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Parents émérites et enfants devenus adultes : un examen du nid déserté

Dre Geneviève Bouchard, psychologue
Professeure titulaire à l’École de psychologie de l’Université de Moncton, elle dirige l’École de psychologie et le Laboratoire de psychologie de la famille. 


Dans la théorie pionnière de Duvall et Miller (1985), le nid déserté réfère à la dernière étape du cycle de la vie familiale qui suit le départ des enfants de la maison. Cette transition, qui se produit pour la plupart des parents au milieu de leur vie, a un caractère normatif dans le sens où la plupart des parents s’attendent à ce que leurs enfants devenus adultes quittent le foyer et que la famille « se contracte » (Bouchard, 2014 ; Schultz et Raab, 2023). En Amérique du Nord, la période du nid déserté a malheureusement reçu beaucoup moins d’attention des chercheurs que les autres transitions familiales, comme la naissance des enfants (Bouchard, 2018). Le rôle de parents d’enfants adultes est, encore aujourd’hui, insuffisamment reconnu (Gajewska et al., 2023). Ceci s’explique notamment par le fait que l’image sociale de la famille est composée de jeunes parents qui élèvent leurs enfants (Bouchard et McNair, 2016 ; Gajewska et al., 2023). Cela étant dit, nous avons une idée de plus en plus précise de la façon dont est vécu le nid déserté ou la période post-parentale. Dans cet article, nous utiliserons le terme « parents émérites » pour faire référence aux parents d’enfants adultes ayant quitté le foyer pour refléter 1) que les parents demeurent des parents toute leur vie (et qu’il n’y a donc pas de réelle période post-parentale) et 2) que le nid n’est pas vraiment vide, car les parents qui l’ont bâti sont toujours là, continuant d’y vivre et de le maintenir (Bouchard, 2014).

Examen du bien-être conjugal et psychologique des parents émérites et des relations parents-enfants

Le nid déserté a des effets complexes sur le bien-être conjugal et psychologique des parents émérites et, bien que ceux-ci soient majoritairement positifs, des effets négatifs peuvent également être observés. La plupart des résultats d’études transversales, longitudinales et rétrospectives indiquent que la qualité de la relation conjugale s’améliore globalement à la suite du départ des enfants de la maison, notamment en raison de l’augmentation du temps agréable passé ensemble (Bouchard, 2014). Les parents émérites rapporteraient également des niveaux plus élevés d’intimité conjugale par comparaison aux parents ayant encore des enfants à la maison (Tracy et al., 2022). Le fait que les tâches parentales et ménagères deviennent moins exigeantes semble créer un espace propice au rôle conjugal. En effet, il a été démontré que les mères (mais pas les pères) émérites réduisent légèrement le temps qu’elles consacrent aux tâches ménagères, même si elles sont encore responsables de la plupart de celles-ci (Schulz et Raab, 2023). Le départ des enfants de la maison serait toutefois associé à une certaine instabilité conjugale (par exemple au divorce), en particulier pour les parents émérites qui atteignent rapidement ce stade et pour ceux qui sont restés dans des relations insatisfaisantes pour le bien-être de leur progéniture (Bouchard, 2014).

Au-delà des tendances centrales, il importe de reconnaître que des différences individuelles sont observées entre les parents émérites et que les deux partenaires d’un même couple sont interdépendants. Par exemple, lorsque les parents émérites sont étudiés sans les comparer aux autres parents, on remarque qu’un niveau élevé d’anxiété face à la relation amoureuse, incluant la peur de vivre l’abandon du ou de la partenaire, prédirait une plus faible satisfaction conjugale tant chez le parent émérite anxieux que chez son ou sa partenaire (Thibodeau et Bouchard, 2020). Un faible stress perçu par les parents et la satisfaction d’avoir élevé des enfants qui ont réussi joueraient également un rôle favorable dans la qualité de la relation conjugale (Bouchard, 2018).

Sur le plan du bien-être psychologique, les effets du nid déserté sont plus équivoques. Bien que quelques parents, surtout des mères, expérimentent un sentiment de perte et de solitude, la plupart des parents ne rapporteraient aucun changement ou alors une amélioration de leur bien-être lorsque le nid est déserté (Bouchard, 2014). Des travaux récents de Kristensen et ses collaborateurs (2021) pourraient expliquer ces incohérences. En effet, ces auteurs révèlent que le nid déserté est associé à une diminution de la solitude chez les pères et à une augmentation de la dépression chez les mères. Cependant, lorsqu’un ensemble de covariables, comme l’âge et le revenu, est pris en compte dans les analyses, la transition n’est associée à aucun changement psychologique. Les effets psychologiques observés pourraient donc être expliqués par d’autres variables concomitantes.

Il est également intéressant de constater que la proximité (c’est-à-dire l’intimité) parents-enfants est associée positivement au départ des enfants de la maison : plus les liens intergénérationnels sont étroits, plus les enfants entrent facilement dans l’âge adulte (Gillespie, 2020). Au coeur de la transition, il y a donc des réussites qu’il importe de ne pas oublier. Une fois les enfants partis, les contacts fréquents avec ces derniers continueraient d’être associés à une vie satisfaisante pour les parents émérites (Bouchard et McNair, 2016).

