Perspectives de psychologues : Réflexions cliniques sur la collusion complaisante

Perspectives de psychologues : Réflexions cliniques sur la collusion complaisante

Yves Dalpé | Psychologue
Auteur de livres et chroniques, Yves Dalpé exerce en pratique privée à Québec. Il a longtemps été le directeur de la Clinique de counseling et d’orientation de l’Université Laval, où il a été aussi chargé de cours, notamment à la Faculté de médecine.

Johanne Côté | Psychologue
Mme Côté a travaillé quelques années au Centre d’aide aux étudiants de l’Université Laval avant de se consacrer entièrement à la pratique privée de la psychothérapie à Québec. Elle a été vice-présidente du Regroupement des psychologues cliniciens de Québec. Elle est co-auteure de La puissance des amoureux de longue durée.


Lors d’une session houleuse de thérapie conjugale, un client lance tout à coup que sa conjointe est contrôlante selon un autre psychologue qu’il consulte en entrevues individuelles. Un piège fréquent en thérapie individuelle, nous semble-t-il, est la collusion complaisante que le thérapeute établit avec son client quand celui-ci se plaint du comportement de ses proches, ce qui empêche le client d’explorer sa propre contribution aux problèmes soulevés. Le psychologue pense parfois qu’il éduque son client à l’affirmation de soi en lui apprenant à riposter. Cette adhésion « naïve » à la vision du client peut s’expliquer aussi par la compassion ressentie pour le client. Mais s’il veut éviter ce piège, le psychologue doit identifier d’autres motivations inconscientes comme ses réactions « contretransférentielles » et ses « contrerésistances » (Strean, 1993).

Comme nous faisons beaucoup de thérapie conjugale, nous avons la chance d’observer la différence frappante entre les perceptions phénoménologiques des conjoints et ce qu’on observe de leur dynamique conjugale. Nous illustrons notre propos par les trois exemples suivants.

L’infidélité

La découverte de l’infidélité peut être si pénible que par exemple, selon une recherche, 72 % des victimes d’infidélité avaient sombré dans une dépression majeure en moins de deux mois (Wright, Lussier et Sabourin, 2008). Aussi, plusieurs personnes trompées vivent une sorte de choc post-traumatique (Karpel, 1994). Ainsi, devant la détresse du client trompé, un consultant peut céder à la tentation de soutenir cette personne en étant trop « compréhensif ». Il court ainsi le risque de nourrir la colère de la personne trompée et de la renforcer dans un rôle de victime impuissante. Or cette position de victime est la moins prometteuse pour la résolution de la crise conjugale engendrée par la découverte d’une infidélité.

Au contraire, la personne trompée doit explorer courageusement son rôle dans la détérioration potentielle de son lien amoureux. Les raisons menant à l’infidélité sont théoriquement nombreuses, mais il y a moyen d’y voir clair en évaluant la dynamique conjugale et la personnalité des deux conjoints impliqués. Emily Brown (1991) a identifié cinq sortes d’infidélité qui présentent des pronostics spécifiques pour la survie du couple. Souvent, l’infidélité est le fruit d’insatisfactions conjugales. Ce sont ces insatisfactions qu’il faut aborder en thérapie afin d’en tirer des leçons. Que le thérapeute intervienne en consultation individuelle ou en couple, il se doit d’être neutre en cette matière, en ce sens qu’il ne cherche pas de coupable. Il veille plutôt à ce que les deux conjoints explorent leur apport négatif dans leurs insatisfactions et en arrivent à mieux se comprendre au lieu d’être érigés l’un contre l’autre en bourreaux et victimes (Dalpé, 2006).

Le manque de désir sexuel

De tous les problèmes sexuels conjugaux, c’est la question du désir sexuel qui est la principale source de souffrance (Basson, 2007). Selon notre observation clinique, le manque de désir peut être perçu par un conjoint comme exprimant du rejet et il peut menacer la survie du couple. D’un côté, les femmes surtout peuvent se sentir démunies devant leur faible désir pour leur conjoint et en déduire qu’elles ont fait un mauvais choix d’amoureux. Elles pensent alors que leur désir sexuel serait plus fort avec un autre conjoint potentiellement plus adéquat. Leurs arguments peuvent être si convaincants devant leur thérapeute que celui-ci est susceptible d’adhérer à leur position d’impuissance en croyant que cette situation est irrémédiable. À l’inverse, on peut croire un homme malheureux qui se plaint du manque de désir de sa conjointe comme s’il avait la malchance d’être « mal marié ». Autrement dit, le psychologue peut percevoir son client comme victime d’une situation sans issue au lieu de détecter les enjeux considérables dans les dynamiques individuelles et conjugales qui peuvent être à la source du manque de désir et être traitées avec succès.

Plusieurs facteurs de diverses natures peuvent expliquer la baisse du désir sexuel dans un couple. Mais il est bon de savoir que, chez les couples en bonne santé qui ne prennent pas de médicament, la cause la plus fréquente de la diminution du désir sexuel est la colère du conjoint qui démontre peu d’intérêt, colère qui doit être explorée. Selon Helen Kaplan (1995), la perte importante ou complète du désir sexuel dans un couple de longue durée est pathologique et non pas le fruit de l’évolution normale des choses avec le passage du temps. Le rythme hebdomadaire est habituellement conservé chez les couples en bonne santé jusqu’à un âge avancé. Kaplan attribue les déclins significatifs du désir sexuel chez certains couples à « l’effet corrosif de l’hostilité conjugale et à la désillusion, et non à la familiarité » (p. 38).

