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Le rôle de la victimisation par les pairs dans la prévention du suicide chez les adolescents

Dre Marie-Claude Geoffroy, psychologue
La Dre Marie-Claude Geoffroy est professeure adjointe au Département de psychiatrie de l’Université McGill et membre du Groupe McGill d’études sur le suicide. Elle est psychologue de l’enfant et de l’adolescent à la Clinique des troubles dépressifs, section jeunesse, à l’Institut universitaire en santé mentale Douglas du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal.

Dre Johanne Renaud, psychiatre
La Dre Johanne Renaud est psychiatre pour enfant et adolescent, professeure agrégée de psychiatrie à l’Université McGill et membre du Groupe McGill d’études sur le suicide. Dirigeant la Clinique des troubles dépressifs, section jeunesse, à l’hôpital Douglas, elle est responsable du Centre Manuvie pour les avancées en prévention de la dépression et du suicide chez les jeunes.


Le suicide chez les adolescents est un sujet de préoccupation grandissant. Dans les trois semaines suivant la mise en ligne sur Netflix de la série télévisée 13 Reasons Why, les recherches Internet sur le suicide et sur les moyens de se suicider ont bondi de 19 % (Ayers, Althouse, Leas, Dredze et Allem, 2017). En plus de traiter du suicide d’une adolescente, la populaire série positionne la thématique de l’intimidation au centre du récit. Ceci inquiète les professionnels de la santé mentale, qui y voient un risque de contagion du suicide et un lien dangereux de cause à effet avec l’intimidation. Mais qu’en dit la science?

L’ampleur du phénomène

Depuis l’apogée atteint au cours des années 1990, le taux de suicide chez les jeunes de 15 à 24 ans a diminué de façon marquée au Québec (Légaré, Gagné, Perron, Tessier et Gamache, 2015). En 2012, le taux de suicide chez les 15 à 24 ans était de 17,8 pour 100 000 chez les garçons et de 3,8 pour 100 000 chez les filles (Thibodeau et Perron, 2017). Plusieurs stratégies de prévention du suicide contribuent à réduire les taux de suicide, par exemple la formation des médecins à la prise en charge de la dépression et l’utilisation de certaines approches pharmacologiques et de psychothérapies (While et coll., 2012). En Europe, un programme de sensibilisation à la santé mentale auprès des adolescents (Youth Aware of Mental Health; www.y-a-m.org) a permis de réduire de 50 % les pensées suicidaires et les tentatives de suicide chez les adolescents (Wasserman et coll., 2015). Au Québec, un programme semblable de littéracie en santé mentale (Solidaires pour la vie; www.fondationjeunesentete.org) a été instauré dans les écoles secondaires et a rejoint plus d’un million de jeunes adolescents depuis 2000 (Lesage et Moubarac, 2011). Depuis sa lancée, la Stratégie nationale pour la prévention du suicide, axée sur la sensibilisation et les mesures de soutien aux personnes à risque, semble porter ses fruits (Mercier et Saint-Laurent, 1998).

Malgré tout, le suicide demeure la deuxième cause de mortalité chez les 15-19 ans, et les jeunes garçons sont les plus touchés (Légaré, Gagné, Perron, Tessier et Gamache, 2015). Les adolescents sont nombreux à penser sérieusement au suicide et à avoir essayé de s’enlever la vie. Des données américaines indiquent que 9,1 % des garçons et 15,3 % des filles ont déjà pensé sérieusement au suicide et que 2,1 % des garçons et 6,2 % des filles ont déclaré avoir fait une tentative de suicide avant l’âge de 18 ans (Nock et coll., 2013); les statistiques sont similaires au Québec (Geoffroy et coll., 2016). Enfin, 30 % des adolescents qui pensent sérieusement au suicide feront une tentative de suicide dans la prochaine année, et ceux qui ont essayé de s’enlever la vie sont plus susceptibles de répéter leur geste et de mourir un jour par suicide (Bridge, Goldstein et Brent, 2006).

La victimisation par les pairs

La victimisation par les pairs est définie comme étant un préjudice causé par les pairs, agissant en dehors des normes de conduite appropriée (Finkelhor, Turner, et Hamby, 2012). Ceci comprend l’intimidation, qui se caractérise par un déséquilibre de pouvoir entre l’agresseur et sa victime, mais ne s’y limite pas. La victimisation (incluant l’intimidation) peut être verbale, physique, relationnelle ou électronique. La victimisation est une expérience commune de l’enfance et de l’adolescence au Québec et ailleurs dans le monde, avec une prévalence autour de 20 % (Arseneault, 2017). Les expériences de victimisation ont tendance à s’établir tôt et à perdurer (Geoffroy et coll., 2018). Les jeunes qui sont victimisés par leurs pairs sont susceptibles de cumuler les expériences de victimisation au cours de leur vie (Arseneault, 2017).

