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Les défis de la télépratique en psychologie du travail et des organisations

Dre Marie-Claude Lallier Beaudoin, psychologue
Professeure adjointe au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke. Son expertise porte sur la consultation et le développement organisationnel.

 

 

Dre Irène Samson, psychologue
Professeure adjointe au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke. Ses intérêts touchent le développement des compétences et la gestion du changement.

 


Dans sa vigie annuelle, l’American Psychological Association (APA) a identifié que le soutien aux organisations dans le réaménagement des modes de travail postpandémie était une tendance de fond en psychologie du travail et des organisations (PTO; Clay, 2022). Paradoxalement, alors que les impacts du télétravail ont été largement documentés (Buomprisco et al., 2021), la communauté scientifique se fait plus discrète quant aux défis de la pratique à distance des psychologues du travail et des organisations (TO). Pourtant, eux aussi ont été contraints d’apprivoiser cette modalité dans la foulée de la pandémie de COVID-19 (Chinyamurindi et al., 2021). Ainsi, nous proposons une réflexion critique sur la télépratique en PTO, notamment en ce qui a trait au coaching et à la consultation, et à ses répercussions sur l’efficacité, l’alliance de travail et les compétences à développer.

Implications pour l’efficacité des interventions et l’alliance de travail
Selon un sondage réalisé par l’APA (2021) auprès de psychologues américains, 93 % de ceux-ci désirent poursuivre la télépratique postpandémie; cela laisse présager son maintien au-delà de la crise sanitaire. Pour les psychologues TO et leurs clients, la télépratique comporte plusieurs avantages : flexibilité, réduction du temps et des coûts de déplacements et accès à une clientèle et à une expertise diversifiée (Cooper et Neal, 2015). Or, ces gains se font-ils au détriment de l’efficacité des interventions? Des données préliminaires suggèrent que le télécoaching serait tout aussi efficace que le coaching traditionnel en face à face (Jones et al., 2016). La progression pourrait même y être plus rapide, l’environnement numérique incitant le client à être davantage centré sur la tâche et à se dévoiler plus rapidement (Ribbers et Waringa, 2012). Par ailleurs, une combinaison de la modalité présenterait de meilleurs effets sur le bien-être du coaché (Jones et al., 2018). Ainsi, un mode hybride pourrait être une option à privilégier en PTO.

En matière d’efficacité de la consultation et du coaching, la qualité de la relation est centrale (Girard, 2019; Lallier Beaudoin et al., 2022). Cependant, seule l’étude de Berry et al. (2011) réalisée en contexte de coaching semble avoir examiné la contribution de la modalité. Ces résultats montrent que de bonnes alliances peuvent être obtenues autant en présence qu’à distance. D’ailleurs, l’association positive entre l’alliance et les résultats du coaching dans la condition à distance suggère que la relation pourrait y jouer un rôle encore plus important. Plus spécifiquement, il semble que les aspects contractuels de la relation (entente sur les buts et les tâches) soient davantage critiques pour l’atteinte de résultats, comparativement à la dimension affective, et ce, autant en téléthérapie (Berger, 2017) qu’en consultation et en coaching (de Haan et al., 2016; Lallier Beaudoin et al., 2022). La notion d’entente professionnelle pourrait ainsi être fondamentale en télépratique en PTO, car elle permet potentiellement de réduire les malentendus, plus fréquents dans ce contexte (Marlow et al., 2017).

Considérations inhérentes à la télépratique en PTO
L’intervention auprès d’organisations comporte trois niveaux : individuel ( ex. : le coaching individuel), groupal (ex. : la consolidation d’équipe) et organisationnel (ex. : le changement structurel; Lowman, 2016). L’intervention à distance en PTO, notamment auprès de systèmes (groupes et organisations), implique certaines considérations. D’abord, la gestion de multiples relations, qui constitue la norme plutôt que l’exception, pourrait être plus complexe. L’absence de certains signaux visuels (ex. : échanges de regards) peut entraver la lecture des dynamiques relationnelles (Cooper et Neal, 2015). L’animation de groupe est également différente à distance, les expressions faciales et les invitations de la main ne suffisant plus pour susciter ou réfréner la participation (Collina, 2021). Par ailleurs, si la culture organisationnelle était auparavant analysée au moyen d’indicateurs décelables uniquement en se déplaçant chez le client (ex. : règles non écrites; Schein, 2009), ce construit devient plus difficile à saisir à distance (Daum et Maraist, 2021). Également, le diagnostic organisationnel se voit complexifié par l’impossibilité de s’imprégner de l’atmosphère des lieux et de prendre part aux conversations informelles (Collina, 2021). Enfin, alors que plusieurs organisations redéfinissent actuellement leurs modes de travail (Clay, 2022), les praticiens auront à considérer la compatibilité des modalités avec les normes en place.

De nouvelles compétences pour les psychologues du travail et des organisations
Le virage vers la télépratique exigeant davantage que la simple reproduction des comportements jugés efficaces en personne (Cooper et al., 2020), l’acquisition de nouvelles compétences en matière 1) d’éthique et de déontologie, 2) de technologies et 3) d’intervention est nécessaire (Stoll et al., 2020; van Coller-Peter et Manzini, 2020).

