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Défis et opportunités de la période périnatale pour les parents ayant vécu de la maltraitance

Dre Rachel Langevin, psychologue
Dirigeant le laboratoire de recherche Resilience, Adversity, and Childhood Trauma (ReACT) de l’Université McGill, elle se spécialise dans l’étude de la continuité intergénérationnelle de la maltraitance envers les enfants.

 

Dre Tina Montreuil, psychologue
Dirigeant le laboratoire de recherche Childhood Anxiety and Regulation of Emotions (CARE) de l’Université McGill, elle est chercheuse principale de l’Étude sur le bien-être anténatal de Montréal (MAWS).

 


La transition vers la parentalité, bien qu’heureuse pour plusieurs, représente pour d’autres l’une des périodes les plus stressantes de la vie adulte. Elle implique généralement une désorganisation suivie d’une réorganisation psychologique, qui engendre idéalement un nouvel équilibre (Entsieh et Hallström, 2016 ; Montreuil, 2022). Une étude qualitative réalisée auprès de 23 couples montréalais (Lévesque et al., 2020) souligne habilement les défis auxquels font face les nouveaux parents : la perte de l’identité individuelle et de couple au profit de l’identité de parent, le partage des responsabilités parentales en tant que sources de tension, la gestion des attentes et des pressions sociales, de même que les réalités contextuelles pouvant complexifier l’adaptation (manque de sommeil, isolement social, précarité financière, conciliation travail-famille). Cet article offrira un survol des défis de la transition vers la parentalité, plus précisément pour les parents ayant vécu de la maltraitance. Il présentera également les opportunités inégalées qu’offre la période périnatale pour intervenir auprès de ces parents.

Transition vers la parentalité chez les personnes ayant vécu de la maltraitance

La recherche suggère que cette transition vers la parentalité peut être particulièrement éprouvante pour les personnes ayant vécu de la maltraitance au cours de l’enfance, qui représentent près de 6 personnes sur 10 selon les données autorapportées recensées récemment par Statistique Canada (2023). L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) définit la maltraitance comme « toutes les formes de négligence, de violence ou d’abus susceptibles de nuire à l’intégrité physique et psychologique et au développement de l’enfant » (INSPQ, 2018). Au Québec, les situations de maltraitance couvertes par la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) sont les abus physiques et sexuels, les mauvais traitements psychologiques, l’exposition à la violence conjugale et la négligence. La dernière Étude canadienne sur l’incidence des signalements en protection de la jeunesse indique que, en 2019, 48,22 enfants sur 1000 ont fait l’objet d’une enquête après avoir été signalés pour maltraitance soupçonnée (Fallon et al., 2022). Les conséquences négatives persistantes de la maltraitance sur la santé mentale et physique de même que sur la capacité à entretenir des relations interpersonnelles positives, soutenantes et sans violence augmentent le risque de maltraitance pour les enfants de parents ayant des antécédents de maltraitance (Langevin et al., 2021 ; Marshall et al., 2022). Ce phénomène bien documenté se nomme la « continuité intergénérationnelle de la maltraitance » dans la littérature scientifique (Madigan et al., 2019). Ces conséquences continues de la maltraitance sont aussi intrinsèquement liées aux défis que peut représenter la transition vers la parentalité, surtout pour les parents ayant des antécédents de maltraitance.

Sur le plan de la santé physique, des recensions systématiques soulignent que la maltraitance est associée à un risque plus élevé de diabète de grossesse, de naissance prématurée, de césarienne d’urgence et de petit poids du bébé à la naissance (Frederickson et al., 2024 ; Kern, Khoury et al., 2022). Ces complications pourraient s’expliquer en partie par la présence accrue de facteurs de risque au sein de cette population, incluant les délais dans l’initiation de soins prénataux, la consommation de substances, un gain de poids inadéquat et une alimentation restreinte durant la grossesse (Frederickson et al., 2024 ; Kern, Frederickson et al., 2022).

