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Les nouvelles méthodes d’évaluation du potentiel et des compétences : défis et opportunités

Dr Philippe Longpré, psychologue 

Professeur adjoint à l’Université de Sherbrooke

 

 

Dr Simon-Pierre Harvey, psychologue 

Psychologue organisationnel chez SPB D-Teck

 

 

Dre Francine Roy, psychologue 

Professeure agrégée à l’Université de Sherbrooke


Les nouveaux outils technologiques

Les innovations technologiques, comme les appareils intelligents mobiles et les réseaux sociaux, ont donné naissance à de nouvelles pratiques dans le domaine de l’évaluation du potentiel et des compétences. Les organisations, mues par les impératifs de la « guerre pour les talents », sont constamment à la recherche de nouvelles méthodes pour reconnaître les meilleurs talents et démontrent un intérêt croissant pour celles-ci (Roth, Bobko, Van Iddekinge et Thatcher, 2016). Ce mouvement a des répercussions sur les pratiques des psychologues organisationnels, comme le révèlent les sondages des trois dernières années sur les tendances de l’avenir dans les milieux de travail de la Society for Industrial and Organizational Psychology (SIOP). Ceux-ci ont positionné les méthodes d’évaluation mobiles et la ludification (gamification, ou jeux sérieux) au 5e rang en 2014 et au 1er rang en 2015, l’utilisation des médias sociaux et la cybervérification (cybervetting) au 8e rang en 2014 ainsi qu’au 10e rang en 2016 et, finalement, les enjeux de l’utilisation des mégadonnées et l’analytique RH (people analytics) en tête des listes de 2014 et 2016 ainsi qu’au 2e rang en 2015 (SIOP, 2013, 2014, 2015). Le présent article propose d’explorer ces trois nouvelles pratiques.

Les jeux sérieux

Le jeu sérieux se définit comme « un défi intellectuel, joué sur un ordinateur ou un appareil mobile selon des règles spécifiques, qui utilise le divertissement pour atteindre divers objectifs autres que ludiques » (Zyda, 2005). Ainsi, les jeux sérieux sont utilisés par les organisations pour informer le public, favoriser le développement de compétences particulières, attirer de nouveaux talents ou évaluer le potentiel et les compétences. La plupart des auteurs s’entendent pour situer la naissance des jeux sérieux en 2002, alors que l’armée américaine a distribué gratuitement sur Internet le jeu America’s Army (www.americasarmy. com; Alvarez, 2007). Le succès qu’a connu ce jeu a amené nombre de chercheurs et de professionnels à s’interroger sur le potentiel des jeux vidéo pour atteindre des objectifs autres que le divertissement (Galois-Faurie et Lacroux, 2014). Par exemple, le jeu Knack (www.knack.it), qui se joue gratuitement sur les appareils mobiles, permettrait d’évaluer diverses compétences par l’entremise de problèmes à résoudre. Les organisations peuvent – moyennant certains frais – consulter le profil des joueurs de leur région en fonction des compétences les plus pertinentes pour les postes qu’elles tentent de pourvoir. Ainsi, les jeux sérieux permettraient d’évaluer plusieurs différences individuelles typiquement mesurées dans le cadre de l’évaluation du potentiel et des compétences : l’intelligence, certains traits de personnalité, des compétences spécifiques et des connaissances.

La cybervérification

De plus en plus de gestionnaires et de professionnels utilisent les moteurs de recherche (comme Google) et les médias sociaux (comme LinkedIn, Facebook et Twitter) dans le cadre des processus de sélection (Davison, Maraist, Hamilton et Bing, 2012). Selon une étude réalisée aux États-Unis en 2010 auprès de 2 600 gestionnaires, 45 % d’entre eux rapportaient avoir cherché sur Internet des informations concernant certains candidats et 35 % auraient rejeté au moins un candidat sur la base de ce qu’ils auraient découvert (Roth, Bobko, Van Iddekinge et Thatcher, 2016). Au Québec, aucune étude ne semble présentement disponible sur la question, mais notre expérience professionnelle confirme que les gestionnaires et les professionnels d’ici adoptent cette pratique en nombre grandissant. Ceux-ci considèrent que les informations recueillies de cette façon permettent d’évaluer, dans une certaine mesure, la personnalité, les valeurs et certaines compétences des candidats, et ce, sans avoir à conjuguer avec les problèmes de gestion de l’image professionnelle ou de tromperie normalement associés aux curriculum vitæ, à la prise de références ou aux inventaires autorapportés (Berkelaar et Buzzanell, 2015). À cet égard, il importe de souligner que la plupart des utilisateurs des médias sociaux cherchent à présenter une image positive d’eux-mêmes en triant les informations qu’ils affichent. De ce fait, les informations qui se trouvent sur les médias comme Facebook ou LinkedIn seraient tout aussi sujettes aux biais de gestion de l’image et de désirabilité sociale que celles qui se trouvent dans un curriculum vitæ (Back et coll., 2010).

