« Pourquoi est-ce que je me sens seul(e)? » : le fréquent sentiment de solitude des enfants à haut potentiel intellectuel
Dre Anne Brault-Labbé, psychologue
La Dre Brault-Labbé est professeure titulaire au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke. Directrice du Laboratoire de recherche en psychologie existentielle, elle s’intéresse à la douance dans le cadre de projets qui ciblent notamment la créativité et l’adaptation aux adversités de l’existence humaine.
Dr Philippe Longpré, psychologue
Le Dr Longpré est professeur agrégé et directeur du Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke. Il se spécialise dans les domaines de la psychométrie et de l’évaluation des compétences, mais il s’intéresse aussi à d’autres sujets, dont la douance.
Isabelle Lessard, B. A.
Détentrice d’un baccalauréat multidisciplinaire, Mme Lessard est actuellement étudiante au doctorat en psychologie à l’Université de Sherbrooke. Elle s’est intéressée à la douance à travers sa participation à de multiples projets de recherche au sein de son département.
“The more intelligent a person is, regardless of age, the less often can he find a truly congenial companion.” (Hollingworth, 1942, p. 253)
Leta Hollingworth fut l’une des premières à porter son attention sur les particularités émotionnelles et sociales des enfants à très haut potentiel intellectuel. Elle se montrait notamment préoccupée par le sentiment de solitude et l’isolement qu’elle observait chez ces enfants. Plus récemment, un certain nombre de cliniciens et chercheurs se sont également appliqués à décrire et à comprendre ce phénomène de la solitude chez les enfants à haut potentiel (HP).
Cet article propose de décrire plus particulièrement trois solitudes avec lesquelles l’enfant HP peut se trouver aux prises très tôt dans sa vie, leurs causes possibles et certaines caractéristiques personnelles qui peuvent y être associées. L’objectif est de sensibiliser à certains aspects psychoaffectifs de la douance les personnes appelées à accompagner l’enfant HP, mais également la population générale, afin d’évoluer vers une augmentation des ressources accessibles pour ces enfants au Québec et vers une diminution de certains tabous ou malaises susceptibles de nourrir une telle solitude lorsqu’elle existe.
Prélude à la solitude : la différence
Pour comprendre la solitude des enfants HP, il importe de considérer ce qui les différencie de leurs pairs et qui est susceptible de les marginaliser. En effet, les enfants HP ressemblent à toute personne porteuse de caractéristiques qui la distinguent fortement de la majorité qui l’entoure (Webb, 2016). À cet égard, certains auteurs soulignent les particularités de leur fonctionnement intellectuel, qui se distingue non seulement quantitativement, mais également qualitativement, notamment par une pensée en arborescence, un raisonnement atypique, des capacités métacognitives précoces ainsi qu’une curiosité et une imagination les poussant vers des intérêts peu communs à leur âge (Siaud-Facchin, 2012; Silverman, 1998; Webb, 2009). D’autres évoquent une possible dyssynchronie entre le développement intellectuel et affectif, susceptible de rendre complexe leur rapport à l’environnement, ou encore un vécu émotionnel d’une extrême intensité (Lee, Olszewski-Kubilius et Thomson, 2012; Terrassier, 2009; Daniels et Piechowski, 2009). S’en dégagent trois possibles solitudes : le manque d’appartenance, le sentiment d’être incompris ainsi que la solitude existentielle.
Autopsie de trois solitudes
Le manque d’appartenance
La mère de Sophie s’inquiète de sa fille de 4 ans, qui peine à prendre plaisir aux interactions avec les autres enfants. L’éducatrice de Sophie rapporte que la fillette est « dans sa bulle » et accepte rarement de jouer avec les autres, même lorsqu’ils la sollicitent. Sa mère, bien que préoccupée, n’est pas surprise. Elle se doute que les interactions de sa fille avec les autres enfants seront compliquées depuis longtemps. Lors d’une fête, il y a deux ans, alors que Sophie s’exerçait à faire entrer des formes dans les trous d’une planche de jeu, deux enfants de 5 ans l’ont rejointe pour l’aider, mais l’ont quittée abruptement quand elles ont réalisé que cette petite fille de 2 ans s’amusait surtout à énumérer les formes, incluant le parallélogramme et le pentagone, qu’elles-mêmes ne connaissaient pas. Récemment, la mère de Sophie a dû intervenir dans un conflit à la maison : après avoir accepté un jeu proposé par son amie, Sophie pressait cette dernière d’accepter à son tour de faire avec elle un mot-mystère, ce que son amie refusait avec un air hébété.