La santé mentale périnatale est également touchée chez les mères ayant des antécédents de maltraitance. Pour plusieurs de ces femmes, la période périnatale peut être associée à l’apparition ou à la recrudescence de symptômes de stress post-traumatique (Frederickson, Kern et al., 2023 ; Frederickson, Pigeon et al., 2023). Chez les femmes survivantes d’agressions sexuelles, cette résurgence s’expliquerait notamment par l’aspect potentiellement intrusif des soins prénataux (ex. : touchers vaginaux) et le sentiment de perte de contrôle de son corps qui peut lui être associé, de même que par des sensations physiques durant la grossesse, l’accouchement et l’allaitement qui peuvent ressembler à celles vécues durant l’agression (ex. : douleur génitale et aux seins). Chez les pères, les antécédents de trauma compromettraient l’engagement paternel (Brown et al., 2020 ; Lünnemann et al., 2019). Également, la réorganisation psychologique propre à la grossesse et le développement d’une nouvelle identité de parent pour les mères et les pères peuvent faire ressurgir les expériences traumatiques vécues auprès de leurs propres parents (Slade et al., 2009), entraînant une détresse psychologique chez ces personnes qui, en revanche, expriment un fort désir de ne pas reproduire les modèles parentaux négatifs auxquels elles ont été exposées. Ce désir peut toutefois s’accompagner d’une grande crainte de ne pas y parvenir (Marshall et al., 2023 ; Pigeon et al., 2023).

Heureusement, une grande majorité de parents ayant un historique de maltraitance parviennent à ne pas reproduire ces modèles dysfonctionnels, ce qui indique la présence de facteurs de protection et la possibilité de trajectoires de résilience (Langevin et al., 2021 ; Madigan et al., 2019). Bien que les études démontrent que les adultes ayant des antécédents de maltraitance rapportent davantage de difficultés relationnelles, comme l’absence de soutien social, des modèles d’attachement insécurisants et de la violence conjugale (Langevin et al., 2021, 2022 ; Marshall et al., 2023 ; Pigeon et al., 2023), la présence de relations positives constitue un facteur de protection majeur dans les cycles intergénérationnels (Langevin et al., 2021, 2022). Ainsi, les relations familiales positives peuvent être d’importants vecteurs de résilience pour les nouveaux parents ayant été exposés à la maltraitance.

Opportunités offertes par la période périnatale pour la prévention et l’intervention

Le suivi de grossesse sert typiquement à sensibiliser les futurs parents quant à l’importance de la nutrition, de l’activité physique et de l’allaitement. Cependant, l’éducation aux aspects psychosociaux, la gestion du stress et d’autres éléments liés à la santé mentale parentale pourraient y être intégrés (Li et al., 2020). Cette période se démarque par un suivi médical régulier sur plusieurs mois, qui peut représenter une occasion inégalée de « surveillance » (c.-à-d. d’évaluation et de traitement) des problèmes touchant la santé mentale et les difficultés relationnelles des parents, en lien ou non avec leurs antécédents de maltraitance. Ainsi, la période périnatale offre des opportunités uniques pour la prévention et l’intervention en santé mentale parentale et infantile au cours d’une phase critique du développement (Arabin et Baschat, 2017). En tirant parti de ces occasions, les professionnels de la santé peuvent contribuer à améliorer la santé des parents et de leurs enfants et favoriser pour tous un départ optimal dans la vie familiale (Bjelica et Kapor-Stanulovic, 2004). Enfin, en raison de la réorganisation psychologique s’opérant naturellement durant la période périnatale, les nouveaux parents pourraient avoir à ce moment une disponibilité psychologique accrue et se montrer plus réceptifs à entamer une démarche d’introspection et de travail sur soi. Sachant que les interactions parents-nourrisson positives dès la naissance peuvent avoir des effets significatifs sur la santé et le développement de l’enfant à long terme, les actions préventives apparaissent hautement pertinentes si introduites au cours de la grossesse.

