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Regard sur les modèles théoriques de la douance

Élodie Authier Psychologue

Mme Authier est psychologue et neuropsychologue en bureau privé à Montréal. Elle se spécialise dans l’évaluation et l’accompagnement des enfants et adultes doués. Sa thèse doctorale porte sur l’adaptation sociale des enfants doués. 


Bien que l’existence de capacités exceptionnelles chez l’humain soit reconnue depuis des siècles, la communauté scientifique n’est pas encore parvenue à s’entendre sur une définition de la douance. La difficulté réside dans sa conceptualisation, qui prend souvent plusieurs formes et diffère à travers les lieux, les périodes et les outils utilisés.

Si l’on veut comprendre et favoriser pleinement les compétences des individus doués, par exemple à travers l’accès à des programmes d’enseignement spécifiques, il faut pourtant avoir une idée claire de ce qu’est la douance et de la manière dont elle peut être évaluée tout au long de la vie. Cet article permettra de vous familiariser avec les manifestations cliniques de la douance et de mieux comprendre les individus doués à travers les modèles théoriques les plus souvent cités dans la littérature scientifique.

Les premières conceptions centrées sur l’intelligence et la psychométrie

Les études sur l’intelligence ont joué un rôle clé dans l’évolution des conceptions et des connaissances scientifiques sur la douance. La mesure du quotient intellectuel (QI) n’est qu’une partie de ce vaste domaine de recherche qui n’a toujours pas mené à un consensus, ni sur la définition de l’intelligence ni sur sa mesure. Parmi les modèles psychométriques de l’intelligence, nous citerons le plus reconnu et utilisé actuellement, le modèle de Cattell-Horn-Carroll (Schneider et Mc Grew, 2012; Flanagan, Alfonso et Reynolds, 2013).

Concernant l’intelligence, plusieurs questions demeurent toujours sans réponse : y a-t-il un seul facteur d’intelligence générale qui, quoique décomposable (verbale, non verbale, etc.), est commun à tous et prédicteur de réussite? Ou l’intelligence a-t-elle de multiples facettes (linguistique, logico-mathématique, etc.) qui prédiront la réussite dans un domaine particulier?

Unique ou multiple, les chercheurs s’entendent généralement sur le fait que l’intelligence représente : 1) notre capacité à penser, à réfléchir et à comprendre; et, 2) notre capacité à nous adapter, à agir et à créer (Schneider et McGrew, 2012; Flanagan, Alfonso et Reynolds, 2013; Sternberg, 2000; Hunt, 2012).

Aujourd’hui, il apparaît donc essentiel de remettre en question l’emploi du QI comme seul critère d’identification de la douance.

L’élargissement du concept

Plus étendus que ceux qui les ont précédés, les modèles théoriques spécifiques à la douance qui ont été créés dans les années 1970 et 1980 jouent toujours un rôle de premier plan dans notre conceptualisation actuelle. Construits en réponse aux besoins changeants de la science et de notre société, ils permettent de considérer la douance au-delà des mesures classiques des tests d’intelligence, telle que mesurée par une échelle de Wechsler. En section spéciale de la revue Gifted Child Quarterly, Callahan (2011) offre un court article qui identifie les trois modèles théoriques qui constituent le fondement de notre conception actuelle de la douance : 1) le modèle des trois anneaux de Renzulli (1978), associé au modèle d’enrichissement scolaire le plus utilisé aux États-Unis (the schoolwide enrichment model); 2) la théorie triarchique de Sternberg (1985, 1988, 2000); 3) la théorie des intelligences multiples de Gardner (1983, 2006).

Le modèle des trois anneaux de Renzulli (1978, 2002, 2005)

Renzulli parle de trois traits distincts (ou composantes essentielles) qui caractérisent les individus doués :

  • Les aptitudes intellectuelles doivent être supérieures à la moyenne, elles peuvent être générales ou spécifiques à un domaine de connaissance.

  • La créativité fait référence à la fluidité, à la flexibilité, à l’originalité de la pensée et à la curiosité.

  • L’engagement est défini comme l’intérêt, la détermination et l’énergie élevée qui est mobilisée (ou susceptible de l’être) vers l’accomplissement d’une tâche.

Ces traits interagissent et sont tout aussi nécessaires l’un que l’autre à l’expression de la douance. Toutefois, le développement de la créativité et celui de l’engagement varieront selon les domaines d’activité (p. ex. l’école, la science, l’art, le sport) alors que l’aptitude intellectuelle est généralement tout aussi sollicitée d’un domaine à l’autre. En offrant aux enfants doués la possibilité de développer ces trois composantes (p. ex. des activités et des expériences scolaires adaptées), on favorise la manifestation de la douance (voir la figure 1).