Éthique et déontologie
Les considérations technologiques, légales et culturelles inhérentes à la télépratique en consultation et en coaching soulèvent plusieurs enjeux éthiques et déontologiques (Lowman, 2018). À titre d’exemple, avec l’abaissement des frontières géographiques, le psychologue TO doit se faire prudent lorsque des organisations employant des individus hors Québec sollicitent ses services. Si la loi, au Québec, prévoit que le client se déplace virtuellement vers le psychologue, il n’en est pas forcément de même à l’extérieur de la province (Beaulieu, 2018). De plus, l’intervention auprès d’une clientèle internationale requiert la maîtrise de compétences culturelles appropriées (Cooper et al., 2020). Ce faisant, il est de la responsabilité du praticien d’évaluer les aspects éthiques et déontologiques au préalable (Lowman, 2018). Considérant la complexité du sujet, les psychologues souhaitant approfondir la question sont invités à se référer au guide concernant l’exercice de la télépsychologie produit par l’Ordre des psychologues (2013). L’ouvrage de Lowman (2018) portant sur l’éthique en PTO offre également des pistes de réflexion pertinentes, notamment en matière de sécurité, de confidentialité et de consentement.

Compétences technologiques
Pour offrir des services de qualité à distance, l’accès à des équipements performants ainsi qu’à une connexion fiable et sécurisée constitue un incontournable (van Coller-Peter et Manzini, 2020). De plus, la maîtrise d’outils technologiques (ex. : le partage d’écran) et de plateformes collaboratives (ex. : Miro) peut s’avérer fort utile afin de favoriser une compréhension commune et de susciter la participation (Collina, 2021). Enfin, il peut être avisé d’impliquer deux praticiens dans l’animation de rencontres à distance auprès de plusieurs personnes (Allison et al., 2015). Pendant que l’un assure la progression vers la cible commune, l’autre veille au bon fonctionnement de la rencontre (ex. : la gestion des salles virtuelles et du clavardage).

Avant d’introduire un nouvel outil technologique, le psychologue est invité à se familiariser avec son utilisation, notamment en le testant auprès d’un ami ou d’un collègue (Payne et al., 2020). Une période d’essai auprès du système client (ex. : une activité brise-glace) peut également optimiser l’utilisation de nouvelles technologies. En somme, ces différentes considérations rappellent l’importance de choisir des ressources fonctionnelles, stables et commodes pour tous (van Coller-Peter et Manzini, 2020).

Compétences d’intervention
À distance, certaines considérations s’imposent quant à la gestion du processus d’intervention. Certains éléments visuels (ex. : des gestes) n’étant pas aussi facilement perceptibles, il est recommandé au psychologue TO d’accentuer ses expressions faciales et de verbaliser certains aspects du processus (ex. : des marques d’empathie; van Coller-Peter et Manzini, 2020). L’adoption d’un style plus actif et directif serait également de mise pour réduire l’ambiguïté et contrebalancer l’absence de certains indices visuels (Payne et al., 2020). En ce qui concerne l’établissement du rapport, van Coller-Peter et Manzini (2020) soulignent l’importance des stratégies de présentation de soi communiquant l’authenticité, où l’humour et le dévoilement de soi (de façon dosée) peuvent avoir leur place. La réalisation d’activités en face à face, notamment lors des contacts initiaux, serait également favorable à l’établissement d’un lien de confiance (Allison et al., 2015). La tenue de rencontres en personne en début de processus pourrait ainsi faciliter le développement d’une connexion plus personnelle (Collina, 2021).

Observations finales
En dépit d’avancées prometteuses, l’état des connaissances sur la télépratique en PTO demeure embryonnaire. Des études comparatives sont nécessaires afin de mieux documenter les forces et les limites des différentes modalités. Sur le plan de la pratique, le changement de paradigme suscité par l’avènement de la télépratique exige des praticiens de faire preuve de flexibilité et d’adaptabilité. Pour y arriver, nous suggérons aux psychologues TO de s’inspirer du concept de « l’utilisation du soi » (use of self), qui réfère à la capacité d’utiliser ses émotions, ses cognitions et ses comportements pour guider son intervention (Cheung-Judge et Jamieson, 2020). Le praticien capable d’adopter une telle posture comprend qu’il est plus efficace dans certaines situations et sous certaines conditions (Bachkirova, 2016). L’une de ces conditions implique la connaissance de soi (Izod et Whittle, 2014), c’est pourquoi le psychologue TO est invité à s’interroger sur ses valeurs, ses croyances et ses expériences à l’égard de la télépratique afin d’en faire une utilisation réfléchie selon l’adéquation entre les besoins de l’organisation cliente et ses propres intérêts. Une deuxième condition implique de prendre soin du soi, tout comme un outil est entretenu pour éviter obsolescence (Rainey et Jones, 2014). Celle-ci encourage le praticien à procéder proactivement à la mise à jour de ses compétences et à remédier aux signes d’épuisement, notamment en ayant recours à la supervision et à la thérapie (Bachkirova, 2016), et ce, pour une télépratique optimale.

Bibliographie
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