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L’image corporelle, quand tout le monde s’en mêle : l’impact de la stigmatisation liée au poids

Dre Marie-Pierre Gagnon-Girouard, psychologue
Professeure en psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et pratiquant comme psychologue au privé, la Dre Gagnon-Girouard étudie les difficultés liées à la régulation de l’alimentation et à l’image corporelle ainsi que les déterminants et les conséquences des préjugés corporels.

Dre Émilie Bélanger, psychologue
Au moment d'écrire cet article, la Dre Bélanger était candidate au doctorat en psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Ses recherches portent principalement sur les liens entre les préjugés corporels et le féminisme dans la population masculine. Elle oeuvre aujourd'hui en pratique privée ainsi qu'au Centre jeunesse de la Mauricie et du Centre du Québec.

Dre Elisabeth Marquis, psychologue
Au moment d'écrire cet article, la Dre Marquis était candidate au doctorat en psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Ses recherches portent sur les liens entre le féminisme, l’image corporelle et les préjugés corporels. Elle oeuvre aujourd'hui en pratique privée ainsi qu'au Cégep de Limoilou.

Dre Alexandra Desjardins, psychologue
Au moment d'écrire cet article, la Dre Desjardins était candidate au doctorat en psychologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières. Son essai doctoral porte sur la perception qu’ont les jeunes adultes des préjugés corporels. Elle oeuvre aujourd'hui en pratique privée.


Les préoccupations quant à l’image corporelle sont le plus souvent associées à un désir d’être mince, ou plutôt de ne pas être trop gros ou trop grosse. En effet, la façon qu’on a de considérer notre corps est étroitement liée aux préjugés entretenus envers les personnes qui sont considérées comme étant en surpoids, préjugés qui les décrivent, entre autres, comme lâches, manquant de volonté, ne réussissant pas, n’étant pas intelligentes, manquant de discipline et ne se conformant pas aux traitements de perte de poids (Puhl et Heuer, 2009; Puhl, Schwartz et Brownell, 2005). Alors que ces préjugés entraînent un risque majeur de vivre des difficultés se rapportant à l’image corporelle pour les personnes elles-mêmes en surpoids (ce qui en fait un groupe particulièrement à risque sur ce plan), ils sont également à la source d’un fardeau social général, puisqu’ils menacent l’image corporelle des personnes de tous les poids : en effet, chacun redoute d’être soumis au jugement sévère d’autrui et d’être perçu comme moins performant, moins discipliné, etc., ce qui contribue à la persistance d’une insatisfaction corporelle qu’on dit maintenant normative.

Préjugés corporels et stigmatisation : des conséquences qui menacent l’image corporelle de tous

Les préjugés corporels, qui sont des croyances rigides à propos des personnes considérées comme étant en surpoids, entraînent une stigmatisation marquée, i.e. une dévalorisation sociale des personnes considérées comme trop grosses. Dès l’âge de six ans, les enfants choisissent plus facilement des personnes minces comme amis et comprennent l’importance de la minceur dans la société (Flannery-Schroeder et Chrisler, 1996). Ceci montre combien cette réalité sociale est ancrée dans les croyances transmises au quotidien. De plus, à l’âge adulte, les individus préféreraient subir des événements de vie difficiles comme un divorce, être incapable d’avoir un enfant ou même perdre un an de leur vie plutôt que d’être obèses (Schwartz, Vartanian, Nosek et Brownell, 2006), ce qui illustre l’ampleur de la dévalorisation sociale associée au poids et de la pression que les individus ressentent pour ne pas faire partie du groupe stigmatisé.

En plus d’avoir un effet néfaste sur l’image corporelle des personnes considérées comme étant en surpoids, la stigmatisation liée au poids nuit au bien-être psychologique de ces personnes et augmente leur vulnérabilité à la dépression, à une faible estime de soi, à des comportements hyperphagiques plus sévères ainsi qu’à l’évitement ou à la réduction de l’activité physique et même à un gain de poids additionnel (Annis, Cash et Hrabosky, 2004; Jackson, Grilo et Masheb, 2000; Stunkard, Faith et Allison, 2003; Tomiyama, 2014; Vartanian et Shaprow, 2008). Cette stigmatisation serait même responsable d’une partie significative des problèmes de santé physique généralement associés au fait d’avoir un poids élevé (Daly, Sutin et Robinson, 2019).