La complexité de la famille, comme le fait d’être le beau-parent de l’enfant et non le parent biologique, a aussi un certain effet sur la satisfaction à l’égard de la vie à ce stade (Ivanova, 2020). De la même façon, le fait d’être grand-parent n’est pas associé à une vie satisfaisante lorsque le nid est déserté. En d’autres mots, les parents au nid déserté, qu’ils aient ou non des petits-enfants, présentent une satisfaction comparable quant à leur vie. Cependant, une fois que les mères deviennent grands-mères, la fréquence des contacts avec les petits-enfants prédit positivement leur satisfaction en ce qui concerne leur vie (Bouchard et McNair, 2016). Ces résultats confirment la nécessité de tenir compte d’un ensemble de variables contextuelles pour bien comprendre les effets du nid déserté.

Les études qualitatives dressent, quant à elles, un portrait légèrement différent de celui des études quantitatives présenté précédemment. Ces études révèlent notamment que les parents émérites discutent régulièrement de l’attention et de l’inquiétude exagérées des mères pour leurs enfants adultes (Rancew-Sikora et Żadkowska, 2023). En outre, les études établissent que plusieurs mères émérites ressentent une ambivalence identitaire, du moins au début de la période du nid déserté. Ces mères auraient alors l’impression de ne plus être ce qu’elles étaient avant, sans toutefois être devenues autre chose (Gajewska et al., 2023). L’absence de rites de passage associés au nid déserté (par opposition à l’acquisition du rôle de parent, qui est soulignée par une fête prénatale) contribuerait à cette ambivalence identitaire. La réorganisation de l’espace laissé vacant par le départ des enfants adultes (par exemple en se créant une pièce à soi) serait l’une des façons efficaces d’abandonner le rôle antérieur de mère pour devenir une mère d’enfants adultes (Gajewska et al., 2023).

Les théories explicatives

Les ambivalences et les possibilités associées au stade du nid déserté chez les parents émérites s’expliquent par deux perspectives théoriques : celle de la « perte » de rôle et celle du soulagement de la tension (Bouchard, 2014 ; Schultz et Raab, 2023). La perspective de la perte de rôle stipule que lorsque le rôle de parent est « perdu », les parents qui y avaient trouvé un grand sens d’accomplissement voient leur bien-être diminuer. Selon Murugan et ses collaborateurs (2022), l’utilisation de la technologie pour être en contact avec les enfants adultes serait une façon de remédier à ce sentiment de perte. Inversement, la perspective du soulagement de la tension prédit que le nid déserté devrait être associé à une amélioration du bien-être des parents émérites en raison notamment de la diminution des exigences quotidiennes et de la réduction des conflits travail-famille (Bouchard, 2014). De façon générale, les études quantitatives semblent confirmer davantage la perspective du soulagement de la tension, tandis que les études qualitatives donnent un certain appui à celle de la perte de rôle ou à sa transformation. Cette disparité entre les résultats des études quantitatives et qualitatives s’explique notamment par des différences quant aux questions posées et aux concepts mesurés.

Les différences culturelles

Récemment, des chercheurs provenant d’Asie, et plus particulièrement de Chine, où la population est vieillissante, ont manifesté un intérêt grandissant pour le nid déserté. En effet, l’accélération de l’urbanisation en Chine, laquelle a amené plusieurs jeunes adultes à quitter leur patelin pour aller travailler dans des villes loin de chez leurs parents, a modifié l’écologie familiale (Wang et al., 2020). Les résultats des travaux récents menés en Asie confirment la perspective de la perte de rôle en révélant que la prévalence groupée des troubles anxieux chez les mères et les pères émérites est de 41 % (Wang et al., 2020), tandis que celle de la dépression est de 38,6 % (Zhang et al., 2020). En Asie, les parents émérites âgés, et particulièrement les mères, seraient plus à risque de souffrir de problèmes de santé mentale comparativement aux parents qui ont encore des enfants à la maison (Park et Mendoza, 2022). La solitude serait également très présente à ce stade de vie chez les mères et les pères (Murugan et al., 2022). Ces résultats s’expliqueraient par le fait que les jeunes générations accordent moins d’importance que les générations plus âgées à la piété filiale (qui implique notamment de vivre avec les parents vieillissants et d’en prendre soin) (Park et Mendoza, 2022). En somme, le nid déserté est une transition familiale où le contexte culturel doit impérativement être pris en considération.

Conclusion

Par cet article, nous souhaitons que le statut de parents d’enfants adultes soit davantage reconnu socialement. Le développement de rites de passage pour le nid déserté serait certainement un bon début. Enfin, que ce soit dans le cadre d’une thérapie individuelle ou conjugale, il importe que les cliniciens prennent en compte les enjeux et les possibilités de ce stade de vie chez les parents.

Bibliographie