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Ces jeunes qui restent après le suicide d’un proche

Dre Maude Léonard, psychologue
La Dre Léonard est professeure à l'École des sciences de la gestion de l'UQAM et membre du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie, et elle a travaillé chez Suicide Action Montréal.

 

Virginie Hamel, psychologue
Mme Hamel est psychologue à la Clinique d’anxiété de Laval et coordonnatrice professionnelle à la Ressource régionale suicide du CISSS de Laval, équipe membre du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie.


On a souvent dit du jeune endeuillé par suicide qu’il était l’oublié de la recherche et des cliniciens (Dyregrov et Dyregrov, 2005). On recense peu de recherches récentes dans le domaine (Andriessen, Draper, Dudley et Mitchell, 2016) et plusieurs des services s’offrent principalement aux parents qui doivent prendre soin de leur jeune malgré leur propre détresse. Pourtant, dans certains contextes, le processus d’adaptation à la perte par suicide chez les jeunes tend à se faire plus difficilement sans la présence d’une intervention psychosociale (Petterson et coll., 2015).

Quels sont ces contextes particuliers? Comment notre conception du processus d’adaptation à la perte et les particularités des réactions de deuil façonnent-elles l’offre de service aux jeunes endeuillées par suicide? Quelle est l’efficacité de ces services?

Deuil par suicide chez les jeunes

Le suicide d’un proche, et plus particulièrement d’un parent, lors de l’enfance et de l’adolescence représente une tragédie marquante dans la trajectoire de vie des jeunes (Cerel et Aldrich, 2011). C’est que le suicide se produit souvent alors que ces jeunes, comparativement à ceux qui perdent un parent en raison d’une cause naturelle, affrontent déjà certains événements (séparation des parents, traitements psychiatriques du parent suicidaire, changement d’école) qui perturbent l’environnement familial (Cerel, Fristad, Weller et Weller, 2000).

Les jeunes endeuillés par suicide éprouvent plus de difficultés à s’adapter au décès que leurs pairs des groupes témoins : taux considérablement plus élevés de symptômes internalisés et de symptômes externalisés (Brent, Melhem, Donohoe et Walker, 2009; Pfeffer, Karus, Siegel et Jiang, 2000), symptômes plus fréquents et sévères de stress post-traumatique (Melhem, Moritz, Walker, Shear, et Brent, 2007), taux supérieur de sentiments de honte et de culpabilité (Melhem et coll., 2004) et risque accru d’entretenir des pensées suicidaires et de reproduire les comportements suicidaires (De Leo et Heller, 2008; Geulayov, Gunnell, Holmen et Metcalfe, 2012).

Conceptions du deuil

L’hypothèse des approches théoriques et cliniques classiques du deuil réside dans le passage nécessaire, sain et normal de la souffrance pour le résoudre (Bowlby et Parkes, 1970). Conséquemment, malgré la durée et l’intensité des réactions qu’il provoque, le deuil n’est pas considéré comme pathologique. Le DSM-IV-TR (APA, 2000) prévoyait que le deuil soit un critère d’exclusion pour le diagnostic de l’épisode dépressif majeur (ÉDM) en limitant son application aux deux premiers mois suivant le décès (au-delà de ce délai, le diagnostic peut s’appliquer).

Dans le DSM-5 (APA, 2013), ce critère d’exclusion a été retiré en raison d’un changement de paradigme relativement à l’aspect indispensable de la souffrance, du désespoir et de la détresse dans le processus d’adaptation à la perte. En fait, les chercheurs observent que les réactions normales de deuil n’altèrent pas considérablement le fonctionnement, surviennent sporadiquement, n’éclipsent pas les émotions positives, sont généralement d’intensité modérée et ne durent pas longtemps. Seule une minorité de personnes endeuillées atteignent les seuils cliniques de l’ÉDM (Prigerson et coll., 2009; Wortman et Boerner, 2007).

Dans le courant de l’approche cognitive et comportementale, Stroebe et Schut (2001) proposent le Dual Process Model of Coping with Bereavement représentant les stratégies favorables au processus d’adaptation à la perte. Selon ce modèle d’organisation des mécanismes d’adaptation, la personne endeuillée est soumise à deux types de tâches suivant la perte :

  1. des tâches orientées sur la perte, c’est-à-dire déterminées par les réactions liées à la perte elle-même (tristesse, manque);
  2. des tâches orientées vers la restauration, c’est-à-dire vers la réorganisation des rôles sociaux, de la représentation de soi-même et de son identité.

Ces deux types de tâches sont reliées et agissent en alternance. Le modèle postule qu’il est essentiel de se confronter volontairement à la perte tout en demeurant capable de s’en distraire quand la confrontation devient trop difficile. La perspective centrée sur la restauration amène des pistes intéressantes pour intervenir auprès des jeunes endeuillés par suicide dont les besoins spécifiques nécessitent un accompagnement.