Certains enfants HP évoluent très tôt dans leur vie avec un sentiment d’étrangeté vis-à-vis des autres, avec une impression de ne pas avoir de véritable ami et de ne pas se reconnaître dans le rapport à leurs pairs, leurs intérêts et leur niveau de discours ne trouvant pas écho dans ces interactions (Cross et Coleman, 1993; Robert, Kermarrec, Guignard et Tordjman, 2010; Silverman, 1998). Certains s’affichent tels qu’ils sont, parfois maladroitement. Si cela les expose à l’envie, aux moqueries ou au rejet, des conséquences telles que le retrait social et une atteinte à l’estime de soi peuvent en découler (Daniels et Piechowski, 2009; Robert, Kermarrec, Guignard et Tordjman, 2010; Siaud-Facchin, 2012). D’autres sont attirés par des enfants plus âgés, auprès desquels l’acceptation ne va pas toujours de soi : ceux-ci peuvent se sentir infériorisés ou percevoir l’atypicité de l’enfant HP et composer difficilement avec elle (Terrassier, 2009). La conscience de leur différence peut également amener les enfants HP à s’adapter en tentant de se freiner dans leur manière naturelle d’être et de s’exprimer. Le cas échéant, ils sont appelés à réprimer leurs élans et leurs intérêts perçus comme étranges ou décalés par leur entourage (Cross et Coleman, 1993; Silverman, 1998; Terrassier, 2009). Cette stratégie peut faciliter leur intégration et leur adaptation sociale, mais elle se conjugue souvent à une inhibition intellectuelle ainsi qu’à un désinvestissent de leur curiosité et de leur soif d’apprendre.
Ce dilemme souvent inaperçu chez les enfants HP – se conformer ou rester soi-même; sacrifier son authenticité pour mieux appartenir – constitue fréquemment un enjeu central de leur développement psychosocial et identitaire. Cela peut, dans certains cas, générer un état de résignation et de solitude intérieure et, éventuellement, une souffrance psychique importante, voire un état dépressif (Robert, Kermarrec, Guignard et Tordjman, 2010; Siaud-Facchin, 2012; Silverman, 1998).
Le sentiment d’être incompris
Cloé, fillette de 6 ans, connaissait toutes les lettres de l’alphabet à 16 mois et a commencé à lire à l’âge de 3 ans. À 4 ans, elle s’est découvert une passion pour les mathématiques : elle effectuait des opérations mentalement, avec un raisonnement plus complexe que nécessaire selon ses parents, mais qui fonctionnait à tout coup. Depuis que Cloé a commencé l’école, la vie à la maison est devenue très difficile. En plus de constater que Cloé s’ennuie en classe, ses parents sont dépassés par la manière dont elle est profondément affectée par de multiples situations, qu’elle rapporte en détail le soir à la maison et qui font l’objet d’analyses microscopiques et de longues discussions : conflits entre enfants, interventions de l’enseignante qui l’ont troublée, image inquiétante aperçue sur un livre, etc. De plus, Cloé fait des crises inexplicables aux yeux de ses parents. Elles s’amorcent à la suite de frustrations qui leur semblent anodines, culminent avec des tentatives de les frapper et de leur lancer des objets, mais sont aussi accompagnées de hurlements pour qu’ils restent près d’elle. Ils sentent une détresse chez leur fille, mais sont excédés par ses tempêtes émotives.
Bien que les capacités exceptionnelles impressionnent et émerveillent l’entourage des enfants HP, leurs interactions avec les adultes comportent aussi leur lot de complexité. En effet, plusieurs auteurs évoquent une hypersensibilité sensorielle et affective, une intensité et un niveau d’énergie associés à des débordements émotionnels et comportementaux qui dérangent la routine et l’ordre des choses (Daniels et Piechowski, 2009; Siaud-Facchin, 2012; Silverman, 1998). Certains parents, enseignants et intervenants s’en trouvent perplexes, voire dépassés. Parfois, la méconnaissance des enjeux en cause est susceptible d’engendrer des diagnostics erronés et un soutien inadéquat (Silverman, 1998; Webb et coll., 2005).
