Trouble de la personnalité, conflits amoureux et crise suicidaire : construits fondamentaux et intervention de groupe novatrice
Dre Claudia Savard, psychologue
Professeure agrégée à l’Université Laval et membre du Centre de recherche et d’intervention sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles (CRIPCAS) et du Centre de recherche CERVO. Ses projets de recherche portent sur les impacts des traits de personnalité indésirables et des troubles de la personnalité dans la sphère conjugale et en psychothérapie.
Dre Sarah Paquin, psychologue
La Dre Paquin oeuvre pour le Service de consultation de l’École de psychologie de l’Université Laval.
Dre Johanne Maranda, psychologue
La Dre Maranda oeuvre à Institut universitaire en santé mentale de Québec (CIUSSS de la Capitale-Nationale). Elle est également professeur à l'Université Laval.
En collaboration avec :
Renée-Claude Dompierre, psychologue, Maryline Germain-Bédard, doctorante en psychologie, Université Laval et Dr Stéphane Sabourin, psychologue.
Nous tenons également à remercier toute l’équipe de l’hôpital de jour du Centre de traitement Le Faubourg Saint-Jean ainsi que la Dre Christine Dubé, psychologue, et Dre Andrée-Ann Shaw-Cloutier, psychologue.
Plusieurs études ont permis d’établir un lien étroit entre la présence d’un trouble de la personnalité (TP) et des difficultés conjugales sévères (Whisman, Beach et Snyder, 2008; Whisman et Schonbrun, 2009). De par leur nature et les manifestations y étant associées, les TP prédisposent les individus qui en souffrent à vivre des conflits conjugaux majeurs, un divorce ou des ruptures conflictuelles à répétition, de la violence conjugale mineure ou sévère et des conduites sexuelles extraconjugales (Bouchard, Sabourin, Lussier et Villeneuve, 2009; South, Turkheimer et Oltmanns, 2008; Stroud, Durbin, Saigal et Knobloch-Fedders, 2010).
En revanche, les relations amoureuses difficiles constituent aussi un contexte propice à l’exacerbation, voire à l’éclosion des manifestations les plus graves d’une pathologie de la personnalité : instabilité émotionnelle et irritabilité, impulsivité et comportements dommageables, envie et mépris à l’égard du partenaire, en plus de la présence d’efforts effrénés pour éviter le rejet, l’abandon et l’humiliation.
S’appuyant à la fois sur les données probantes qui soutiennent l’efficacité de l’intervention de crise et sur les traitements basés sur des données probantes auprès des personnes atteintes d’un TP et en psychologie du couple, cet article présente les construits théoriques fondamentaux qui ont servi à développer un programme d’intervention de groupe novateur destiné à une clientèle souffrant de TP qui consulte en contexte de crise et de conflits conjugaux. Le programme d’intervention ainsi que les données préliminaires à propos de son efficacité seront ensuite brièvement présentés.
Instabilité émotionnelle et irritabilité
Les perturbations affectives typiques des TP, décrites autant dans les modèles catégoriels (ex. : le DSM-5; APA, 2013) que dans les modèles dimensionnels (ex. : Big Five; Lynam, 2012), rendent les individus qui en souffrent plus à risque de vivre des épisodes de crise aigus ou chroniques, y compris au sein de leur couple. D’ailleurs, l’instabilité émotionnelle (i.e. le névrosisme) constitue le trait de personnalité le plus étudié et le plus fortement associé à l’insatisfaction conjugale et au risque de dissolution des unions (Bouchard et coll., sous presse; Daspe, Sabourin, Péloquin, Lussier et Wright, 2013; Karney, 2015).
La labilité et l’intensité émotionnelle, mais surtout l’incapacité à gérer adéquatement les émotions douloureuses, agissent comme de puissants catalyseurs des conflits conjugaux. Chaque frustration, commentaire négatif ou signe d’incompréhension peut être vécu de façon intense et ainsi prendre des proportions démesurées, surtout si les deux partenaires présentent une forte instabilité émotionnelle.