L’adolescence est une période de la vie où les enjeux sociaux sont importants, alors que les expériences de victimisation sont fréquentes. Les victimes peuvent manifester des signes de détresse psychologique notable et, dans les cas les plus graves, développer un problème de santé mentale (Arseneault, 2017). Jusqu’à récemment, peu d’études longitudinales avaient examiné les effets spécifiques de la victimisation sur les comportements suicidaires. Deux études réalisées à partir des données de l’Étude longitudinale du développement des enfants du Québec (ELDEQ), une cohorte (n = 2120) d’enfants nés au Québec en 1997-1998 et suivie pendant 20 ans, et d’autres études (Arseneault, 2017; Klomek, Sourander et Elonheimo, 2015; Van Geel, Vedder et Tanilon, 2014) établissent la victimisation par les pairs comme un facteur de risque contribuant au suicide.

Geoffroy et son équipe (Geoffroy et coll. 2016) ont montré que les adolescents qui avaient été victimisés au secondaire de 13 à 15 ans étaient cinq fois plus à risque de penser sérieusement au suicide et six fois plus à risque d’essayer de se tuer à 15 ans. L’association demeurait présente même après qu’on eut considéré les comportements suicidaires de départ et les problèmes de santé mentale pendant l’enfance.

De plus, d’autres résultats intéressants ont été trouvés. Dans cette cohorte, les adolescents qui avaient été exposés au niveau de victimisation le plus sévère de 6 à 13 ans avaient un risque suicidaire accru à 15 ans. Ce risque était indépendant non seulement des problèmes de santé mentale de 6 à 13 ans, mais aussi à 15 ans (Geoffroy et coll., 2018). Ce résultat, qui peut sembler surprenant en raison de la forte comorbidité entre les comportements suicidaires et les troubles internalisés, suggère que le risque suicidaire, bien que fortement associé, est aussi indépendant de la psychopathologie. Il reste à déterminer si l’effet de la victimisation sur le risque suicidaire est médié par d’autres facteurs, tels l’impulsivité et les traits agressifs (Turecki et Brent, 2016; Renaud, Berlim, McGirr, Tousignant et Turecki, 2008).

Les effets de la victimisation sur le risque suicidaire peuvent s’observer déjà à la préadolescence (Winsper, Lereya, Zanarini et Wolke, 2012) et perdurer pendant des décennies (Klomek, Sourander et Elonheimo, 2015). Bien que la causalité ne puisse pas être testée dans un essai randomisé, l’association prédictive entre la victimisation par les pairs et le risque suicidaire a été reproduite dans plusieurs études longitudinales dont des études de vrais jumeaux partageant les mêmes gènes et la même famille, mais qui discordent sur les expériences de victimisation (Arseneault, 2017).

Dans les médias, plusieurs cas de mortalité par suicide sont attribués à la victimisation (en anglais on parle de bullycide), mais ce lien doit être nuancé, car aucune recherche empirique n’a démontré clairement un lien entre victimisation et suicide. Peu d’études prospectives ont collecté des données à la fois sur la victimisation et sur le suicide, ce dernier étant rare à l’échelle populationnelle. À notre connaissance, deux études longitudinales suggèrent une association entre la victimisation et la mortalité par suicide; pourtant, ces deux recherches sont basées sur un petit nombre de suicides (Klomek et coll., 2009; Geoffroy, Gunnell et Power, 2014).

La cybervictimisation suscite aussi une inquiétude. Contrairement à la victimisation en face à face, elle expose les victimes à des contenus traumatiques, lesquels sont accessibles en tout temps et en tout lieu et peuvent être vus par plusieurs personnes. La recherche sur la cybervictimisation et le risque suicidaire en est encore à ses balbutiements. Les rares études transversales existantes suggèrent que les adolescents cybervictimisés sont exposés à un risque suicidaire plus grand que les adolescents exposés aux autres formes de victimisation (Van Geel, Vedder et Tanilon, 2014).

Bien que la victimisation par les pairs représente un facteur de risque important dans le développement des comportements suicidaires, le suicide ne résulte pas d’un facteur de risque unique, mais plutôt de l’accumulation de problèmes en interaction les uns avec les autres, d’une vulnérabilité biologique et de la présence de maladies mentales (Turecki et Brent, 2016; Renaud, Berlim, McGirr, Tousignant et Turecki, 2008; Séguin, Renaud, Lesage, Robert et Turecki, 2011). Aussi, la majorité des adolescents victimisés ne pensent pas au suicide ou n’essaient pas de s’enlever la vie. Une question pertinente consiste à chercher à savoir qui sont les jeunes les plus vulnérables aux effets de la victimisation afin d’offrir des interventions mieux ciblées.

