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Introduction au dossier – Démocratie et psychologie

Christian Savard, psychologue et expert invité
Œuvrant à titre de psychologue depuis 30 ans dans différentes institutions du réseau de la santé, Il travaille aussi en pratique privé auprès d’une clientèle diversifiée. Il travaille maintenant depuis sept ans au sein de l’équipe clinique de Polarisation du CIUSSSS CODIM (CLSC Parc-Extension) qui suit des gens à risque de poser des gestes violents en lien avec la radicalisation.


L’introduction à ce dossier thématique sur la psychologie et la démocratie se veut une réflexion sur les enjeux cliniques que soulève un contexte démocratique fragilisé (International Institute for Democracy and Electoral Assistance, 2025). Cette réflexion s’appuie à la fois sur mon expérience clinique auprès de personnes dont la colère ou la haine heurtent les valeurs humanistes de la profession et sur mon intérêt pour la sécurisation culturelle, une éthique relationnelle qui questionne les dynamiques de pouvoir dans l’aide ainsi que les méfaits qu’elle peut, parfois malgré elle, produire. J’espère que cette introduction saura offrir des pistes de réflexion utiles aux cliniciens et psychologues.

Cette introduction propose d’abord de réfléchir à la pratique de la psychologie dans un contexte où les valeurs démocratiques se fragilisent et où ces tensions peuvent s’inviter en clinique. Elle met en avant la nécessité d’une réflexivité professionnelle (Etherington, 2017) pour éviter l’instrumentalisation de la discipline et soutenir l’égalité dans les rapports de pouvoir. Les défis liés au travail auprès de personnes dont les opinions heurtent certaines valeurs y sont examinés, en soulignant l’importance du dialogue et de la pluralité. Enfin, le texte aborde l’accès équitable aux services de santé mentale, principe essentiel de justice et d’égalité démocratiques (Schiavo et al. 2024, Organisation mondiale de la Santé et Haut-Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme, 2023).

Être citoyens et psychologues dans des démocraties fragilisées de l’intérieur

Il convient d’abord de rappeler certains des principes et fondements de la démocratie, un régime politique fondé sur le principe que la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyens. La démocratie suppose en outre l’existence d’une pluralité d’options et de propositions. La démocratie exige aussi que les grandes libertés soient reconnues, dont la liberté d’expression. Juridiquement, une démocratie s’inscrit dans un État de droit; culturellement, elle nécessite une acceptation de la diversité (Bassiouni, 1998). Or, nous traversons une période où les valeurs démocratiques s’étiolent à l’intérieur même des sociétés occidentales (International Institute for Democracy and Electoral Assistance, 2025). Les psychologues sont aux premières loges pour observer la radicalisation des discours, l’intensification de la polarisation, l’apparition de l’autocensure, parfois même dans les milieux de savoirs et d’enseignement, la méfiance envers les institutions et envers des sources d’informations auparavant largement acceptées, et l’affichage décomplexé des opinions extrêmes alors que les opinions plus modérées ou nuancées demeurent privées. Ces dynamiques qui influencent indéniablement nos clients affectent également nos pratiques. Comme citoyens et psychologues, nous ne sommes pas à l’abri de ces tensions : nos opinions, nos choix cliniques et nos interactions demeurent façonnés, eux aussi, par les dynamiques sociales dominantes, mais aussi par des biais cognitifs et culturels – phénomènes bien documentés, pour ne citer que ceux-ci (Fouad et Arredondo, 2007).

À titre d’exemple, les opinions des cliniciens, notamment sur les questions de race, de genre et de religion – trois lignes de fracture majeures que j’ai pu observer dans ma pratique – sont influencées non seulement par des savoirs scientifiques, mais aussi par les courants qui circulent à l’intérieur même de nos sociétés (Hyman, 1980). En ce sens, il est d’une importance cruciale de réfléchir, en tant que psychologues, à nos interventions et à la posture que nous adopterons en clinique face à des individus qui adhèrent à l’idée que tous ne sont pas égaux ou à l’idée que tous ne devraient pas avoir le même accès au pouvoir politique, économique ou autre, que ce soient les femmes, les immigrants, les membres d’une religion particulière, par exemple.

Une solution pour éviter le découragement serait alors de penser la clinique comme un espace de rencontre entre deux subjectivités où l’on peut exprimer librement des éléments difficiles sans crainte d’être jugé. Un espace où la tolérance de la différence constitue une compétence relationnelle essentielle à développer, et où l’impuissance peut être progressivement transformée en pouvoir d’agir.

La réflexivité pour mieux se prémunir contre l’instrumentalisation de la psychologie

Souvenons-nous que la psychologie s’inscrit dans une visée humaniste qui repose sur le respect de la dignité, le soutien vers l’autonomie et la réduction de la souffrance (American Psychological Association, 2017). Or, l’histoire nous rappelle que notre discipline et nos savoirs ont parfois aussi été instrumentalisés par des pouvoirs coercitifs, qu’ils soient politiques, militaires ou organisationnels, pour surveiller, normaliser ou justifier l’usage de la violence institutionnelle. Pensons, à titre d’exemple, à la torture dans certains interrogatoires après les événements du 11 septembre 2001 (Olson et al., 2008), ou encore au sort réservé par la psychiatrie aux personnes homosexuelles dans les années 1950 et 1960 (Drescher, 2015).