L’analytique RH

L’analytique RH se définit comme un processus d’élaboration, de modélisation et d’analyse d’indicateurs en vue d’optimiser les décisions en matière de gestion des ressources humaines (Cossette, 2015). L’intérêt grandissant pour l’analytique RH découle du fait que les nouvelles technologies de l’information permettent d’archiver des quantités importantes de données concernant toutes les facettes d’une organisation, d’y avoir accès rapidement (parfois même en temps réel) et lorsque nécessaire, de les traiter à l’aide d’algorithmes complexes. En outre, il existe désormais des logiciels qui peuvent accumuler et transformer en données des informations qui étaient pratiquement intraitables auparavant. Les grandes organisations ont graduellement pris conscience de la valeur de ces données et cherchent désormais à se doter d’équipes de spécialistes en analytique des données pour en tirer profit. Bien qu’habituellement les organisations recueillent des informations sur leurs employés à l’aide de méthodes classiques telles que l’évaluation du rendement pour la performance et les sondages pour le niveau d’engagement, de nouveaux outils de mesure font présentement leur apparition. Par exemple, Humanyze (www. humanyze.com) propose un badge électronique que l’employé porte sur lui et qui permet de détecter ses activités physiques (marcher, courir, s’asseoir, se lever), de déterminer très précisément sa position dans les locaux de l’organisation, de détecter les personnes qui interagissent avec lui, d’enregistrer le temps que prend chacune de ses interactions directes avec des collègues, de communiquer avec ses appareils mobiles (téléphone cellulaire, tablette, etc.), tout cela pour étudier son comportement (Waber, Olguin Olguin, Kim et Pentland, 2008). Les données recueillies, une fois traitées, permettraient de reconnaître les leaders informels et les employés les plus influents, de prédire le rendement des équipes de travail et la productivité des employés (Waber, Olguin Olguin, Kim et Pentland, 2008 ; Wu, Waber, Aral, Brynjolfsson et Pentland, 2008). Ainsi, l’analytique RH offre la possibilité d’ajouter des informations objectives portant sur les comportements passés au travail à celles recueillies traditionnellement lors de l’évaluation du potentiel des employés qui travaillent déjà pour une organisation. Cette pratique émergente est actuellement peu présente au Québec, où l’analytique RH vise principalement le traitement de données concernant la présence au travail ou le niveau d’engagement. Cependant, de plus en plus de grandes organisations américaines, européennes et canadiennes adoptent des outils comme ceux proposés par Humanyze et mettent en place des équipes spécialisées dans l’analytique. Il y a donc fort à parier que cette pratique fera son apparition au sein d’organisations québécoises très prochainement.

Opportunités et défis

Ces nouvelles pratiques offrent des opportunités pour l’avancement de l’évaluation du potentiel et des compétences tout en comportant des risques que les chercheurs et les praticiens devront considérer, voire réduire. Bien que le domaine de la pratique soit constamment à la recherche de nouvelles solutions pour augmenter la précision de l’évaluation du potentiel et des compétences, la valeur prédictive de celles-ci stagne depuis des décennies et demeure modérée (Morris, Daisley, Wheeler et Boyer, 2015). Or il est tout à fait possible que ces nouvelles méthodes offrent une opportunité d’augmenter la valeur prédictive de l’évaluation des compétences. En effet, la recherche démontre que le fait d’utiliser de façon combinée plusieurs méthodes augmente la valeur prédictive d’une évaluation de potentiel (Schmidt et Hunter, 1998). Cela ne veut pas dire que les méthodes traditionnelles seront remplacées par les nouvelles. Dans quelques années, l’évaluation de potentiel et des compétences combinera peut-être de l’information provenant des médias sociaux et des jeux sérieux aux méthodes plus traditionnelles d’évaluation, comme les mesures autorapportées et les entrevues, permettant du même fait un gain incrémentiel important en ce qui a trait à la prédiction du comportement humain dans les organisations.