Attachement
La régulation émotionnelle est d’ailleurs associée à des représentations d’attachement empreintes d’insécurité (Mikulincer et Shaver, 2016). La notion d’attachement amoureux a été introduite par Hazan et Shaver (1987), qui soutiennent que le lien d’attachement développé entre l’enfant et ses figures parentales se transpose, à l’âge adulte, au partenaire amoureux. Les représentations d’attachement chez l’adulte sont généralement conceptualisées selon deux dimensions, et c’est le positionnement d’un individu sur ces deux continuums qui définit le caractère sécurisant ou insécurisant de son style d’attachement (Brennan, Clark, et Shaver, 1998).
La première dimension réfère à l’anxiété d’abandon, qui correspond à la crainte d’être rejeté et qui s’accompagne d’hypervigilance aux signes d’indisponibilité du partenaire. La seconde dimension, l’évitement de l’intimité, traduit plutôt un désir excessif et compulsif d’indépendance vis-à-vis de la figure d’attachement et un inconfort avec l’intimité. Les difficultés d’attachement, particulièrement l’anxiété vis-à-vis de l’abandon, sont observées chez les individus présentant un trouble de la personnalité (ex. : Levy, Johnson, Clouthier, Scala et Temes, 2015). La peur réelle ou imaginée d’être abandonné, rejeté ou humilié peut à elle seule provoquer une tempête affective qui se manifestera par un ensemble de comportements nuisibles à une relation conjugale satisfaisante.
Impulsivité, comportements dommageables et violence conjugale
Les nombreux comportements dommageables observés chez les personnes souffrant de TP (gestes suicidaires, hétéro-agressifs, automutilatoires, comportements sexuels à risque ou compulsifs, harcèlement, etc.) pourraient représenter des efforts frénétiques pour éviter la dépendance, l’abandon ou le rejet de la part du partenaire. Ils représentent aussi un mode inadéquat d’expression de la colère éprouvée puis réprimée envers le partenaire, et peuvent avoir pour fonction de combattre un profond sentiment d’impuissance ou de calmer une détresse émotionnelle envahissante (Mayseless, 1991; Stets et Pirog-Good, 1990).
D’ailleurs, les comportements de harcèlement relationnel obsessif1, de violence psychologique et physique et de coercition sexuelle sont des indicateurs robustes d’un style d’attachement insécurisant et de traits de personnalité limite, antisociale ou psychopathique (Dutton, Winstead et Mongeau, 2006; Holtzworth-Munroe et Stuart, 1994; Tassy et Winstead, 2014).
Épisode de crise
Une succession de conflits conjugaux ou la présence d’un cycle accéléré de ruptures amoureuses et de réconciliations s’accompagnent généralement de réactions émotives et comportementales explosives chez l’un des partenaires (Halpern-Meekin, Manning, Giordano et Longmore, 2013; Snir, Rafaeli, Gadassi, Berenson et Downey, 2015). De tels phénomènes peuvent constituer des événements déclencheurs d’un épisode de crise2 et amener les personnes souffrant d’un TP à avoir recours à des services spécialisés visant à résoudre la crise et à réduire les symptômes de détresse et d’impulsivité. Bien qu’efficaces, ces services n’abordent cependant pas directement les enjeux liés aux dynamiques conjugales.
Thérapie de groupe destinée aux adultes vivant une crise dans un contexte amoureux
Après avoir observé une hausse importante du nombre de personnes en épisode de crise lié à des problèmes conjugaux qui consultent à l’hôpital de jour, les professionnels du Centre de traitement Le Faubourg Saint-Jean de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec ont porté une attention particulière aux enjeux de la vie conjugale chez cette clientèle. En combinant leur expertise en matière d’intervention de crise et de traitements s’appuyant sur des données probantes auprès des TP à celle des spécialistes en psychologie clinique du couple de l’École de psychologie de l’Université Laval, ils ont développé un programme d’intervention de groupe novateur de huit semaines qui vise une clientèle souffrant de TP et vivant une situation de crise associée à des conflits conjugaux.