Or, aujourd’hui, ce type d’instrumentalisation s’infiltre plus sournoisement, dans des actes et des gestes qui peuvent, bien malgré nous, faire partie intégrante de notre pratique. Prenons l’exemple du diagnostic : poser un diagnostic n’est pas un geste neutre. Il s’agit d’une conclusion découlant d’un jugement clinique et il constitue un acte de langage qui peut redistribuer le pouvoir dans la relation (Dadlani et al., 2012). Encore aujourd’hui, diagnostiquer peut, dans certains cas, servir à invalider des discours. Parfois, en codant une colère comme un « trouble », en rabattant une critique sociale sur une « distorsion », on peut aussi, sans le vouloir, dépolitiser une souffrance réelle qui présente une composante psychosociale dont il faudrait pourtant tenir compte en contexte clinique (Moncrieff, 2010). Le diagnostic demeure utile – parfois essentiel, voire vital –, mais il doit être manipulé avec soin dans une posture de réflexivité rigoureuse.

Le caractère essentiel de la réflexivité s’étend également à nos objectifs thérapeutiques : il s’agit non seulement d’accompagner le développement de l’autonomie, de renforcer le pouvoir d’agir et de préserver la dignité des personnes qui consultent, mais aussi de rester vigilant afin de ne pas imposer nos propres finalités, valeurs ou attentes sur leur parcours et leur trajectoire de vie (Wilson, 2014). L’intérêt supérieur du client doit, encore et toujours, demeurer au cœur de nos interventions. L’intervention regagne en efficacité lorsque le sujet est entendu et qu’un pont est fait entre ses besoins et les ressources du traitant.

Pratiquer auprès de personnes ayant des opinions qui nous heurtent

Par ailleurs, il est souvent plus facile de travailler avec des clients ou des usagers qui pensent comme leur thérapeute et partagent les mêmes valeurs. Les psychologues se voient confrontés dans leurs valeurs démocratiques lorsqu’ils doivent travailler avec des personnes dont les opinions les heurtent – jusqu’à l’adhésion à une idéologie de haine pour un groupe donné, par exemple. Selon mon expérience clinique, la posture du psychologue ne peut être ni la neutralité, impossible, où le thérapeute comme sujet disparaît, ni la confrontation – qui risque souvent de consolider l’idéologie comme un vaccin renforce un système immunitaire –, laquelle peut laisser croire que la seule posture valable est celle du thérapeute.

La posture du psychologue exige une humilité qui permet de reconnaître deux subjectivités en présence et de tolérer l’inconfort pour avoir accès à la souffrance derrière plusieurs positions politiques choquantes (Rousseau et al., 2020; Rousseau et al., 2023). Celle-ci permet de travailler la complexité plutôt que de céder à des réponses simplistes. La démocratie n’exige pas le consensus ou l’homogénéité des croyances, des points de vue et des valeurs. Elle exige toutefois des cadres où l’on dispute (au sens littéral du terme : échanger, avec un interlocuteur, des arguments contradictoires sur un sujet donné) sans disqualifier la personne, et où l’on travaille l’inconfort plutôt que de le pathologiser. Et devant quelqu’un qui refuse même cette coexistence d’idées et la discussion (ces personnes existent malheureusement), mon expérience m’a enseigné que la réponse la plus éthique n’est pas d’imposer le silence dans l’espace public, ni nécessairement d’entrer en argumentation avec l’individu, mais de formuler une réponse à l’intention des personnes qui demeurent réceptives au dialogue, plutôt que de celles qui refusent toute discussion.

La santé mentale : un droit universel

Nombre d’entre vous seront de mon avis : la santé mentale devrait être un droit pour toutes et tous, indépendamment du statut socioéconomique. Or, 30 ans à travailler dans le réseau public de santé m’ont montré que l’accès gratuit à la psychothérapie est souvent difficile, et de courte durée, limité par des impératifs budgétaires plus que cliniques. Devant l’obligation d’offrir des services de psychothérapie à une large population en souffrance, le système de santé semble avoir très souvent fait le choix difficile d’offrir moins à plus de monde plutôt que d’offrir plus à moins de monde, aucune des deux options n’étant vraiment idéale. Heureusement, diront certains, il existe une offre privée qui compense les limites du système public. La population peut alors avoir accès à des suivis prolongés et de qualité répondant pleinement aux besoins des clients qui consultent en clinique privée. Malheureusement, ce sont surtout des personnes aisées financièrement ou privilégiées par une bonne couverture d’assurance qui peuvent avoir accès à ce type de service. Le paradoxe démocratique est cruel : celles et ceux dont l’histoire de vie les expose le plus à l’adversité et qui sont le plus à risque de souffrance sont souvent aussi celles et ceux qui accèdent le moins aux ressources de psychothérapie. À mon avis, trois pistes s’imposent alors à nous : plaider pour des politiques publiques favorisant l’accès équitable; développer des modèles de soins collaboratifs et communautaires; intégrer la démocratie et la justice sociale dans nos pratiques cliniques.

