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Narcissisme, machiavélisme et psychopathie : la Triade Sombre (The Dark Triad)

Dr Hubert Van Gijseghem, psychologue
Retraité après plus de 40 ans de professorat à l’Université de Montréal, Hubert Van Gijseghem œuvre en expertise psycholégale dans diverses juridictions. En 2014, pour souligner le caractère exceptionnel de sa carrière, l’Ordre lui décernait le prix Noël-Mailloux.


Avant de parler d’un trouble de la personnalité, on a tendance à mettre en place des mesures évaluatives aussi rigoureuses que possible pour épargner au sujet d’être étiqueté d’un tel dysfonctionnement, qualifié d’envahissant, de rigide et de durable.

Ainsi, à l’aide des critères décisionnels suggérés dans le DSM-5 pour déterminer l’occurrence d’un tel trouble, comptabilisera-t-on rigoureusement ceux que présente le sujet afin de vérifier s’il atteint le seuil requis pour se voir attribuer un trouble de la personnalité. Également, on scrutera les profils issus des tests objectifs de la personnalité pour déterminer si le sujet présente une ou plusieurs élévations d’échelle qui traversent bel et bien les lignes de démarcation entre « troubles » et « traits ».

De nombreux chercheurs se sont néanmoins intéressés à des construits sous-cliniques qui peuvent avoir leurs particularités ou causer certains problèmes tout en restant dans la gamme de la normalité en ce qui a trait au fonctionnement. On touche donc ici à la distinction entre le « normal » et l’« anormal ».

En 2002, Paulhus et Williams ont présenté un tel construit qu’ils ont appelé la triade sombre (the Dark Triad1). La proposition de ces auteurs n’est pas seulement théorique, mais dûment empirique, c’est-à-dire basée sur une validation acquise par des outils de mesure disponibles (cf. infra).

La triade est une constellation de trois dimensions de la personnalité qui se révèlent distinctes aussi bien sur le plan empirique que du point de vue conceptuel tout en se chevauchant jusqu’à un certain point.

La première dimension est le narcissisme, concept d’abord développé par Freud et les premiers psychanalystes. Le construit ici utilisé équivaut à ce que l’on trouve dans le DSM-5 sous l’entrée « trouble de la personnalité narcissique », mais sous une forme sous-clinique, selon la perspective dimensionnelle de la tradition DSM (qui propose l’existence d’un continuum entre traits et trouble). La dimension narcissique se distingue des deux autres dimensions de la triade par un plus haut degré du sentiment de grandiosité. Il est à remarquer que le narcissisme impliqué dans la triade sombre est la variante grandiose plutôt qu’une variante dite compensatoire ou vulnérable.

La deuxième dimension est le machiavélisme. Le concept a été proposé en 1970 par Christie et Geis et tire évidemment son nom de Machiavel, célèbre tacticien politique du XVIe siècle. Ce concept, à ce jour, n’a pas trouvé son chemin dans les classifications des troubles mentaux, mais il est empiriquement démontré comme distinct par les chercheurs qui l’ont proposé au départ. Différent des autres concepts de la triade, le machiavélisme renvoie ici à la croyance cynique que la clé du succès réside dans la manipulation d’autrui (Jones et Paulhus, 2009). Les traits spécifiques retenus par l’équipe de Paulhus pour le diagnostiquer sont la manipulation, l’insensibilité et l’orientation stratégique-calculatrice.

La troisième dimension est la psychopathie. Si ce concept n’est pas entré dans la tradition des DSM, il a surtout émergé dans la présentation finale du PCL-R (Psychopathy Checklist-Revised) par Hare (1991), considéré comme la mesure standard. Si la notion de psychopathie a déjà une longue histoire depuis Schneider et Cleckley, ce n’est qu’une version quelque peu diluée qui apparaît dans le DSM sous la forme du trouble de la personnalité antisociale. Dans la triade, la psychopathie se distingue des deux autres concepts par l’impulsivité et l’exploitation ouverte de l’autre.

Pour adéquatement définir les trois concepts, il y a lieu d’abord d’en dégager le dénominateur commun : tous les trois comportent une forte tendance à la manipulation interpersonnelle, et cela, sans égard pour autrui. On pourrait les distinguer comme suit : le narcissisme a pour but de nourrir la grandeur du sujet impliqué; le machiavélisme revêt un caractère plus instrumental et temporel et prend sa source dans l’aspect cynique des planifications structurées par le sujet; la psychopathie se nourrit de façon impulsive de plaisir et d’exploitation (Jones et Paulhus, 2014).

Différentes analyses de régression permettent de trouver d’autres différences entre les trois concepts. Dans les échantillons tirés de la population générale, le sujet dont le score au machiavélisme est plus élevé que les deux autres traits serait un adepte du plagiat, mais il éviterait tout ce qui est de l’ordre du gambling; le narcissique privilégie le perfectionnement de son image et s’attaque à toute menace à son intégrité; le sujet psychopathe (toujours sous-clinique), plus que les deux autres, intimide et adopte des comportements vengeurs.