(Figure 1)
Le modèle des trois anneaux de Renzulli (1978, 2002, 2005)

Inspiré de la psychologie positive, Renzulli ajoute en 2002 six traits cognitifs qui constituent la trame de fond du modèle des trois anneaux. Interreliés, ces cofacteurs cognitifs contribueraient à l’expression et au renforcement des trois anneaux :

  • l’optimisme (c.-à-d. l’espoir, les sentiments positifs à l’égard des travaux difficiles);

  • le courage (c.-à-d. l’indépendance, les valeurs morales);

  • la passion (c.-à-d. l’enthousiasme, l’absorption dans la tâche);

  • la sensibilité aux préoccupations humaines (c.-à-d. l’empathie);

  • l’énergie physique et mentale (c.-à-d. le charisme, la curiosité);

  • le sens de la destinée (c.-à-d. l’autodétermination, l’auto-efficacité).

En 2005, Renzulli enrichit le modèle des trois anneaux en spécifiant l’existence de deux types de douance :

  1. La douance scolaire ou académique, qui fait référence à l’anneau aptitudes intellectuelles. Ce type de douance se caractérise par les mêmes aptitudes intellectuelles que celles valorisées et habituellement requises pour bien performer à l’école, comme l’apprentissage de leçons ou la passation d’examens, et mène généralement à différents degrés d’excellence scolaire (notes au bulletin, résultats aux examens).

  2. La douance créative-productive, qui fait référence aux deux autres anneaux du modèle de Renzulli et à leur interaction. Ce type de douance implique le besoin de changer les choses (les concepts de nouveauté et d’innovation) et d’avoir un impact sur les autres (le concept de pertinence). Qualitativement différents des doués scolaires, les doués créatifs-productifs se démarquent par leur détermination et leurs compétences.

Ainsi, selon Renzulli la douance 1) n’est pas synonyme d’intelligence et 2) ne peut être réduite aux mesures de QI.

La théorie triarchique de Sternberg (1985, 1988, 2000)

Selon Sternberg (voir la figure 2), les performances intellectuelles reposent sur l’interaction entre trois composantes :

  1. l’intelligence analytique, qui correspond à la capacité d’accomplir des tâches scolaires, à analyser, à comparer, à évaluer, et qui est mesurable par le QI (ou d’autres mesures cognitives);

  2. l’intelligence pratique, qui correspond à la capacité à s’adapter aux problèmes du quotidien en tirant parti de ses connaissances et des compétences existantes, et donc plus généralement des expériences antérieures;

  3. l’intelligence créative, qui renvoie à la capacité à faire face avec succès à des situations nouvelles et inhabituelles tout en tirant parti de ses connaissances et de ses expériences antérieures (p. ex. ce type d’intelligence génère des découvertes, des inventions).

(Figure 2)
La théorie triarchique de Sternberg (1985, 1988, 2000)

Sternberg pense que l’intelligence doit être conçue comme permettant à l’individu de s’adapter à son quotidien et au monde, et ce, pas seulement sur le plan de la réussite scolaire ou des résultats aux tests de QI. Dans toutes les cultures, l’intelligence serait le fruit d’un équilibre entre ces trois composantes, puisque, selon Sternberg, pour réussir dans la vie, l’individu doit tirer parti de ses forces analytiques, pratiques ou créatives pour améliorer ou compenser ses faiblesses.

Selon cette théorie, les trois aspects de l’intelligence sont relativement distincts. Alors que certains peuvent par exemple développer des forces dans la résolution de problèmes scolaires, d’autres pourront être plus doués dans la résolution de problèmes concrets et pratiques. De plus, selon Sternberg, l’individu n’a pas besoin d’exceller dans les trois formes d’intelligences pour être défini comme doué dans l’un ou l’autre domaine.

Quant à son implication dans la modélisation de la douance, de nombreuses études ont fait l’objet de validation empirique. Par exemple, dans une étude de 1996, Sternberg et ses collaborateurs (Sternberg, Ferrari, Clinkenbeard et Grigorenko, 1996) ont mis en évidence l’influence du type d’enseignement sur le développement des forces des étudiants. En effet, il a été constaté une plus grande performance chez les étudiants doués ayant reçu un type d’enseignement correspondant à leurs compétences analytiques, pratiques ou créatives en comparaison au groupe d’étudiants doués n’ayant pas reçu d’enseignement correspondant à leurs forces.

Ainsi, ce modèle se veut plus dynamique que ceux qui l’ont précédé, puisqu’il considère l’intelligence comme un processus qui s’exprime par l’action et qui tire parti des expériences et des connaissances antérieures de l’individu pour favoriser son adaptation au quotidien.

Le modèle des intelligences multiples d’Howard Gardner (1983, 2000, 2006)

Gardner définit l'intelligence comme un potentiel biopsychologique qui permettrait à l’individu de résoudre des problèmes ou de produire des biens, de différentes natures et ayant une valeur dans un contexte culturel ou collectif précis. Chaque individu disposerait à sa naissance d’un groupe d’intelligences transmises par héritage génétique, développées par l’entraînement ou s’exprimant selon les valeurs sociales et les opportunités environnementales. Gardner (1997) souligne que chaque intelligence possède une composante-cœur, c’est-à-dire une capacité computationnelle, un dispositif de traitement de l’information unique à chaque forme de l’intelligence (voir le tableau 1).