Cette intensité peut notamment s’expliquer par le fait que les enfants HP sont hautement réceptifs à leur environnement interne et externe (Daniels et Piechowski, 2009). Ils remarquent les moindres nuances et détails des différentes situations et y répondent plus rapidement et intensément que les autres enfants (Shechtman et Silektor, 2012). Cette hypersensibilité les rend plus prompts à vivre des émotions extrêmes, qu’ils ne parviennent pas toujours à comprendre ou à réguler efficacement et qui se manifestent par des comportements explosifs. Certains craignent leurs propres émotions et tentent de s’en couper, ce qui donne lieu à des manifestations ambivalentes et contradictoires, difficiles à comprendre pour les adultes. Subissant critiques et réprimandes pour ce qui est plus fort que lui, l’enfant peut en venir à croire que quelque chose cloche chez lui. Certains tentent de réprimer ou de masquer leur intensité afin d’agir en fonction de ce qui est attendu, stratégie qui peut s’avérer efficace temporairement, mais qui implique, en définitive, la négation de leur identité et de leur potentiel (Daniels et Piechowski, 2009).
Cette intensité peut aussi se manifester sur le plan intellectuel. L’insatiable curiosité de l’enfant HP suscite des questions ou des conversations qui paraissent parfois interminables et incessantes (Robert, Kermarrec, Guignard et Tordjman, 2010). En outre, puisqu’il traite l’information de manière singulière, il est fréquent que des comportements ou des propos déconcertants en découlent. Ses réactions aux consignes ou ses réponses parfois inattendues peuvent être perçues comme de l’insolence, de la paresse ou une provocation délibérée plutôt que d’un mode de pensée différent (Daniels et Piechowski, 2009; Siaud-Facchin, 2004). De plus, le rythme et la forme d’apprentissage proposés à l’école étant fréquemment peu adaptés aux siens, l’ennui qui en découle peut se manifester par des comportements de rêverie, d’agitation ou de désintérêt qui demeurent souvent incompris et perçus négativement (Terrassier, 2009). La colère ou le désarroi suscités chez l’adulte peuvent être difficiles à saisir pour l’enfant qui tend à réagir soit en se justifiant, étant alors perçu comme opposant et argumentatif, soit en se repliant sur lui-même, avec le risque de développer des symptômes anxieux ou dépressifs. Dans ce cycle d’interactions conflictuelles basé sur une incompréhension de la difficulté à la source du problème, l’enfant ne trouve pas réponse à ses besoins particuliers et demeure avec le sentiment d’être incompris dans ce qui lui échappe souvent lui-même (Daniels et Piechowski, 2009; Siaud-Facchin, 2012).
La solitude existentielle
Jonathan, 5 ans, est fasciné par les étoiles, les planètes et tout ce qui concerne l’univers. Il est obsédé par les livres d’astronomie et retient tout ce qu’on lui apprend sur le sujet. Ses parents remarquent par ailleurs qu’il apparaît à la fois fasciné et anxieux par rapport à ce domaine. Récemment, il s’est intéressé au cycle de vie des étoiles. Apprenant que le Soleil « mourrait » un jour, il s’est mis à questionner frénétiquement sa mère avant de s’endormir le soir, réfléchissant aux questions qui le préoccupent sur la mort, en s’appuyant sur ses connaissances de l’astronomie : « Est-ce qu’on est certain que le Soleil va s’éteindre plutôt que d’exploser comme les supernovas? S’il explosait, qu’est-ce qui arriverait à la Terre? Est-ce que je serai mort quand le Soleil mourra? Grand-maman, est-ce qu’elle est comme une naine blanche qui va bientôt devenir une naine noire? »
Plusieurs questions et enjeux existentiels marquent le vécu des enfants HP, encore une fois plus intensément et précocement que chez les autres enfants (Robert, Kermarrec, Guignard et Tordjman, 2010; Siaud-Facchin, 2012; Webb, 2016). D’abord, leur capacité de métacognition apparaît souvent avant qu’ils n’aient développé les outils émotionnels et expérientiels permettant de composer avec ce qui en découle (Webb, 2016). Ainsi, par accumulation de questionnements et d’anxiétés liés à des thèmes comme l’amour, la mort et le sens de la vie, ils sont susceptibles de porter des charges émotionnelles considérables qui contribuent à l’intensité décrite précédemment (Daniels et Piechowski, 2009). Or les questions existentielles pour lesquelles ils cherchent désespérément des réponses peuvent être vécues par l’adulte comme déstabilisantes et inconfortables et conduire à des réponses incomplètes ou hésitantes, qui laisseront l’enfant insatisfait et d’autant plus anxieux (Webb, 2016).
