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Trauma vicariant et fatigue de compassion : « Pourquoi maintenant, pourquoi moi ? »

Dre Pascale Brillon, psychologue
Professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, directrice du laboratoire Trauma et Résilience et fondatrice de l’Institut Alpha, elle se spécialise dans le traitement du stress et du deuil post-traumatiques. Elle est aussi l’auteure d’un quatrième livre qui est consacré à la prévention de la fatigue de compassion et du trauma vicariant.


«Pourquoi suis-je si affecté par ce travail alors que mes collègues semblent si bien aller?» «Comment se fait-il que je me sente plus fragile actuellement qu’au début de ma carrière?» Cet article tentera de mieux comprendre les processus explicatifs sous-jacents à la détresse professionnelle chez les psychologues. Nous avons regroupé les divers modèles existants en cinq grandes conceptualisations2.

1. Le processus de surcharge émotionnelle
« C’est trop lourd, trop dur, je n’en peux plus. »
Cette conceptualisation considère le potentiel fragilisant d’encaisser physiquement les révélations de notre clientèle, de soutenir la détresse souvent intense de l’autre, d’écouter des récits quelques fois bouleversants et de traiter des charges émotives de façon répétée. Elle met l’accent sur les aspects émotionnellement difficiles de notre métier et en précise certains processus sous-jacents.

L’importance d’une bonne posture d’intervention et de frontières claires17,21,23,28
Pour bien intervenir tout en conservant notre vitalité, notre posture relationnelle doit rester empathique et éviter certains écueils. Or, il peut arriver que, sans nous en rendre compte, nous ne soyons plus positionnés en zone empathique. Nous nous retrouvons plutôt en mode sympathique ou de distanciation, en situation de contre-transfert ou d’identification projective. Un tel problème de positionnement en intervention peut nous rendre très fragiles : la distance saine entre l’expérience de notre client et la nôtre est devenue vague ou a même disparu. Nous avons perdu notre regard professionnel sur l’autre, sur la relation et sur nous-même. Cela nous rend particulièrement vulnérables à la fatigue de compassion et au trauma vicariant.

Le rôle du mimétisme corporel et des neurones miroirs4,5,10,22,29 
Nous avons naturellement et inconsciemment tendance à adopter les expressions faciales et posturales des personnes que nous observons ou avec lesquelles nous sommes en interaction. Ce mimétisme est souvent aidant et puissant, car il renforce l’alliance thérapeutique et contribue au processus empathique. Or, il peut devenir fragilisant lorsque nous ne réalisons pas que nous encaissons et que nous restons imprégnés par une charge émotionnelle qui ne nous appartient pas, lorsque nous restons contaminés, sans nous en rendre compte, par des expressions faciales, des gestuelles et des émotions de personnes en détresse. Au fil des semaines, nous adoptons malgré nous les postures corporelles (anxieuses, voûtées, crispées, fébriles, abattues, désespérées, etc.) de notre clientèle, ce qui pourrait induire en nous des émotions associées de détresse fragilisantes.

2. Contamination d’une structure de peur post-traumatique
« Je réagis maintenant de la même façon que les victimes que j’aide. »
Lors d’un événement traumatique, toute victime se crée automatiquement une structure de peur9,20. Il s’agit d’une représentation virtuelle qui regroupe des associations entre la victime elle-même, les gestes que celle-ci a posés lors du trauma, les stimuli qui étaient présents pendant le trauma (les bruits, les odeurs, les couleurs, les objets, les personnes, etc.), ainsi que les significations de danger. Les associations au sein de cette structure influenceront l’intensité de sa détresse post-traumatique. Comme psychologue, nous sommes constamment exposés aux structures de peur des victimes que nous aidons. La plupart du temps, cette exposition à ces associations est anodine, mais dans certains cas, la structure de peur d’un client devient la nôtre et entraîne une détresse similaire. Nous réagissons alors négativement à des stimuli associés à des traumas que nous avons entendus et traités.

3. Confrontation de croyances fondamentales et blessures morales 
« Ce à quoi j’ai assisté au travail m’a bouleversé. »
Cette conceptualisation illustre combien ce métier a le potentiel d’ébranler de nombreuses certitudes6,15,16,19 : il expose l’intervenant à des récits, des événements, des systèmes sociaux qui peuvent confronter de plein fouet ses croyances antérieures. Ce modèle considère que plus nous sommes exposés à des remises en question de nos croyances fondamentales positives sur la vie (« la vie a un sens »), la nature humaine (« les gens sont bienveillants »), la société (« le monde est juste ») et notre valeur personnelle (« je suis utile »), plus nous serons vulnérables au trauma vicariant et à la fatigue de compassion. Cette conceptualisation prend aussi en considération le rôle néfaste de blessures morales vécues au travail12,14,25. Il s’agit d’événements qui confrontent violemment notre code moral et qui induisent des remises en question profondes sur le sens de notre travail et notre valeur personnelle. 