Même si l’indépendance des intelligences multiples n’a pas été pleinement démontrée (Carroll, 2005; Gottfredson, 2003), la théorie des intelligences multiples a élargi la conception de la douance en permettant de reconnaître que les aptitudes particulières tendent à être spécifiques au domaine exploité plutôt que de renvoyer à une intelligence globale et généralisée à tous les domaines comme le sous-tendent les théories unitaristes (Fasko, 2001; von Karolyi, Ramos-Ford et Gardner, 2003). À travers ce modèle, l’intelligence doit être évaluée en contexte écologique (mise en application pratique) préférablement aux tests standardisés (p. ex. QI). De plus, la théorie souligne l’importance de se concentrer sur le potentiel plutôt que sur les aptitudes fixes, notamment en fournissant aux élèves doués une très grande variété d’expériences riches, nouvelles et stimulantes afin de leur permettre de s’orienter et de s’accomplir.

En somme, pour Gardner, il n’existe pas d’intelligence unique. Toute intelligence peut être mobilisée et utilisée dans un large ensemble de domaines dans une culture donnée.

TABLEAU 1

LES COMPOSANTES-CŒUR DES HUIT FORMES D’INTELLIGENCES SELON GARDNER (1997)

Intelligence

Composante-cœur ou aptitudes naturelles

Interpersonnelle

Traitement empathique et relationnel

Aptitude à l’empathie (appréhender les choses du point de vue de l’autre) et à la maîtrise des relations

Intrapersonnelle

Traitement émotionnel, assertif et autonome

Aptitude à exprimer son ressenti sans blesser l’autre, aptitude à orienter ses émotions sur l’action

Musicale

Traitement tonal et rythmique

Aptitude à appréhender la structure d’une œuvre et les éléments qui la composent et décryptage d’un discours musical

Kinesthésique

Traitement corporel et matériel

Aptitude à contrôler des mouvements corporels ainsi qu’à manier des objets avec dextérité

Spatiale

Traitement « imagerie mentale » et métaphorique

Aptitude à émuler la réalité ainsi qu’à recourir à la métaphore pour illustrer une idée, un concept

Linguistique

Traitement phonologique et grammatical

Aptitude à opérer un acte autoanalytique, c’est-à-dire à utiliser le langage pour réfléchir sur le langage, maîtrise de la sémantique, de la phonologie, de la syntaxe

Logico-mathématique

Mathématique : traitement rationnel et abstrait

Mathématique : aptitude à l’abstraction et au maniement de longues chaînes de raisonnement

Scientifique : traitement pragmatique et intuitif

Aptitude à solliciter une intuition avant d’élaborer un concept, reste ancré dans l’univers physique

Naturaliste

Traitement taxinomique et comparatif

Aptitude à reconnaître et à classer des espèces de la faune et de la flore, aptitudes à reconnaître dans des cas isolés l’appartenance à un groupe

 

Conclusion

En conclusion, ces trois modèles théoriques qui constituent le fondement de notre conception actuelle de la douance partagent de nombreuses similarités. Sternberg, Gardner et Renzulli rejettent la conception unitariste de l’intelligence. Selon eux, les tests de QI n’en couvrent de toute manière qu’une seule partie. Cette composante, appelée analytique chez Sternberg, logico-mathématique et linguistique, chez Gardner et aptitudes intellectuelles chez Renzulli n’est que la partie visible de l’iceberg. Ces auteurs ont fait émerger, en parallèle aux modèles psychométriques de l’intelligence, une nouvelle conception de la douance, tout en considérant le lien intrinsèque entre ces deux branches. Selon Callahan (2011), ces pionniers aux parcours et aux champs d’applications différents, ont suivi une évolution pourtant similaire dans leurs réflexions, desquelles ont finalement jailli trois domaines communs : l’intelligence, la créativité et la sagesse/l’éthique.

Leur travail fondamental permet maintenant de se concentrer sur la création de batteries et de mesures d’évaluation spécifiques à la douance (p. ex. la Batterie Aurora, en cours de développement depuis 2012 par Sternberg). Ces trois auteurs ont également ouvert la voie vers la prochaine étape, celle des modèles contextuels, développementaux et dynamiques (p. ex. Dai et Renzulli, 2008). Selon Ziegler et Phillipson (2012), cette nouvelle conceptualisation de la douance devrait guider nos pratiques en centrant notre attention sur les besoins particuliers des enfants doués, notamment les besoins éducatifs, plutôt que de chercher à tout prix à définir cette notion abstraite qu’est l’intelligence.

Bibliographie

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