Le rôle des psychologues

Vu l’importance de la victimisation pour le risque suicidaire, il est essentiel que le psychologue porte attention à cet aspect dans son évaluation. Les adolescents se montrent eux-mêmes extrêmement réticents à dévoiler à un tiers, surtout leurs parents, le fardeau social qu’ils endurent à l’école. Notre expérience clinique nous indique que les jeunes sont plus enclins à dévoiler leur historique de victimisation aux professionnels qui parviennent à établir avec eux une relation de confiance.

Ainsi, les psychologues ont une opportunité unique de reconnaître les enfants et les adolescents victimisés et de faire ainsi une différence dans leur vie. Comme de nombreux jeunes sont victimisés, les psychologues pourraient évaluer systématiquement les expériences de victimisation, surtout en présence d’idéation suicidaire et de tentative de suicide. Il est pertinent d’interroger les jeunes sur leur expérience, séparément de leur parent, et de couvrir l’historique de victimisation depuis leur entrée à l’école.

Les adolescents, victimisés ou non, qui pensent sérieusement au suicide ou qui ont tenté de s’enlever la vie devraient être rapidement évalués en première ligne et ensuite pris en charge par un professionnel accrédité, selon leurs besoins. Dans une étude cas-témoin sur le suicide au Québec, nous avons constaté que 62 % des personnes décédées pour lesquelles une psychothérapie aurait été indiquée n’en avaient pas reçu (Renaud et coll., 2014).

Bien qu’une large variété d’approches thérapeutiques aient été proposées afin de traiter les adolescents suicidaires, leur efficacité est rarement testée dans des essais cliniques. Jusqu’à récemment, il semble que ce soit l’approche cognitive et comportementale qui donne le meilleur résultat en intervention chez les jeunes dépressifs et suicidaires (MacQueen et coll., 2016).

Les nouvelles approches de type comportemental dialectique ou de nature centrée sur la mentalisation (Ougrin, Tranah, Stahl, Moran et Asarnow, 2015) semblent également prometteuses, surtout lorsqu’elles intègrent la famille. Autant que nous sachions, aucune approche ne considère spécifiquement l’aspect de la victimisation par les pairs, et la réponse des jeunes suicidaires victimes de leurs pairs à la psychothérapie n’est pas connue. En attendant plus d’études cliniques, nous proposons une approche multidisciplinaire, impliquant non seulement le psychologue, mais aussi les parents, les enseignants et la direction de l’école.

En plus de réduire le risque suicidaire et les problèmes de santé mentale associés (par exemple la dépression, les traits de personnalité limite), via des rencontres individuelles et familiales, le psychologue pourrait mettre en place des interventions pour aider les victimes. Il pourrait encourager le jeune à s’affirmer davantage, sans agressivité, et à informer un adulte de confiance de la situation via le coaching et des jeux de rôle. Il pourrait également enseigner des habiletés sociales pour renforcer le sentiment de confiance du jeune et favoriser l’établissement de relations sociales saines (Pepler et Craig, 2014). Le psychologue est bien positionné pour assurer la continuité des interventions auprès de l’école et des parents.

Depuis l’adoption du projet de loi no 56, chaque école québécoise s’est dotée d’un plan de lutte contre l’intimidation et la violence. Le site Web de Prevnet (www.prevnet.ca/fr) présente des stratégies basées sur la science pouvant être mises en place par les psychologues, les intervenants de l’école et les parents pour aider les victimes, mais aussi les agresseurs. Les programmes scolaires de lutte contre l’intimidation fournissent des résultats encourageants avec une diminution de la victimisation (Arseneault, 2017). Or aucune donnée scientifique ne confirme la diminution du risque suicidaire.

Il existe également une application pour téléphone mobile développée par Ouellet-Morin (Ouellet-Morin et Robitaille, 2017) au Centre de recherche de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal. Cette application est conçue pour aider les jeunes victimes à faire cesser l’intimidation (+Fort; www.plusfort.org) et elle semble être associée à une réduction des pensées suicidaires.

En conclusion, l’adolescence est une période cruciale pour la prévention du suicide, et la victimisation ressort comme un facteur de risque important. Le psychologue joue un rôle déterminant auprès des jeunes vulnérables de par ses habiletés à détecter – mais aussi à traiter – les jeunes suicidaires.

* Les auteures remercient Massimiliano Orri, Theodora Mikedis et Isabelle Ouellet-Morin pour leur relecture critique du contenu.

Bibliographie