Soutien offert aux jeunes endeuillés par suicide

Les jeunes endeuillés par suicide reconnaissent le besoin de recourir à une forme de soutien formel, de préférence un psychologue (Dyregrov, 2009). Toutefois, ces derniers rapportent que les services professionnels offerts dans un cadre d’intervention individuelle peinent à répondre à leurs besoins d’appartenance et d’identification. L’intervention de groupe auprès des personnes endeuillées par suicide représente à cet égard la modalité thérapeutique la plus recommandée par les chercheurs et les cliniciens pour répondre à leurs besoins et attentes spécifiques (Jordan, 2011). C’est pourquoi la Ressource régionale suicide (RRS) du Centre intégré de santé et de services sociaux de Laval a mis en place des programmes de groupe de thérapie pour jeunes endeuillés par suicide en se basant sur des stratégies d’intervention adaptées aux conceptions contemporaines du deuil.

Ces programmes s’adressent à des enfants et adolescents de 6-12 ans et 13-18 ans endeuillés par suicide d’une personne proche et qui manifestent des réactions de deuil1. Ils visent à soutenir les émotions douloureuses associées au deuil tout en tentant d’agir sur l’estime de soi et sur la résilience. Il s’agit d’aider les jeunes à amorcer leur deuil afin que sa résolution soit possible, moins douloureuse, moins complexe ou moins longue. Les objectifs consistent à (Hamel, 2008; Lake et Murray, 2007) :

  1. normaliser les réactions de deuil par suicide;
  2. briser l’isolement;
  3. augmenter son réseau de soutien et son coffre à outils;
  4. créer un plus grand sentiment de contrôle;
  5. permettre l’expression de la souffrance;
  6. comprendre l’aspect spécifique du deuil par suicide;
  7. exclure le suicide comme une solution à la souffrance;
  8. offrir un lieu de rencontre pour parler de la personne perdue sans devoir protéger ses proches.

Durant les 12 rencontres de deux heures, les intervenants agissent comme des agents de changement et professionnels du deuil en plus d’être des facilitateurs de la démarche du groupe et d’encourager l’aide mutuelle. Ils poursuivent également des objectifs cliniques individuels auprès de chacun des jeunes. En tant que groupes de psychothérapie, au moins l’un des deux intervenants doit détenir un permis de psychothérapeute.

Le tableau 1 présente des exemples de modalités d’intervention des programmes selon l’âge des participants.

Tableau 1 - Exemples de modalités d’intervention selon l’âge

Effets des programmes

Daigle et Labelle (2006) ont évalué le programme de groupe de thérapie pour enfants endeuillés par suicide auprès d’un groupe de sept enfants. Les résultats montrent que les interventions ont créé des changements positifs tels que la réduction des réactions de deuil et l’augmentation de la capacité d’espérer. Après leur participation au programme, la majorité des enfants présentent aussi une meilleure estime d’eux-mêmes, de meilleures capacités émotionnelles, une diminution de leurs symptômes d’anxiété et de dépression ainsi qu’une diminution de comportements perturbateurs. Par contre, on remarque une légère augmentation de l’intensité du sentiment de colère qui tiendrait à deux facteurs :

  1. le rythme rapide de l’enchaînement des activités provoque des frustrations et un surplus d’affects;
  2. le sentiment de colère dont l’expression a été encouragée durant les rencontres est plus difficile à gérer et prend plus de temps à s’intégrer.

Le degré de satisfaction des enfants et des parents pour ce programme est unanimement élevé.

Pour sa part, Léonard (2016) a évalué le programme de groupe de thérapie pour adolescents auprès de 13 jeunes (deux groupes). Les résultats montrent que, suivant des degrés divers, il permet aux adolescents d’exprimer leur tristesse de manière plus contrôlée, de diminuer leur désespoir et les symptômes de dépression, d’amenuiser leur sentiment de honte, d’atténuer leurs sentiments de colère et de culpabilité ainsi que d’approfondir et de consolider leurs connaissances quant aux causes du suicide et aux réactions inhérentes au deuil.

Néanmoins, six adolescents quittent le programme avant sa fin pour des raisons d’ordre pratique, de manque d’adhésion du parent, d’ambivalence dans la motivation préalable du jeune ou parce qu’ils se sentent trop bouleversés à la suite des rencontres. Malgré cela, les 13 adolescents témoignent que le programme leur a permis de briser leur isolement et une majorité prétend qu’il a répondu à leurs besoins et à leurs attentes.

Ces résultats rendent compte de la pertinence de ces programmes et laissent entrevoir l’amélioration de ses effets chez la clientèle ciblée. En intégrant des éléments psychothérapeutiques propres à la conception contemporaine du deuil, ils confortent la recommandation de nombreux chercheurs et cliniciens d’encourager la psychothérapie de groupe auprès des jeunes endeuillés par suicide.

Références et bibliographie

Références

  1. Critères d’exclusion : ne pas savoir qu’il s’agit d’un suicide; décès depuis moins de trois mois; souffrir d’un trouble de stress post-traumatique.
  2. Les parents se joignent aux enfants à la fin de chaque rencontre. Ceci ne s’applique pas au programme offert aux adolescents.

Bibliographie

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