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Prévenir la dépression au collégial : le programme BLUES

Marie-Claude Rainville, psychologue 
Clinicienne œuvrant auprès des adolescents, elle est professeure de psychologie au cégep régional de Lanaudière à Joliette et doctorante à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses recherches portent sur la transition au cégep.

 

Carole Vezeau
Professeure de psychologie au cégep régional de Lanaudière à Joliette et professeure associée à l’UQAM, ses récents travaux ont porté sur la transition secondaire-collégial ainsi que sur les étudiants de première génération.

 

Jessica Comeau Audigé
Psychoéducatrice et agente de développement à Boscoville, elle participe à la conception et à la mise en œuvre de programmes visant le bien-être psychosocial des jeunes.


 

Frédéric N. Brière
Formé en psychologie à l’Université McGill, l’Université de Montréal et l’Oregon Research Institute et professeur adjoint à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal, ses recherches ont notamment porté sur la dépression chez les adolescents. 

 


Dans le cadre d’un projet de recherche portant sur les facteurs associés à la détresse psychologique des étudiants (Vezeau, Rainville et Gingras, 2019), une enquête menée auprès de 1 791 étudiants au cégep régional de Lanaudière à Joliette a mis en lumière la présence importante des symptômes dépressifs; ainsi, 31 % des filles et 18 % des garçons rapportaient des symptômes dépressifs élevés à l’échelle du CESD (Center for Epidemiological Studies-Depression, Fuhrer et Rouillon, 1989). Les jeunes cégépiens sont à l’âge où émergent souvent les problèmes de santé mentale (CAPRES, 2018), et il s’agit d’une période où leurs capacités d’adaptation sont fortement sollicitées pour accomplir de nombreuses tâches propres à cette étape de la vie (Roberge et Deplanche, 2017). Les symptômes dépressifs (ex., difficultés de concentration, apathie, perte d’intérêt…) ont un impact négatif potentiel sur le fonctionnement scolaire et peuvent conduire à l’abandon des études (Allard, 2016; Fröjd et al., 2008), d’où l’importance pour les établissements d’enseignement de trouver des moyens pour les contrer. Plus une intervention est précoce, meilleures sont les chances de réduire la sévérité des désordres primaires et surtout d’éviter le développement de pathologies secondaires (Kessler et al., 2007). 

Le programme BLUES
Le programme BLUES est une intervention de groupe qui vise la prévention et la réduction des symptômes dépressifs. Il a été élaboré et testé aux États-Unis avec des jeunes de 13 à 19 ans (Brière et al., 2015) et a fait l’objet d’une évaluation dans trois écoles secondaires québécoises. Sur les plans tant quantitatif que qualitatif, les résultats montrent une réduction des symptômes dépressifs chez les participants à court et à moyen terme (suivis de six mois) [Brière et al., 2019]. En outre, les effets sont plus importants chez les participants les plus âgés, ce qui correspond grosso modo à l’âge d’un grand nombre d’étudiants de cégep (18-19 ans) (Stice et al., 2009).  

L’implantation de BLUES au Québec a pu voir le jour grâce à un partenariat établi entre l’Université de Montréal, l’équipe RENARD , la Commission scolaire de la Pointe-de-l’Île et Boscoville. BLUES cible l’apprentissage et l’application de techniques cognitivo-comportementales liées à deux thèmes : 1) Changer mes pensées, qui consiste en l’identification, le questionnement et la modification des pensées négatives (restructuration cognitive); et 2) Changer mes actions, qui vise l’augmentation de l’engagement dans des activités plaisantes (activation comportementale) et l’amélioration des habiletés d’ajustement comportementales. Ainsi, BLUES s’inscrit comme une intervention qui vise l’enseignement de connaissances sur les émotions et les pensées auprès de jeunes qui ont été ciblés. Dans le cadre de notre recherche, l’animation a été assurée par une intervenante qui possède une expertise dans les interventions de groupe et qui n’agissait pas comme psychothérapeute. Celle-ci travaillait de concert avec les intervenants psychosociaux du cégep et, au besoin, pouvait référer les participants pour un suivi individualisé ou une psychothérapie.

Implantation de BLUES dans un cégep
Dans le cadre d’un projet PAREA  visant l’implantation et l’évaluation de l’efficacité du programme, BLUES a été offert au cégep de Lanaudière lors de trois sessions consécutives. Comme il ciblait les étudiants qui présentent déjà des symptômes dépressifs, ceux-ci devaient d’abord remplir un questionnaire (CESD) mesurant la sévérité de leurs symptômes dépressifs. Ceux présentant des symptômes élevés (score supérieur à 23) ont été invités à participer à un bref entretien visant à fournir des détails supplémentaires sur le projet. Ils étaient informés qu’ils seraient assignés de façon aléatoire au groupe « ateliers » (groupe expérimental) ou au groupe « documentation » (groupe contrôle). 