Interventions psychologiques périnatales

La prévention demeure le moyen le plus efficace de réduire les écarts développementaux selon une perspective économique (Heckman, 2000 ; Montreuil, 2022). L’accès à des interventions telles que la psychothérapie et le soutien social peut aider à prévenir chez les familles le développement de problèmes liés à la santé mentale et favoriser le bien-être (Bleker et al., 2020 ; Hoseinzadeh, 2021). Des études menées au Québec visant à évaluer l’influence de la santé physique et mentale maternelle et des conduites parentales suggèrent que ces deux variables sont d’importants prédicteurs des compétences langagières ainsi que de la santé globale des enfants (Haeck, 2018, 2015). Étant donné que la période périnatale peut se révéler un levier motivationnel important pour les futurs parents, le psychologue peut y jouer un rôle déterminant dans la promotion du développement de l’enfant par l’entremise du bien-être familial (Muzard et al., 2021). Les enfants de parents vivant avec un problème de santé mentale, avec ou sans antécédents de maltraitance, sont plus susceptibles de présenter des difficultés cognitives et socioaffectives; inversement, les conduites parentales positives jouent un rôle important dans la transmission intergénérationnelle de facteurs de protection. Ainsi, le contexte actuel révèle l’urgent besoin d’intégrer une démarche préventive qui ne vise pas uniquement à agir tôt, mais à agir en amont des difficultés, et ce, dès la conception.

Au Québec, il existe un bon nombre de programmes qui ont pour but de favoriser la résilience chez les populations à risque, incluant les parents ayant des antécédents de maltraitance. De manière générale, les groupes de soutien prénatal et postnatal offrent aux femmes enceintes un espace sécuritaire pour partager leurs expériences, recevoir du soutien émotionnel et acquérir des compétences en matière de parentalité. Ils sont souvent animés par des professionnels de la santé mentale ou des pairs aidants formés, qui ne sont toutefois pas nécessairement formés en approches sensibles au trauma (Guerrero et al., 2022). Ces approches sont à privilégier pour les personnes ayant un historique de maltraitance, puisqu’elles prennent en considération les effets du trauma sur le fonctionnement des individus et permettent d’offrir un espace sécurisant où les futurs parents peuvent partager leurs expériences sans crainte de jugement (SAMHSA, 2023 ; Grossman et al., 2021). En travaillant avec un professionnel qui privilégie une approche sensible au trauma, les futurs parents peuvent mieux comprendre les déclencheurs de leurs réactions émotionnelles et comportementales, et transformer les mécanismes de survie développés pour faire face au trauma en stratégies mieux adaptées (Gigengack et al., 2019). Ainsi, cette approche peut aider ces parents à mieux gérer leurs émotions pendant la grossesse et à être mieux outillés pour l’arrivée du poupon.

Programmes et outils accessibles au Québec

Au Québec, le programme de soutien à la parentalité Naître et grandir offre des ressources en ligne et des groupes de soutien pour les parents, y compris des informations sur la santé mentale périnatale. Au CHU Sainte-Justine, le projet Grande Ourse vise à réduire la détresse psychologique des parents durant la grossesse. Il est possible de télécharger la trousse de soutien Le bien-être en période périnatale pour obtenir des conseils pratiques en cas de besoin. Également au CHU Sainte-Justine, les personnes enceintes qui vivent de la déprime ou de l’angoisse peuvent profiter du programme Toi, moi, bébé. Ce cours vise à augmenter le niveau de bien-être et à promouvoir la santé des parents. Enfin, le Réseau de santé périnatale du Québec (RSPQ) ainsi que l’Alliance québécoise pour la santé mentale périnatale (AQSMP) offrent des formations, des outils et des lignes directrices pour les professionnels de la santé et les décideurs.

On trouve également quelques applications mobiles adaptées à la période prénatale, comme Mom.Life, qui fournissent des groupes de discussion, des exercices de méditation guidée et des informations sur la gestion du stress et de l’anxiété. Enfin, l’association française Maman Blues offre des groupes de soutien et des ressources en ligne pour les femmes enceintes qui font face à des difficultés émotionnelles. Les séances sont animées par des professionnels de la santé mentale et fournissent un espace sécuritaire pour partager des expériences et acquérir des outils de gestion du stress.

En dernier lieu, la sensibilisation du grand public à l’importance de la participation du père dans le contexte de la grossesse et de l’accouchement, qui est pour l’instant en évolution, pourrait avoir des effets importants sur la promotion du bien-être maternel et du développement de l’enfant, surtout auprès des parents ayant des antécédents de maltraitance.

Note

Ayant contribué également à cet article, les Dres Langevin et Montreuil, psychologues cliniciennes, sont toutes deux premières coautrices.

Bibliographie