Introduction au dossier : les nouveaux modèles familiaux
Dr Carl Lacharité, psychologue et expert invité
Le Dr Carl Lacharité est psychologue et professeur titulaire au Département de psychologie de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il dirige le Centre d’études interdisciplinaires sur le développement de l’enfant et la famille.
Il semble bien que toutes les époques, dans les sociétés humaines, soient caractérisées par la coexistence de divers modèles familiaux, certains dominants et d’autres marginaux. Dans les sociétés occidentales modernes, l’industrialisation a eu des conséquences majeures sur la configuration des modèles de couples et de familles. En Europe, cette ère a commencé vers les années 1850. Elle a rattrapé l’Amérique du Nord et le Québec au début du XXe siècle. À partir de ce moment, la famille basée sur un ménage composé d’une mère, d’un père et des enfants issus de leur union conjugale – ce que l’on appelle la famille nucléaire – est devenue le modèle dominant.
Cette hégémonie de la famille nucléaire constitue donc un bref intermède d’environ un demi-siècle au Québec, puisque c’est dans les années 1960 et 1970 que ce modèle a commencé à être remis en question, notamment dans la foulée du mouvement social d’émancipation de la femme et de la transformation du droit familial. C’est à peu près à cette période qu’il est possible de constater un jeu de langage faisant de la famille nucléaire non plus uniquement un modèle normal sur le plan statistique (c’est-à-dire le modèle familial le plus usuel), mais plutôt une norme (c’est-à-dire ce qui est souhaitable, voire ce qui « doit être »). On voit donc apparaître, à partir des années 1970, autant dans le discours public que dans les discours professionnels et scientifiques, l’expression « famille intacte » pour qualifier la famille nucléaire, tandis que les autres formes de vie familiale sont plutôt qualifiées de « brisées » ou « à risque », renforçant ainsi leur caractère anormal. Ces familles considérées par plusieurs comme « suspectes » regroupent les familles monoparentales (celles issues du décès de l’un des parents, celles issues d’une décision de certaines femmes d’avoir et d’élever seules leur enfant , mais aussi celles issues des séparations conjugales où les mères – plus souvent que les pères – obtiennent ou se retrouvent avec la garde exclusive des enfants), les familles séparées ou divorcées, dans lesquelles les enfants sont en résidence alternée (garde partagée) entre le domicile de la mère et celui du père, et les familles recomposées ou reconstituées, où l’union conjugale de l’un ou des deux parents est formalisée (de fait ou légalement). Plus récemment, se sont ajoutées à cette liste de modèles familiaux concurrents deux catégories de familles nucléaires : la famille homoparentale, qui repose sur une version atypique du couple parental – deux personnes de même sexe –, et la famille interculturelle, qui concentre au sein du groupe familial tous les défis rencontrés dans les relations entre cultures différentes.
Ce jeu de langage à l’intérieur duquel sont soupesés ces nouveaux modèles familiaux à l’auge d’une norme représentée par la famille nucléaire a évidemment suscité des réactions de résistance chez les personnes directement concernées, notamment pour faire reconnaître (administrativement et juridiquement) ces nouvelles formes de vie familiale et valider socialement la notion de diversité culturelle des familles. D’autres jeux de langage ont ainsi fait leur apparition pour décrire cette diversité familiale et rendre compte de manière plus nuancée de l’expérience vécue par les parents et les enfants à l’intérieur de ces familles.
Il est important de constater que l’intermède historique à l’intérieur duquel la famille nucléaire est devenue le modèle familial dominant représente également la période où les disciplines des sciences humaines et sociales (incluant la psychologie) ont pris un essor important. Ainsi, plusieurs des fondements théoriques et cliniques qui caractérisent encore aujourd’hui la recherche et la pratique psychologique ont émergé dans le contexte socioculturel où cette forme de vie familiale s’est constituée en norme. Une question se pose : dans quelle mesure la mouvance dans les modèles familiaux que l’on observe en Occident ne force-t-elle pas certains volets de la psychologie à se redéfinir plus ou moins radicalement? C’est la question générale sur laquelle se sont penchés les auteurs ayant participé à ce dossier. Richard Cloutier souligne la fonction centrale que joue l’exercice de la coparentalité dans les familles reconstituées, Catherine Petit s’attarde à cartographier les enjeux cliniques relatifs aux familles interculturelles. Enfin, Marie-Liên Duymentz examine le concept psychanalytique du complexe d’Œdipe dans le contexte des familles reconstituées.
Références
- Todd, E. (2011). L’origine des systèmes familiaux. Paris : Gallimard.
- Coontz, S. (2005). Marriage, a History: How Love Conquered Marriage. New York: Penguin.
- On peut rappeler qu’au Québec, c’est en 1966 qu’a été abolie dans le Code civil la notion de puissance maritale (assujettissant l’épouse à son mari) et en 1977 qu’a été abolie la notion de puissance paternelle (pour la remplacer par le concept d’autorité parentale) et qu’a été promulguée la Loi sur la protection de la jeunesse.
- Comme le met si bien en scène John Irving dans son roman Le monde selon Garp (Paris, Seuil, 1998).