Un dossier thématique faisant dialoguer la psychologie et la démocratie

Les textes qui composent ce dossier explorent différentes facettes de la relation complexe qu’entretiennent la psychologie et la démocratie. Bonneton ouvre d’abord la discussion à partir d’une réflexion personnelle où il invite les psychologues à réfléchir à la dimension éthique et politique de leur pratique, en montrant que la neutralité est une illusion et que nos interventions sont traversées par des normes sociales et des rapports de pouvoir. Il propose des repères pour développer une éthique réflexive, articulant souffrance individuelle et contextes collectifs, et souligne l’importance de reconnaître la part citoyenne de notre rôle. Drapeau, Turkoglu et Cormier explorent ensuite comment la liberté universitaire, un fondement de la vie démocratique, peut être particulièrement fragile dans les milieux universitaires au Québec et au Canada. En s’appuyant sur une étude menée auprès d’étudiants et de professeurs d’université, ils examinent leur perception de la question de l’autocensure et de la liberté d’expression dans les universités canadiennes et québécoises. Ces auteurs mettent en lumière l’ampleur des réticences des étudiants d’un côté et des professeurs de l’autre à s’exprimer sur des sujets sensibles, et les craintes liées aux répercussions, et révèlent des enjeux cruciaux pour la formation, la recherche et la pratique en psychologie. Ce texte invite à réfléchir à la place du dialogue et de la pensée critique dans nos institutions.

Rappelons par ailleurs que même les sociétés dites démocratiques peuvent exclure des instances de pouvoir certains de leurs citoyens. Tremblay s’attarde aux personnes en situation de handicap intellectuel et décrit comment le Programme international d’éducation à la citoyenneté démocratique (PIECD) peut aider à réduire cette exclusion en favorisant l’émancipation et la participation politique de ces personnes trop souvent exclues de l’exercice réel de leurs droits. Elle explore comment cette démarche, fondée sur la reconnaissance, le dialogue et la convivialité, s’inscrit dans une réflexion plus large sur l’« utopie réparatrice » comme moteur de transformation sociale vers une société inclusive. Aubin, pour sa part, en s’appuyant sur ses expériences de terrain et le projet novateur qu’est ACCESS Esprits ouverts, questionne l’accès inéquitable aux soins, la stigmatisation et la nécessité d’une posture professionnelle fondée sur la coconstruction des savoirs et la justice sociale. Enfin, Miconi, Daxhelet et Lebrun nous présentent le programme Scol-Art, un projet de recherche-action conçu pour aider les adolescents à vivre avec les tensions liées à la diversité et à la polarisation croissante dans le milieu de vie qu’est pour eux l’école. Elles décrivent comment des ateliers créatifs et des discussions peuvent leur redonner une voix et ainsi restaurer la cohésion sociale et renforcer leur pouvoir d’action. Ce processus demande de tolérer l’inconfort afin de le transformer en levier éducatif.

De la nécessité d’insuffler la démocratie dans notre pratique

La psychologie peut libérer les individus, mais elle a aussi le pouvoir parfois d’ajouter à leur souffrance (Moncrieff, 2010). Elle peut accueillir le dissensus ou le punir; elle peut ouvrir l’accès aux soins ou contribuer, dans le système actuel, à le rationner (Sveaass et Woolf, 2020). La responsabilité du psychologue consiste à rendre visible le pouvoir de son client, à protéger la dignité du sujet devant lui ou elle, à protéger des espaces où l’on travaille des idées que l’on n’aime pas (Vyskocilová, 2013), et à transformer les logiques de soin pour que le droit à la santé mentale devienne effectivement accessible à tous.

La clinique, finalement, est une mini démocratie : un lieu où la parole circule, est confrontée et s’affine; où l’inconfort est toléré et apprivoisé plutôt que d’être exilé; où le diagnostic, en s’appuyant sur une posture réflexive, éclaire sans invalider; où le pouvoir d’agir se partage. Si nous parvenons à en faire un espace où démocratie et psychologie cohabitent, nous contribuerons à réparer un peu de ce qui se défait dans la cité – et à redonner aux personnes la capacité de choisir, de dire et de transformer leur monde, tout en intégrant les principes d’éthique professionnelle et de justice sociale.

Postscriptum méthodologique : Je ne peux m’attribuer seul la paternité des idées exprimées ici. Afin d’alimenter la présente réflexion, j’ai sollicité, dans le cadre d’un groupe de discussion, les idées de mes collègues cliniciens au sein de mon équipe de travail. Ceux-ci et celles-ci reconnaîtront ici leurs contributions. Merci à vous.

Bibliographie

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