Par ailleurs, pour les personnes de tous les poids, l’internalisation des préjugés corporels entraîne de graves conséquences (Farrow et Tarrant, 2009). Lorsqu’une personne (en surpoids ou non) croit que les préjugés corporels sont vrais et lorsqu’elle les applique à sa propre situation, par exemple en se disant qu’elle est paresseuse et qu’elle devrait faire plus d’efforts pour contrôler son poids, on peut dire qu’elle a internalisé ces préjugés. Le fait d’internaliser les préjugés corporels est associé à encore plus d’insatisfaction corporelle, de symptômes dépressifs et d’anxiété et à une plus faible estime de soi (Burmeister et Carels, 2014; Durso et al., 2012; Papadopoulos et Brennan, 2015; Rudolph et Hilbert, 2014), et ce, peu importe le poids de la personne (Major, Hunger, Bunyan et Miller, 2014).

La stigmatisation sociale des personnes considérées comme étant en surpoids entraîne des marques de discrimination liée au poids, qui se définit par un comportement injuste à l’égard d’une personne en surpoids (Brownell, 2005). Les personnes considérées comme étant en surpoids sont donc exposées à un traitement inégal ou même défavorable en raison de leur poids, explicitement ou implicitement, dans des sphères comme l’éducation, le travail, les soins de santé et les relations personnelles (Puhl et Heuer, 2009). Par exemple, les personnes considérées comme étant en surpoids seraient 12 fois plus à risque de rapporter de la discrimination dans leur milieu de travail que les personnes minces, alors que cette proportion augmente à 37 fois pour les personnes considérées comme obèses (Puhl et Brownell, 2006). Sur le marché du travail, ces candidats à l’emploi seraient désavantagés dans toutes les sphères : sélection des candidats, salaire, promotions, évaluations et cessation d’emploi (Puhl et Heuer, 2009; Paraponaris, Saliba et Ventelou, 2005; Judge et Cable, 2011; Rudolph, Wells, Weller et Baltes, 2009; Vanhove et Gordon, 2014).

Les personnes considérées comme étant en surpoids, particulièrement les femmes, sont également perçues comme de moins bonnes partenaires potentielles en amour et en amitié (Carels, Rossi, Solar et Selensky, 2018). Les préjugés corporels influencent également la qualité des soins offerts par les professionnels de la santé, ce qui mène les individus à éviter ou à retarder certains soins de peur de recevoir des commentaires négatifs ou d’être inconfortables par rapport à leur poids. Cela exacerbe les risques quant à leur santé (Puhl et Heuer, 2009). Le fait d’être traité de façon discriminatoire, ou encore le simple fait d’être témoin du traitement injuste réservé aux personnes considérées comme étant en surpoids, entretiennent chez l’individu une préoccupation à l’égard de l’image corporelle, puisque la punition sociale associée au fait de ne pas correspondre aux standards de beauté est très lourde.

Causes des préjugés corporels

Une des causes déterminantes des préjugés corporels semble être le fait que notre société véhicule certaines valeurs individualistes d’autodétermination et de performance ainsi que la croyance en un monde juste (Crandall, 1994). Ces valeurs sous-entendent qu’en général, les personnes ont ce qu’elles méritent dans la vie, ce qui mène à attribuer aux personnes elles-mêmes la responsabilité de leurs difficultés, sans tenir compte du contexte. Ces croyances font référence à la théorie de l’attribution de Weiner (1985) et impliquent que plus les individus pensent que le poids est contrôlable, plus ils blâment les personnes considérées comme étant en surpoids pour leur condition comparativement à ceux qui tiennent davantage compte des autres facteurs impliqués (génétique, événements de vie, environnement, etc.).

Les préjugés corporels sont souvent vus comme acceptables et même nécessaires pour motiver un changement dans les habitudes de vie des personnes considérées comme étant en surpoids. C’est pourtant une croyance erronée puisque le fait de faire face à la stigmatisation liée au poids entraîne plutôt des conséquences néfastes, autant physiques que psychologiques, qui mènent ironiquement à une prise de poids additionnelle (Puhl et Heuer, 2010; Tomiyama, 2014). La croyance que le poids est contrôlable facilement par l’individu amène son lot de culpabilité et de crainte autant chez les personnes en surpoids que chez celles qui ne le sont pas mais qui craignent de le devenir.