En outre, les recherches en psychologie sociale et en économie comportementale ont démontré les limites du jugement humain lors de la réalisation de prédictions (Kahneman, 2012). Les recherches démontrent que l’utilisation d’algorithmes permet de réaliser des prédictions sur la performance en emploi avec un degré de précision plus élevé que l’utilisation de l’intuition (Kuncel, Klieger, Connelly et Ones, 2013). L’apparition de départements d’analytique au sein des organisations est susceptible de favoriser une plus grande utilisation d’une approche algorithmique en ce qui concerne les données portant sur les ressources humaines. Le gain prédictif qui devrait suivre est susceptible d’être d’autant plus important que les outils statistiques développés par les praticiens du big data surpassent généralement les méthodes traditionnelles utilisées en sciences humaines (Hindman, 2015).

De plus, l’analytique RH pourrait bien permettre de résoudre, en partie, le problème du critère, qui est bien connu en psychologie organisationnelle (Chamorro-Premuzic, Winsborough, Sherman et Hogan, 2016). En effet, les études de validation des outils d’évaluation du potentiel et des compétences comptent typiquement sur l’évaluation du rendement par le superviseur pour mesurer l’objet à prédire (Austin et Villanova, 1992). Or ces données sont problématiques, puisqu’elles dépendent du jugement humain, qui est sujet à nombre de biais. Ceux-ci nuisent directement à la qualité de la mesure du critère, ce qui limite la compréhension scientifique du rendement au travail ainsi que la validité prédictive des outils. Ainsi, les données objectives produites par l’analytique RH pourraient permettre des avancées importantes dans le domaine.

L’utilisation de ces nouvelles méthodes présente aussi leur part de risques. Encore peu de recherches scientifiques ont été réalisées afin d’évaluer de façon indépendante la validité du jeu sérieux et de la cybervérification. Par exemple, quelques articles de journaux professionnels font bien référence à l’utilisation de jeux sérieux pour recruter des candidats de la génération Y, mais ces articles ne présentent aucune donnée ou information sur les caractéristiques de ces méthodes (Polimeni, Burke et Benyaminy, 2009). La paucité des informations scientifiques exige une plus grande vigilance dans le cas de la cybervérification, qui implique nécessairement un jugement subjectif sur la façon dont les informations recueillies prédisent le comportement en emploi.

En plus des enjeux de validité, ces nouvelles méthodes sont aussi susceptibles d’être affectées par des biais discriminatoires. Par exemple, la cybervérification offre un moyen facile pour un employeur de discriminer certains groupes de candidats. En effet, les utilisateurs de sites comme Facebook y affichent typiquement des photos, des préférences et des opinions personnelles pouvant n’avoir aucun lien avec les compétences et les aptitudes nécessaires pour occuper un emploi. Toutefois, ces informations peuvent très bien être liées à des facteurs considérés discriminatoires, comme la religion, l’orientation sexuelle, l’origine ethnique ou l’état civil (Berkelaar et Buzzanell, 2015). Il devient alors aisé pour un employeur d’éliminer, dès le début du processus d’évaluation, des candidats sur la base de ces attributs.

Le rôle du psychologue organisationnel

Ces pratiques, provoquées par l’apparition des nouvelles technologies, influent déjà sur le modèle traditionnel de l’évaluation du talent et des compétences. Cependant, à peine celles-ci se sont-elles implantées dans les organisations que de nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle, les objets connectés, la réalité augmentée et la réalité virtuelle, font présentement leur apparition. Il est plus difficile que jamais de se faire une idée précise de l’avenir de l’évaluation du potentiel et des compétences. Vis-à-vis de ces changements continuels, les psychologues organisationnels nous semblent les professionnels tout désignés pour aider les organisations à naviguer au sein de ces nouvelles technologies. Ils ont à la fois une expertise en psychométrie, en recherche et en statistique leur permettant d’exercer un jugement éclairé par rapport à ces nouvelles pratiques en évaluation. Toutefois, pour pleinement exercer leur rôle, ils devront apprendre à travailler efficacement avec de nouveaux partenaires, comme des informaticiens et des spécialistes de l’analytique des données, et développer leur expertise dans le domaine. Bref, nous croyons que pour exercer ce rôle central ils devront s’engager activement dans la pratique et la recherche liées aux nouvelles méthodes d’évaluation du potentiel et des compétences.

Remerciements

Les auteurs remercient les psychologues organisationnels Jean-Baptiste Audrerie, Julie Grégoire et Martin Cloutier, ainsi que Kevin Voyer, réviseur, et Isabelle Leduc, gestionnaire, pour leur collaboration à la préparation de cet article.

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