La participation aux ateliers impliquait six rencontres hebdomadaires d’une durée d’une heure chacune. Les ateliers étaient offerts à des groupes de quatre à huit étudiants de même sexe. Les ateliers ont tous été animés par la même intervenante. En plus de la participation aux six ateliers, le programme impliquait des exercices quotidiens à faire à la maison (fortement encouragés, mais non obligatoires) afin d’appliquer à des expériences réelles de la vie quotidienne les techniques apprises. Ces exercices ont été effectués en ligne sur la plateforme BLUES WEB, une application interactive. Parmi les exercices proposés, les participants étaient amenés à identifier un événement déclencheur survenu dans la journée, ainsi qu’une pensée négative et une contre-pensée positive. Un retour sur les exercices en ligne avait lieu ensuite en groupe.

L’évaluation de BLUES 
L’évaluation des effets de la participation au programme BLUES a été effectuée selon un devis expérimental – de type essai contrôlé randomisé (ECR) – à deux groupes (expérimental et contrôle) et à trois mesures répétées (prétest, posttest, suivi de six mois). Près d’une soixantaine d’étudiants ont participé et un peu plus de la moitié ont assisté aux ateliers. Des données quantitatives et qualitatives ont été recueillies auprès des participants et de l’intervenante. Les participants ont passé à trois reprises (prétest, posttest et suivi de six mois) une entrevue semi-dirigée où la sous-échelle « dépression » du Structured Clinical Interview for DSM Disorder (SCID, First et al., 2002) a été administrée et ils ont répondu à des questionnaires de recherche (bien-être psychologique et qualité de l’adaptation) aux deux premiers temps de mesure. Les entrevues ont été effectuées soit par une des deux assistantes de recherche, soit par une des chercheuses de l’équipe membre de l’Ordre des psychologues du Québec. Les assistantes sont deux étudiantes au doctorat en psychologie spécialement formées pour réaliser l’entretien diagnostique SCID-II, dont l’une était déjà membre de l’Ordre des psychologues du Québec. Dans tous les cas, la personne qui administrait le SCID ignorait la condition expérimentale à laquelle était associé le participant. Finalement, les participants aux ateliers ont répondu lors du posttest à un questionnaire évaluant 1) leur intérêt pour les ateliers BLUES; et 2) la qualité de l’animation.

Les principaux résultats de l’évaluation 
De façon générale, la participation aux ateliers a été excellente : le taux de présence a été de 85 %, et la possibilité de faire une reprise pendant la semaine en cas d’absence à un atelier l’a fait grimper à 95 %. À terme, seulement deux participants n’ont pas terminé le programme. Les participants ont aussi rapporté un taux de satisfaction élevé quant au contenu des ateliers et de l’animation. Ils ont surtout utilisé l’application dans les deux premières semaines pour réaliser les exercices. Par la suite, ils ont dit faire les exercices quotidiennement, mais sans le support de l’application. 

Quant aux effets du programme BLUES sur les symptômes dépressifs, les résultats ont confirmé une diminution des symptômes chez les étudiants ayant participé aux ateliers, mais seulement au suivi à six mois. Plusieurs dimensions liées à l’adaptation sociale se sont aussi significativement améliorées (ex., estime de soi, sentiment d’appartenance et anxiété d’évaluation). Sur le plan qualitatif, les participants ont aussi dit, à la suite des ateliers, cultiver moins de pensées négatives envers eux-mêmes, mieux connaître les stratégies pour affronter le stress et être en mesure de les appliquer assez facilement .

Conclusion
La contribution des symptômes dépressifs dans la détresse psychologique des étudiants du cégep a motivé l’implantation d’un programme d’intervention spécifique. Le passage vers l’âge adulte est une étape délicate, et le contexte scolaire devient à la fois un facteur de risque et un facteur de protection. BLUES a pu contribuer à la diminution des symptômes dépressifs six mois après la fin du suivi. Il est possible de penser que ce programme permet d’interrompre l’engrenage vers la détresse psychologique au profit d’une utilisation de stratégies plus efficaces (ex., contre-pensées positives, mise en action dans des activités agréables, etc.) amenant le jeune adulte à améliorer son état de façon durable et continue. Il est aussi possible d’avancer que l’effet de groupe contribue à l’efficacité du programme. En effet, les ateliers permettent de rencontrer d’autres étudiants et de partager leurs préoccupations, mais aussi leurs désirs et leurs intérêts. Soulignons l’adaptabilité du programme à la réalité du cégep (sessions de 15 semaines et horaires atypiques) et son accessibilité, ainsi que la souplesse dans son application qui ont certes contribué à l’adhésion des étudiants et à l’efficacité du programme. 