Les préjugés corporels en contexte clinique

Ainsi, alors que la stigmatisation liée au poids est hautement dommageable pour les personnes considérées comme étant en surpoids (Puhl et Suh, 2015), elle nuit aux personnes de toutes les silhouettes puisque la hantise d’être associé au groupe stigmatisé entretient la préoccupation à l’égard du poids et pousse à l’adoption de comportements alimentaires problématiques visant à contrôler le poids et l’apparence (Schvey et White, 2015).

Au-delà des distorsions de l’image corporelle ou de la surévaluation de l’importance de l’apparence, des problématiques cliniques habituellement travaillés en psychothérapie, la stigmatisation réelle des personnes en surpoids rend difficile l’adoption d’un regard réaliste et bienveillant sur son apparence pour la population en général. Il n’est pas rare de voir des personnes de tous les poids qui, même après un travail approfondi sur leur perception d’elles-mêmes et sur leur valeur personnelle, restent blessées par les commentaires inconvenants ou les obstacles qui se dressent devant les personnes dont le corps est considéré comme trop gros.

En contexte clinique, il est nécessaire de créer un espace où les clients considérés comme étant en surpoids ne se sentiront pas critiqués ou discriminés et qui ne véhicule pas les standards de minceur et les préjugés corporels, peu importe le poids des clients. Il est d’abord nécessaire que l’environnement physique puisse accueillir confortablement des personnes de différentes silhouettes (ex. : le professionnel devrait offrir des fauteuils suffisamment larges, des toilettes suffisamment spacieuses, etc.). De plus, une réflexion s’impose pour le psychologue lui-même.

En premier lieu, le clinicien doit prendre conscience de ses propres préjugés corporels, de ses croyances envers la régulation du poids et de sa propre internalisation des standards de beauté. Il doit s’informer et reconnaître la complexité des causes du surplus de poids, qui dépassent largement les habitudes individuelles.

En deuxième lieu, il est essentiel de ne pas présumer que les personnes présentant un surplus de poids veulent nécessairement maigrir ou qu’il est naturel que la plupart des individus soient préoccupés par leur poids. Les efforts de perte de poids doivent être aussi reconnus comme un symptôme d’insatisfaction corporelle, même chez les personnes en surpoids, et non seulement comme une réalité médicale. Le changement des habitudes de vie peut être encouragé dans une optique de santé et de qualité de vie, mais la perte de poids n’est souvent pas nécessaire pour atteindre ces objectifs.

En troisième lieu, les commentaires sur l’apparence, positifs ou négatifs, sont à éviter. Il est aussi dommageable de commenter positivement une perte de poids ou une silhouette avantageuse que de commenter négativement l’apparence d’une personne puisque les deux types de commentaires renforcent l’idée que l’apparence est importante pour déterminer la valeur d’une personne et qu’un seul modèle d’apparence est acceptable.

Finalement, comme les personnes considérées en surpoids vivent une discrimination réelle, le clinicien doit offrir à ces personnes un espace dans lequel les expériences de stigmatisation sont reconnues et valider les émotions vécues, quelles qu’elles soient (injustice, colère, impuissance, honte, etc.). L’internalisation des préjugés corporels doit également être reconnue et interprétée comme une distorsion cognitive en soi, chez les personnes de tous les poids, qu’elles souffrent ou non d’un trouble alimentaire.

Plus précisément, il existe un débat sur le langage à préconiser afin de ne pas appuyer les préjugés corporels. Un vocabulaire centré sur l’individu devrait être privilégié plutôt qu’un vocabulaire basé sur l’identité. Par exemple, il vaut mieux parler des « personnes considérées comme étant en surpoids » que des « obèses » ou des « gros » afin de rendre compte du fait que les préjugés corporels sont une construction sociale plutôt qu’une réalité. Le langage centré sur l’identité est utile pour les individus stigmatisés eux-mêmes s’il leur permet de reprendre le pouvoir et de diminuer la honte qu’ils ressentent. Dunn et Andrews (2015) recommandent de demander à chaque personne le vocabulaire qu’elle préfère. Par exemple, alors que certaines personnes apprécient être décrites comme grosses puisqu’elles veulent promouvoir ce qualificatif comme étant aussi neutre que d’autres adjectifs comme grande ou brune, d’autres préfèrent l’utilisation de termes d’usage plus médical.

En conclusion, le clinicien doit prendre conscience de sa propre position quant aux standards de beauté et de sa propre internalisation des préjugés corporels pour modeler un rapport au corps de ses clients qui restera empreint d’empathie et d’ouverture.

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