Transitions familiales et coparentalité
Dr Richard Cloutier, psychologue
Le Dr Cloutier a été professeur émérite associé à l'École de psychologie et au Centre de recherche sur les jeunes et les familles à risque (JEFAR) de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval.
Séparation, recomposition, changement de formule de garde, naissance d’un enfant du nouveau couple, nouvelle séparation… autant de transitions familiales dont la prévalence met en échec les repères normatifs traditionnels sur le portrait type de la famille. Plus d’un enfant sur trois ne vit plus avec ses deux parents biologiques. Pourtant, tous les enfants ont besoin de liens d’attachement sécurisés avec des figures parentales présentes, chaleureuses et solides, capables de leur assurer un soutien familial à la hauteur des défis que pose leur développement personnel. La famille a changé, mais au-delà de ses réorganisations, elle a conservé toutes ses fonctions psychologiques et sociales : elle constitue, et de loin, le milieu de vie le plus important, tant pour les jeunes que pour leurs parents. Comment protéger la capacité familiale alors que les transitions, avec les tensions, les conflits et les deuils qu’elles transportent, viennent gruger les ressources? Ce bref texte présente la coparentalité, c’est-à-dire le maintien de la contribution de tous les parents, comme un levier puissant de protection des ressources familiales, pour les enfants et pour les parents.
La séparation n’est pas un événement isolé mais le début d’une nouvelle trajectoire
Lorsque l’enfant apprend que ses parents vont se séparer, ce n’est pas un événement isolé qu’il s’apprête à vivre, mais une réorientation de l’ensemble de la trajectoire de sa famille1. Sauf exception, la séparation des parents provoquera une crise dans le fonctionnement de la cellule familiale. Les liens et les rôles seront sérieusement remis en question. Des décisions importantes devront être prises, parfois trop rapidement, et la compréhension de ce qui arrive sera souvent imparfaite, notamment chez les enfants, dont les réactions émotionnelles pourront exacerber les tensions familiales. Insécurité, colère, peur, sentiment d’impuissance, anxiété face à l’inconnu se manifesteront à des degrés divers chez les membres et interagiront avec les caractéristiques personnelles de chacun pour générer une dynamique unique dans le changement. Il n’y a pas deux familles qui traversent la crise de la même manière, mais la plupart en sortiront dans une fenêtre temporelle de deux à cinq ans. Chaque séparation est unique et c’est ce qui fait que les recettes toutes faites pour aider la famille en transition ont peu de chances de bien répondre aux besoins spécifiques. C’est pourquoi le « sur mesure » s’impose dans l’intervention de soutien. Chaque cas est unique, pourtant il y a des paramètres qui s’appliquent à toutes les séparations familiales :
- la fin de la relation conjugale n’est pas celle de la relation parentale;
- la famille va changer avec le temps;
- les transitions comportent des risques qu’il faut gérer à temps et avec compétence, notamment pour les enfants2.
Ce sont les parents qui se séparent, et non les enfants
La fin de la relation conjugale n’est pas celle de la relation parentale. Les professionnels qui interviennent auprès des familles en transition savent qu’il est très important de départager, d’entrée de jeu, la relation conjugale qui se termine et la relation parentale qui, elle, pourra se poursuivre parce qu’« on est parent pour la vie ». Dans le contexte des tensions de la réorganisation, avec les conflits et les désirs de vengeance face à l’ex-conjoint, les enfants représentent un enjeu extrêmement important. Ils sont souvent les personnes auxquelles les parents sont les plus attachés, et la tendance à les assimiler à leur propre futur peut être forte; cela peut aller jusqu’à l’aliénation parentale. L’utilisation des enfants pour punir l’autre parent en le privant de ses objets d’amour et de sa parentalité induit une dynamique extrêmement corrosive et il faut dissiper la confusion entre le « conjugal » et le « parental » le plus tôt possible dans le processus. Les parents doivent comprendre que l’intérêt de leur enfant n’est pas assimilable à leur propre intérêt.
Les besoins comme les trajectoires des acteurs doivent être distingués lors de la séparation et l’intérêt de l’enfant, dont tous se réclament, ne commande en rien la coupure avec l’un de ses parents. Pour bien se développer, les enfants ont besoin de tout le soutien dont ces derniers sont capables.
La situation familiale va changer, c’est certain
Comme dans toutes les familles, les besoins des enfants et des parents séparés évolueront avec le temps, de sorte que les arrangements familiaux adoptés, souvent à l’improviste, au moment de la séparation des parents devront nécessairement être ajustés aux nouvelles réalités. Par exemple, une nouvelle union conjugale pourra survenir qui provoquera une recomposition de la famille3. Les liens et les rôles familiaux seront alors reconfigurés en fonction des nouveaux membres, avec de bons défis d’ajustement pour tous. Or, ces deuxièmes unions étant plus fragiles que les premières, la probabilité qu’une nouvelle séparation y survienne est plus forte qu’elle ne l’était au moment de la première union. Au Canada, les enfants nés de parents recomposés vivraient trois fois plus de séparations parentales avant l’âge de 10 ans comparativement à leurs pairs nés dans une famille intacte4. À la séparation des parents, ou à leur recomposition, peuvent s’ajouter des changements de formule de garde comme le passage d’une garde partagée à une garde exclusive, ou l’inverse. Les besoins d’un enfant de huit ans seront très différents dans cinq ans, lorsqu’il franchira le seuil de l’adolescence. Pour s’adapter à ces changements naturels, les ex-conjoints, encore parents, doivent pouvoir communiquer entre eux pour convenir des ajustements requis dans leurs arrangements familiaux5.