L’introduction du concept de la triade sombre a créé un enthousiasme dans la communauté scientifique intéressée aux « mauvais caractères », et cette proposition a généré un nombre très appréciable de recherches au cours des 14 dernières années.

Revenons à la distinction précédemment évoquée entre le « normal » et l’« anormal ». Un sujet cotant haut aux tests qui mesurent chacune de ces dimensions de la personnalité pourra recevoir le diagnostic de la triade sombre. Pourtant, il reste « normal », en ce sens que tous ces traits restent sous-cliniques, c’est-à-dire en deçà du seuil inquiétant établi par les tests de personnalité traditionnels, et en ce sens également que le nombre de critères observés à l’aide d’un outil comme le DSM ne permet pas de conclure au trouble. On a donc affaire à un sujet « normal » qui, d’ailleurs, ne semble pas aux prises avec ce que le DSM appelle une « souffrance ». Un clinicien aguerri pourrait se dire ironiquement que ce sujet, probablement, loin de souffrir, fait plutôt souffrir les autres.

Qui dit construit empirique dit mesure. Plusieurs outils de mesure ont en effet été développés pour mesurer les trois dimensions. Déjà, ce seul exercice démontre qu’il s’agit bel et bien de trois construits distincts. Le narcissisme a été mesuré pour la première fois à l’aide d’un inventaire développé par Raskin et Hall (1979), le NPI (Narcissistic Personality Inventory). Le machiavélisme est capté par le Mach-IV (Christie et Geis, 1970), tandis que l’outil de Hare, le PCL-R (1991), fait l’unanimité pour l’identification de la psychopathie. Depuis, pas moins de cinq outils ont été développés pour mesurer la triade sombre comme telle, dont le plus important est le Short Dark Triad (SD3), mis au point par Jones et Paulhus (2014). Un autre outil, peut-être le plus en vogue, est le Dirty Dozen (Jonason et Webster, 2010).

À cause de la nature sous-clinique du concept de la triade sombre, les sujets qui en sont atteints ne se retrouvent probablement pas dans les sphères clinique ou judiciaire. Puisque ces dimensions de leur personnalité ne les font pas souffrir ouvertement et les servent à plusieurs égards, ils ne consultent pas et ils n’enfreignent probablement pas ouvertement les lois. C’est ce qui explique peut-être que le concept n’a pas été proposé par les cliniciens (qui ne les rencontrent point dans leur cabinet), mais plutôt par les chercheurs. Le concept pourrait s’avérer toutefois très utile dans le domaine de la psychologie organisationnelle.

À cause des visées grandioses et planificatrices inhérentes à au moins deux des dimensions impliquées, on peut penser que les porteurs de la triade sont attirés par des domaines comme la politique, les grandes organisations et le big business, et ils sont susceptibles d’y réussir. Si jamais l’impulsivité inhérente à la dimension psychopathique de leur personnalité en venait à rendre suspects leurs comportements, le narcissisme viendrait à la rescousse pour préserver l’intégrité de leur image, et leur machiavélisme leur inspirerait de froids calculs pour s’en tirer.

Les sujets aux prises avec la triade sombre, apparemment normaux, peuvent causer plus de dommages autour d’eux que certains sujets aux prises avec un véritable trouble de la personnalité. La plupart de temps, ils sortiront vainqueurs tout en laissant nombre de coquilles vides dans leur sillon. Il est enfin évident que l’importance de leur réussite ou de leurs exploits est probablement proportionnelle à leur niveau d’aptitudes cognitives.

Références et bibliographie

Références

  1. L'expression triade noire est aussi utilisée dans certaines traductions.
  2. Voir les recherches résumées dans Furnham, Richards et Paulhus (2013).

Bibliographie

  • Christie, R. et Geis, F. (1970). Studies in Machiavellianism. New York: Academic Press.
  • Hare, R. (1991). The Hare psychopathy checklist revised (PCL-R). Toronto: Multi-Health Systems.
  • Furnham A., Richards,S. et Paulhus. D. (2013). The Dark Triad of personality: A 10 year review. Social and Personality Psychology Compass, 7, 199-215.
  • Jonason, P. et Webster, G. (2010). The Dirty Dozen: a concise measure of the Dark Triad. Psychological Assessement, 22, 420-432.
  • Jones, D. et Paulhus, E. (2009). Machiavellianism. Dans M. Leary et R. Hoyle (dir.), Handbook of Individual Differences in Social Behaviour (p. 93-108). New York : Guilford.
  • Jones, D. et Paulhus, E. (2014). Introducing the Short Dark Triad (SD3): A brief measure of dark personality traits. Assessment, 21, 28-41.
  • Paulhus, D. et Williams, K. (2002). The Dark Triad of personnality: Narcissism, Machiavellianism and psychopathy. Journal of Research in Personality, 36, 556-563.
  • Raskin, R. et Hall, C. (1979). Narcissistic Personality Inventory. Psychological Reports, 45, 590-595.