4. Mauvaise application des autosoins
« Je comblais sans cesse les besoins d’autrui, mais je trouvais égoïste de penser aux miens. » 
Ce quatrième modèle considère que c’est surtout une mauvaise mise en place des stratégies d’adaptation et de vitalisation qui fragilise l’intervenant7,8,18. Cette conceptualisation rejoint souvent des intervenants qui se sont perdus de vue, qui présentaient une mauvaise connexion émotionnelle ou une méconnaissance de leurs besoins essentiels. Un surinvestissement professionnel, des objectifs de travail trop ambitieux, des horaires surchargés constituent aussi des facteurs qui favorisent cette mauvaise application des autosoins. Nous sommes piégés dans un tourbillon axé sur le devoir, la performance ou l’abnégation et nous délaissons la mise en place d’autosoins sans réaliser que cela se fait au détriment de notre santé physique et émotionnelle (et quelques fois même au prix de la qualité de notre présence relationnelle). Nous avons l’impression que cette situation douloureuse ne sera que temporaire, or cette attitude face au travail tend à se cristalliser et se transforme trop souvent en façon d’être qui nous fragilise face au trauma vicariant et à la fatigue de compassion. 

5. Événement précipitant fragilisant et conjugaison de facteurs de risque
« Je me sens plus fragile depuis cet événement. Sur le coup, je n’y ai pas porté attention, mais cela a constitué le stress de trop. »

Ce dernier modèle considère que c’est le rôle d’un événement déclencheur perturbant conjugué à l’accumulation de facteurs de risque qui fragilisent l’intervenant1,3,11,24,30

L’événement déclencheur fragilisant
Il peut s’agir d’un contact houleux avec une cliente, d’une plainte d’un patient, d’un geste agressif de la part d’un usager, de comportements d’automutilation chez notre clientèle, d’un rapport négatif d’un supérieur, d’une poursuite du syndic, d’une réaffectation imposée, d’une scène qui nous a bouleversé, etc. Tout particulièrement, le suicide d’une personne dont nous nous occupions constitue un événement très perturbant et malheureusement assez fréquent dans la vie de professionnels en relation d’aide13,26,27

Facteurs aggravants pré-événement
Cet événement précipitant noté précédemment ne se présente pas dans un terrain vierge. Il se produit alors que nous sommes plus ou moins vitalisés, plus ou moins en équilibre, plus ou moins en sentiment de contrôle et de compétence. Notre état antérieur à cet événement va donc affecter notre capacité à gérer ce dernier. Notre état physique et psychologique sera teinté par nos fragilités et nos enjeux antérieurs non résolus, par nos traits de personnalité, mais aussi par les stresseurs vécus antérieurement sur le plan personnel (familial, conjugal, financier, etc.) et professionnel (clientèle complexe, résistante ou capable de violence, surcharge de travail, manque de soutien organisationnel, etc.).

Facteurs aggravants post-événement
Des éléments aggravants peuvent aussi se présenter à la suite de l’événement perturbateur déclencheur et affecter notre résilience. Ainsi, les caractéristiques de l’intervenant (capacités d’adaptation, modes de gestion du stress, rapports aux émotions, tendances à l’évitement, capacités à demander de l’aide, etc.) et des stresseurs supplémentaires (poursuites judiciaires, processus d’enquête, soutien social ou professionnel déficient, etc.) affecteront sa gestion de l’événement perturbateur. 

Ces cinq conceptualisations nous permettent de mieux saisir les enjeux propres au développement et au maintien de la fatigue de compassion et du trauma vicariant chez les psychologues. Mais surtout, elles mettent en évidence des pistes de prévention fascinantes : comment mieux ménager notre posture relationnelle afin que celle-ci conserve son potentiel d’efficacité mais aussi de vitalité ? Comment mieux nous prémunir de l’effet de certaines blessures morales ? Est-ce que nous aurions minimisé l’impact cumulatif et délétère de certains facteurs de stress ? Pourrions-nous concevoir la supervision ou les activités de formation continue non pas seulement comme des mécanismes d’amélioration de notre expertise, mais aussi comme des façons d’augmenter notre sentiment de maîtrise et de vitalité ? Pourrions-nous augmenter l’usage de stratégies d’autosoins et nous exposer davantage à des expériences de nature, de beauté, de grandeur et d’émerveillement ?
 

Bibliographie

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