Il n’en demeure pas moins que plusieurs questionnements subsistent quant aux mécanismes d’action du programme. D’autres études sont requises afin de mieux comprendre les interactions avec diverses variables potentielles dont le contact avec autrui, le sentiment d’appartenance, etc. 

Malgré les défis inhérents à l’implantation d’un programme d’intervention, BLUES s’est très bien intégré dans le cégep : après les trois sessions dans le contexte de la recherche, le programme se poursuit et est maintenant géré complètement par les intervenants du Service de la vie étudiante et fait donc partie intégrante de l’offre de services. 
 


Monsieur Brière est décédé en juin 2020. Nous offrons toutes nos sympathies à sa famille et à ses proches et dédions cet article à la mémoire de sa contribution à la recherche québécoise par sa rigueur et son humanité.

 

 

Notes

1. RENARD (Recherche sur les effets non académiques de la recherche et ses déterminants) est un regroupement transdisciplinaire québécois consacré à la recherche sur le transfert de connaissances dans le domaine des interventions sociales.
2. Programme d’aide à la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage.
3. Des personnes intéressées par les résultats de l’évaluation du programme sont invitées à consulter le rapport PAREA disponible à l’adresse suivante : https://eduq.info/xmlui/handle/11515/37737.

Références

Allard, F. (2016). Associations entre la dépression et le décrochage scolaire en fonction du sexe : une étude longitudinale [mémoire de maîtrise inédit]. Université de Montréal.

Brière, F. N., Reigner, A., Yale-Soulière, G. et Turgeon, L. (2019). Effectiveness trial of brief indicated cognitive-behavioral group depression prevention in French-Canadian secondary schools. School Mental Health, 1-13.

CAPRES. (2018). Santé mentale des étudiants collégiaux et universitaires. http://www.capres.ca/dossiers/sante-mentale-etudiants-collegiaux-universitaires/

First, M. B., Spitzer, R. L., Gibbon, M. et Williams, J. B. W. (2002). Structured clinical interview for DSM-IV-TR axis I disorders, research version, patient edition. (SCID-I/P). Biometrics Research, New York State Psychiatric Institute. 

Fröjd, S. A., Nissinen, E. S., Pelkonen, M. U. I., Marttunen, M. J., Koivisto, A.-M. et Kaltiala-Heino, R. (2008). Depression and school performance in middle adolescent boys and girls. Journal of Adolescence, 31(4), 485‑498. https://doi.org/10.1016/j.adolescence.2007.08.006

Fuhrer, R. et Rouillon, F. (1989). La version française de l’échelle CES-D (Center for Epidemiologic Studies-Depression Scale). Description et traduction de l’échelle d’autoévaluation. European Psychiatry, 4(3), 163-166.

Hetrick, S. E., Cox, G. R., Witt, K. G., Bir, J. J. et Merry, S. N. (2016). Cognitive behavioural therapy (CBT), third-wave CBT and interpersonal therapy (IPT) based interventions for preventing depression in children and adolescents. Cochrane Database of Systematic Reviews, (8), CD003380. https://doi.org//10.1002/14651858.CD003380.pub4

Kessler, R. C., Angermeyer, M., Anthony, J. C., De Graaf, R., Demyttenaere, K., Gasquet, I., De Girolamo, G., Gluzman, S., Gureje, O., Haro, J. M., Kawakami, N., Karam, A., Levinson, D., Medina Mora, M. E., Oakley Browne, M. A., Posada-Villa, J., Stein, D. J., Adley Tsang, C. H., Aguilar-Gaxiola, S., Alonso, J., … Üstün, T. B. (2007). Lifetime prevalence and age-of-onset distributions of mental disorders in the World Health Organization’s World Mental Health Survey Initiative. World Psychiatry: official journal of the World Psychiatric Association (WPA), 6(3), 168-176.

Lobbestael, J., Leurgans, M. et Arntz, A. (2011). Inter-rater reliability of the Structured Clinical Interview for DSM-IV Axis I Disorders (SCID I) and Axis II Disorders (SCID II). Clinical Psychological & Psychotherapy, 18(1), 75-79. https://doi.org/10.1002/cpp.693

Roberge, M. C. et Deplanche, F. (2017). Synthèse des connaissances sur les champs d’action pertinents en promotion de la santé mentale chez les jeunes adultes. Institut national de santé publique. https://www.inspq.qc.ca/publications/2283

Stice, E., Shaw, H., Bohon, C., Marti, C. N. et Rohde, P. (2009). A meta-analytic review of depression prevention programs for children and adolescents: Factors that predict magnitude of intervention effects. Journal of Consulting and Clinical Psychology, 77(3), 486‑503. https://doi.org/10.1037/a0015168

Vezeau, C., Rainville, M.-C. et Gingras, H. (2019). Facteurs associés à la détresse psychologique des étudiants : mieux comprendre pour mieux intervenir [rapport de recherche PAREA 2016-006]. Cégep régional de Lanaudière à Joliette.