D’autre part, on dépeint également les enfants HP comme de petits idéalistes trop lucides pour ce que leur âge leur permet d’absorber affectivement, experts à repérer les incohérences, les absurdités et les injustices qui surviennent dans leur environnement (Shechtman et Silektor, 2012; Siaud-Facchin, 2012; Webb, 2016). Souvent, ils ne perçoivent pas le même degré de préoccupation pour ces questions chez leurs pairs, voire chez plusieurs adultes, ce qu’ils n’arrivent pas à s’expliquer (Daniels et Piechowski, 2009; Webb, 2016). Dans leur entourage, on leur reprochera fréquemment d’être « trop » : trop sérieux, trop sensibles, trop portés à réfléchir, trop centrés sur ce qui cloche dans le monde… Cela peut ainsi contribuer à leur sentiment de solitude, d’étrangeté, de doute de soi, avec des expériences répétées de déception et de désillusion (Webb, 2016).
Un épilogue en nuances…
Cet article tentait d’offrir une description ainsi que des pistes de compréhension du phénomène de la solitude que des chercheurs et cliniciens ont observé chez des enfants HP, dans l’optique de contribuer à la sensibilisation à ce phénomène. Toutefois, il importe de mentionner que l’expérience de solitude ne constitue pas une fatalité pour tout enfant HP. Les auteurs qui dépeignent ces enfants évoquent également, dans le portrait qu’ils en dressent, leurs aptitudes remarquables, leur créativité impressionnante de même que leur sagesse parfois insoupçonnée, éléments qui favorisent dans plusieurs cas une adaptation réussie, un développement sain et un déploiement satisfaisant de leur potentiel. Contribuer à de tels déploiements implique, par ailleurs, de s’intéresser à qui ils sont dans toute leur complexité, au-delà de leur potentiel intellectuel.
Bibliographie
- Cross, T. L. et Coleman, L. J. (1993). The social cognition of gifted adolescents : An exploration of the stigma of giftedness paradigm. Roeper Review, 16, 37-40.
- Daniels, S. et Piechowski, M. M. (2009). Living With Intensity: Understanding the Sensitivity, Excitability, and Emotional Development of Gifted Children, Adolescents, and Adults. Scottsdale: Great Potential Press.
- Lee, S. Y., Olszewski-Kubilius, P. et Thomson, D. (2012). Academically gifted students’ perceived interpersonal competence and peer relationships. Gifted Child Quarterly, 56, 90-104.
- Liratni, M. et Pry, R. (2011). Enfants à haut potentiel intellectuel : psychopathologie, socialisation et comportements adaptatifs. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 59, 327-335.
- Robert, G., Kermarrec, S., Guignard, J. H. et Tordjman, S. (2010). Signes d’appel et troubles associés chez les enfants à haut potentiel. Archives de pédiatrie, 17, 1363-1367.
- Shechtman, Z. et Silektor, A. (2012). Social competencies and difficulties of gifted children compared to nongifted peers. Roeper Review, 34, 63-72.
- Siaud-Facchin, J. (2004). Comprendre les difficultés d’apprentissage de l’enfant surdoué : un fonctionnement intellectuel singulier? Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 52, 142-147.
- Siaud-Facchin, J. (2012). L’enfant surdoué. L’aider à grandir, l’aider à réussir. (2e éd.) Paris : Odile Jacob.
- Silverman, L. K. (1998). Through the lens of giftedness. Roeper Review, 20, 204-210.
- Terrassier, J. C. (2009). Les enfants intellectuellement précoces. Archives de pédiatrie, 16, 1603-1606.
- Webb, J. T. (2016). When Bright Kids Become Disillusionned.
- Webb, J. T., Amend, E. R, Webb, N. E., Goerss, J., Beljan, P. et Olenchak, F. R. (2005). Misdiagnosis and Dual Diagnoses of Gifted Children and Adults. Scottsdale: Great Potential Press.