002). Le manque d’occasions pour réseauter et entrer en contact avec ses pairs en personne viendrait aussi influencer le troisième besoin psychologique, soit le besoin d’affiliation.

L’impact du télétravail sur le besoin d’affiliation
Le travail à distance peut tant satisfaire que frustrer le besoin d’affiliation, en fonction des préférences et des traits de personnalité de chaque employé. D’un côté, Hafermalz, Ella et Kai Riemer (2020) suggèrent que le travail à distance peut engendrer des rapprochements entre collègues lorsque les travailleurs sont habiles avec la technologie. Toutefois, d’autres individus peuvent se sentir isolés ou même exclus par leurs collègues et sentir qu’ils ne reçoivent pas le même soutien social que s’ils étaient au bureau, ce qui peut diminuer leur sentiment d’appartenance à leur équipe et à leur organisation et, par le fait même, diminuer leur performance (Morganson et al., 2010; Golden et al., 2008). Si cette tendance au télétravail se maintient, de plus en plus d’employés pourraient éventuellement se dissocier de leur environnement de travail au bureau. Il faut donc, selon la théorie de l’autodétermination, organiser un milieu de travail dans lequel ces contraintes sont limitées le plus possible. Par exemple, lorsqu’ils sont en télétravail, il serait bon d’inviter les employés à travailler en paires pour faire des bilans ponctuels réguliers à deux (Akkirman et Harris, 2005).

En résumé, les observations scientifiques indiquent que le télétravail peut avoir des impacts tant positifs que négatifs sur la satisfaction (et la frustration) des besoins psychologiques d’autonomie, de compétence et d’affiliation (voir le tableau 1). Il est à noter que vu les particularités et les préférences de chaque employé, il est peu probable d’avoir une solution gagnante pour tous. Le travail hybride, soit la possibilité de conjuguer le travail en présence et celui à distance, semble être le meilleur des deux mondes puisqu’il offre des occasions de connexion et de collaboration au bureau, et ce, tout en permettant aux employés d’être en contrôle de leur horaire, en leur offrant toute la flexibilité nécessaire (Goldfarb et al., 2022). Il est important que les gestionnaires ouvrent un dialogue bidirectionnel avec les employés, et qu’ils tiennent compte des spécificités des différentes équipes ainsi que de l’organisation dans son ensemble.

Tableau 1. Tableau récapitulatif des impacts du télétravail sur la satisfaction des trois besoins psychologiques

Conclusion
En conclusion, nous avons décrit brièvement les besoins mis en avant par la théorie de l’autodétermination et les relations possibles entre l’utilisation des technologies du télétravail et la satisfaction (et la frustration) des besoins. Nous aimerions mettre en lumière l’importance de comprendre comment favoriser la satisfaction des besoins psychologiques d’autonomie, de compétence et d’affiliation tant au bureau qu’en télétravail. Promouvoir un environnement de travail soutenant les trois besoins psychologiques semble être la clé qui permet d’optimiser tout le potentiel de l’être humain, engendrant, conséquemment, des retombées positives tant sur le plan du bien-être que de la productivité des employés.
 

Notes
1.  Il est à noter que les deux premiers auteurs ont contribué à parts égales à la rédaction de l’article.
2. Les références vulgarisées sont les suivantes : 
- Gagné, M., Parker, S. K., Griffin, M. A., Dunlop, P. D., Knight, C., Klonek, F. E. et Parent-Rocheleau, X. (2022). Understanding and shaping the future of work with self-determination theory. Nature Reviews Psychology, 1-15.
- Forest, J., Gradito Dubord, M.-A., Olafsen, A. H. & Carpentier, J. (sous presse, 2022). Shaping tomorrow’s workplace by integrating self-determination theory: A literature review and recommendations. Handbook of Self-Determination Theory.

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