Les transitions familiales comportent des risques
Les réorganisations provoquées par une séparation ou une recomposition résultent de choix parentaux posés dans l’espoir d’un mieux-être, mais elles représentent néanmoins un potentiel réel d’appauvrissement de la cellule familiale dans ses fonctions auprès des membres; elles ont un coût. Un coût matériel, un coût psychologique et un coût social. Au plan matériel, les relocalisations coûtent cher, les services juridiques aussi. Il n’y a pas de nouvelles entrées d’argent mais plusieurs nouvelles dépenses. Soit, il faut distinguer ici la séparation de la recomposition familiale, où le nouveau parent peut apporter des ressources matérielles supplémentaires, mais la complexification des arrangements familiaux en famille recomposée s’accompagne souvent de coûts humains et matériels substantiels6. Au moment de la réorganisation, les membres de la famille connaîtront probablement des tensions, des craintes, des remises en question relationnelles et des besoins non comblés; leur capacité fonctionnelle au travail ou à l’école pourra en être affectée. Lors de ces épreuves, ceux et celles qui ont moins de réserves personnelles seront plus à risque de réactions inadaptées, elles-mêmes porteuses de tensions interpersonnelles. Sur le plan social, la transition peut menacer toute une partie du réseau de soutien : éloignement de la famille élargie du parent non gardien, réseau d’amis tronqué par la relocalisation, etc.7. Ce cumul des transitions dans la trajectoire familiale met à risque la stabilité émotionnelle et l’adaptation fonctionnelle des membres, parents comme enfants8.
Dans ce contexte, la protection des acquis et l’élimination des pertes deviennent alors hautement stratégiques pour la capacité familiale. Nul besoin de mentionner ici que les conflits conjugaux, très coûteux, peuvent être extrêmement dommageables sur le plan des ressources matérielles, des liens d’attachement et de l’adaptation fonctionnelle des membres. Au contraire, la préservation des contributions matérielles, psychologiques et sociales de chaque parent peut faire toute la différence dans la réussite des transitions9. C’est là où la coparentalité peut avoir un effet salutaire.
La coparentalité, sans miracle
La coparentalité, c’est la coopération des parents dans l’actualisation de leurs rôles parentaux respectifs auprès de leur enfant commun10. Elle implique la capacité d’entretenir une relation fonctionnelle avec l’autre parent : partage des responsabilités, synchronisation des rôles, consultations appropriées lors des prises de décisions éducatives, respect des ententes, acceptation des différences dans le style de vie… Voilà autant de « défis coparentaux » pas toujours faciles à relever en tandem avec une personne avec laquelle les contentieux ne sont pas tous éteints.
En fait, la coparentalité est un phénomène relatif : elle présente des variantes dans son intensité et ses formes d’engagement, de même que dans la qualité de la synchronisation mutuelle11. La coparentalité n’a pas à être parfaite pour être utile, et il faut s’attendre à ce qu’elle évolue avec le temps12. Elle n’implique pas nécessairement un partage « moitié-moitié » des dépenses ou de la garde physique des enfants. Toutes sortes de formules de contribution existent et elles peuvent être utiles au soutien de l’enfant. Dans tous les cas, cependant, la coparentalité implique le respect de la valeur de la contribution de l’autre parent, même quand on estime que celle-ci pourrait être plus grande. Sur la base des interactions de communication, de coordination des rôles et des conflits, Beckmeyer, Coleman et Ganong (2014) définissent trois patrons d’engagement coparental après une séparation :
- a) « coopératif et impliqué » (30 % de leur échantillon);
- b) « modérément engagé » (45 % des cas, caractérisés par un niveau modéré de communication, de coordination et de conflit);
- c) « peu fréquent et conflictuel » (24 % des cas, qui se distinguent par des interactions peu fréquentes et souvent conflictuelles entre les parents)13.
Cette répartition va dans le même sens que celle observée par d’autres études et démontre qu’une majorité de parents arrivent à un niveau fonctionnel de coparentalité, comme reflété par les deux premières catégories réunies ensemble.
Globalement, la recherche associe la coparentalité à un meilleur ajustement des enfants même si les corrélations observées ne sont pas toujours très fortes, ce qui pousse certains chercheurs à affirmer que c’est davantage la relation parentale que coparentale qui influence l’ajustement des jeunes dans une famille en transition14. D’autre part, la coparentalité n’est pas synonyme d’absence de tensions entre les parents ni d’absence de problèmes chez les enfants à la suite des transitions, mais elle permet à l’enfant de bénéficier de la contribution de ses deux parents qui, du coup, conservent leur rôle parental, un élément important de leur bien-être personnel15. Par conséquent, dans les cas où c’est possible, l’intervention professionnelle aura avantage à favoriser, chez le parent-client, une juste compréhension de la valeur des contributions des autres parents, si petites soient-elles.
Références
- La notion de famille renvoie ici à une cellule sociale comprenant au moins une relation parent-enfant. Dans cette perspective, un couple sans enfant n’est pas une famille (même s’il peut en devenir une) tandis qu’une adolescente de 17 ans et son enfant de 6 mois constituent une famille.
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