Ce programme adopte une approche hybride qui allie les perspectives psychodynamique-interpersonnelle (Yalom et Leszcz, 2005) et psychoéducative (inspirée de l’approche dialectique-comportementale; Linehan, 1993). Les rencontres de groupe, animées par deux psychologues, permettent à un maximum de 10 participants (hommes et femmes) de discuter librement de leurs difficultés relativement aux thèmes abordés, en plus d’acquérir des notions théoriques et des moyens concrets qui favorisent une approche plus adaptative de leur vie émotionnelle et relationnelle.
Sept thèmes principaux sont couverts : rupture amoureuse et épisode de crise, gestion des émotions, personnalité et attachement, comportements dommageables et impulsivité, harcèlement relationnel et violence conjugale, engagement et infidélité, communication et patrons d’interaction. Chacun des thèmes est abordé via un module psychoéducatif qui sert de point de départ aux discussions. La dernière séance de groupe permet aux participants de procéder à un bilan de leur expérience et à une synthèse des connaissances acquises.
Chaque participant est vu individuellement avant le début des rencontres de groupe afin que son admissibilité au programme soit évaluée3 et pour déterminer les besoins et les objectifs personnels qui seront à travailler en cours de suivi. Le participant remplit également une batterie de questionnaires portant sur la personnalité, l’attachement, la détresse conjugale et la violence vis-à-vis du partenaire amoureux. Enfin, une rencontre individuelle de fin de suivi est proposée pour discuter de l’atteinte des objectifs personnels et pour orienter la suite de la démarche du participant.
Les résultats préliminaires montrent que les participants qui ont bénéficié du nouveau programme d’intervention rapportent une meilleure satisfaction conjugale en fin de suivi ainsi qu’un meilleur mode de communication avec leur partenaire que les participants du groupe qui a reçu les services standards de l’hôpital de jour. De plus, les participants rapportent une amélioration marquée des symptômes de détresse et des difficultés interpersonnelles. Par ailleurs, étant donné la taille relativement limitée de l’échantillon, ces résultats doivent être interprétés avec prudence.
Bien que l’analyse empirique de l’efficacité de ce programme d’intervention soit encore préliminaire, les données disponibles laissent présager un avenir prometteur à ce service bref visant à limiter la chronicisation de patrons d’interaction problématiques chez les personnes qui souffrent de TP et qui sont aux prises avec des problèmes conjugaux.
Références et bibliographie
Références
- Ensemble de comportements répétitifs, intrusifs, non désirés et non sollicités, envers un(e) partenaire ou ex-partenaire dans le but de développer, de maintenir ou de renouer une relation intime, ou encore dans le but de manifester sa détresse, sa colère ou son désir de vengeance en réaction à un rejet ou à un refus (Spitzberg et Cupach, 2014).
- Période de déséquilibre psychologique caractérisée par de l’anxiété et de la souffrance émotionnelle, durant laquelle l’individu se sent incapable de régler le problème par des stratégies d’adaptation habituelles, sent que sa capacité à fonctionner est compromise, vit une baisse de motivation et s’engage dans une recherche d’aide (Aguilera et Messick 1976; Roberts, 2005; Sansone, 2004).
- Les critères d’admissibilité sont : 1) Être âgé de plus de 18 ans; 2) avoir consulté pour un épisode de crise dans la dernière année; 3) vivre des conflits conjugaux ou avoir vécu une rupture amoureuse dans la dernière année; 4) reconnaître une part de responsabilité dans ses difficultés; et 5) être en mesure de participer à un suivi externe sans surveillance continue.
Bibliographie
- Aguilera, D. C. et Messick, J. M. (1976). Intervention en situation de crise. Toronto: The CV Mosby Co.
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- Bouchard, S., Savard, C., Daspe, M.-È., Verreault, M., Blais-Bergeron, M.-H. et Sabourin, S. (sous presse). Personnalité et relations de couple. Dans C. Bélanger, Y. Lussier et S. Sabourin (dir.), Les fondements de la psychologie du couple. Montréal : Les Presses de l’Université du Québec.
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- Yalom, I. D. et Leszcz, M. (2005). The theory and practice of group psychotherapy (5e éd.). New York: Basic Books.