Dans les conflits au sujet de la fréquence des relations sexuelles, la personnalité des conjoints est souvent en cause, avec son lot d’attitudes, d’attentes, de réactions émotionnelles et de comportements dont on doit prendre conscience et qu’il faut modifier. Selon notre compréhension et notre observation, les styles de personnalité engendrent des attitudes sexuelles typiques. Par exemple, des hommes narcissiques font perdre le désir de leur conjointe à cause de leur mépris, des passifs agressifs se vengent en se retirant sexuellement, des schizoïdes ont essentiellement peu d’intérêt pour les relations sexuelles, des obsessionnels-compulsifs sont plus absorbés par leurs devoirs que par le plaisir sexuel. Par le biais de la thérapie, les deux conjoints peuvent prendre conscience de ces états de fait et réagir favorablement en conséquence.

Le trouble de la personnalité

Grâce à Internet et à l’abondance de livres populaires en psychologie, les gens connaissent de plus en plus l’existence des troubles de la personnalité. Cela a cependant un effet pernicieux : ils distribuent des « diagnostics » à leur entourage en expliquant ainsi leurs déboires relationnels au lieu de percevoir leur apport dans les conflits et les situations pénibles de leur quotidien. La conséquence de ces raisonnements peut être destructrice pour un couple quand la personne croit s’être grossièrement trompée en se liant à une personne « pathologique ».

En accueillant avec sympathie les propos d’une cliente aux prises avec un conjoint décrit comme un « pervers narcissique », par exemple, et en renforçant cette perception, le thérapeute peut nuire considérablement à l’harmonie d’un couple. En thérapie conjugale, un conjoint désignera l’autre membre du couple comme narcissique alors qu’il se comporte devant nous comme plus narcissique que le conjoint.

Comme toute relation interpersonnelle est nourrie bilatéralement par les protagonistes, il est très difficile de dégager ce qui est induit par chaque membre d’une dyade si on n’observe pas son interaction de visu.

Le concept de contretransfert illustre bien cette idée. Cottraux et Blackburn (2001) résument ce que chacun des troubles de la personnalité est susceptible d’induire chez le psychothérapeute. Le paranoïaque peut faire jouer au thérapeute le rôle du protecteur ou son inverse, le rôle de persécuteur; le schizoïde peut induire le rôle de supporteur ou, à l’inverse, celui d’envahisseur; le narcissique peut induire le rôle de l’admirateur ou plutôt du critique; le borderline, le rôle du sauveur ou du non-fiable; l’évitant, le rôle du conciliant ou du dominateur, etc. Nous pouvons appliquer ce raisonnement à la dynamique conjugale et affirmer que chaque membre du couple peut susciter chez l’autre des réactions contre transférentielles.

L’identification projective est un autre bel exemple de l’influence mutuelle de deux personnes intimes. Ce mécanisme de défense est répandu chez les couples. Un conjoint dépose inconsciemment chez l’autre un aspect de lui-même qu’il ne tolère pas et s’en prend ensuite à cet autre en l’amenant à faire la preuve qu’il avait raison de s’en méfier (Lachkar, 1998).

L’efficacité du thérapeute exclut la complaisance

On voit comment il est judicieux en psychothérapie de permettre au client de se remettre en question plutôt que de verser dans le blâme exclusif d’autrui. La solution aux tensions générées par les différences individuelles dans le couple ne réside généralement pas dans la séparation, mais dans le travail sur soi.

Mais alors, pourquoi est-il difficile pour le psychothérapeute de toujours garder ce cap? Malgré leur formation, les psychologues sont comme tous les humains : ils ont besoin de plaire et d’être admirés (Strean, 1993). Et ils réagissent parfois trop spontanément aux émotions que suscitent leurs clients. Un psychologue peut s’écarter de son rôle thérapeutique parce qu’il est touché par la détresse d’une personne qu’il trouve particulièrement attachante. Un autre sera impressionné par un nouveau client et n’osera pas le contredire. Un troisième tombera dans le panneau du contretransfert induit par un client dépendant; il le soutiendra outre mesure et il s’en sentira puissant. Un client narcissique engendrera un sentiment de compétition chez son thérapeute, qui voudra alors se montrer compétent en attribuant des diagnostics savants à l’entourage de son client. Un psychologue craindra de perdre un nouveau client s’il ne lui manifeste pas une consonance démesurée.

Quelle que soit son approche, le psychologue clinicien ne doit jamais s’ériger en juge des personnes proches de son client, même si c’est ce que souhaitent inconsciemment la plupart des clients. Ceux-ci confient leurs frustrations en espérant souvent être compris et appuyés sans réserve. Une lumière rouge devrait s’allumer aussitôt que se fait sentir chez le thérapeute l’envie de blâmer une personne de l’entourage de son client. Il doit donc retenir ses commentaires négatifs sur ceux-ci et favoriser plutôt l’introspection de ses clients. Le psychologue ne dira jamais : « Votre conjointe est choquante. D’après tout ce que vous m’avez dit, elle est probablement histrionique et son infidélité récente n’augure rien de bon pour vous. » Il dira plutôt : « Je comprends comment l’infidélité de votre conjointe vous chavire. Si vous voulez, nous allons explorer ensemble le sens de cette infidélité pour vous et comment vous pouvez composer avec cette crise conjugale. » Et le travail thérapeutique pourrait déboucher alors sur l’exploration des attitudes et des comportements du client qui ont pu mener sa conjointe à le tromper par dépit.

En somme, le psychothérapeute compétent intègre simultanément deux positions potentiellement contradictoires, à savoir l’empathie indéfectible, d’une part, et le jugement critique sur tout ce que son client lui présente, d’autre part. L’absence de l’une des deux positions ne mène nulle part. Mais ce n’est pas toujours facile. Accueillir les plaintes du client avec empathie sans verser dans une sympathique collusion semble évident théoriquement, mais nous faisons encore parfois cette erreur malgré notre longue expérience de la thérapie.

Bibliographie

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