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Intervenir en douleur chronique auprès des professionnels des services d’urgence

Dre Caroline Ouellet, psychologue
Clinicienne à l’unité de gestion de la douleur de l’hôpital Sainte-Anne pour anciens combattants, elle se spécialise dans l’évaluation et le traitement de la douleur chronique en comorbidité avec le trouble de stress post-traumatique (TSPT). 

 

Liz Ferland
Technologue en physiothérapie à l’unité de gestion de la douleur de l’hôpital Sainte-Anne pour anciens combattants, elle se spécialise dans l’autogestion de la douleur chronique et de la migraine.

 


Selon le Rapport du Groupe de travail canadien sur la douleur (Santé Canada, 2021), 20 % des Canadiens vivent avec de la douleur chronique. Carleton (2017) rapporte une prévalence variant de 35,3 % à 45,4 % parmi le personnel de la sécurité publique, qui regroupe des travailleurs tels que les agents correctionnels, les pompiers, les policiers, les ambulanciers, les opérateurs et les répartiteurs en centre d’appel. Chez les vétérans des Forces armées canadiennes (FAC) figurant dans l’Enquête sur la vie après le service de 2019, le taux de prévalence des douleurs chroniques atteint 50,7 % (Nazari et al., 2023). Bien que ces individus portent l’uniforme avec dévouement, la prévalence élevée chez eux de la douleur chronique révèle les défis uniques qu’ils affrontent. Cet article vise à sensibiliser les psychologues aux particularités et aux défis spécifiques des professionnels des services d’urgence vivant avec des problèmes de douleur chronique, tout en mettant en évidence les compétences cliniques recommandées.

Douleur chronique : une réalité complexe

L’Association internationale pour l’étude de la douleur (IASP) définit la douleur comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée ou ressemblant à celle associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle » (Treede et al., 2019). Cette définition reflète sa nature multidimensionnelle, combinant des aspects sensoriels et émotionnels, et met en évidence son caractère subjectif et individuel. Cette sensation d’inconfort ou de détresse physique persiste au-delà de la période normale de guérison, généralement de trois à six mois.

Depuis 2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) reconnaît, dans sa nouvelle Classification internationale des maladies (CIM-11), la douleur chronique comme une maladie qui se scinde en deux catégories : douleur chronique primaire et douleur chronique secondaire (OMS, 2018). Les douleurs chroniques généralisées, comme la fibromyalgie, la migraine ainsi que les troubles musculosquelettiques, font partie des douleurs chroniques primaires. Les douleurs chroniques secondaires résultent d’une maladie sous-jacente.

De multiples facteurs contribuent à la prévalence élevée des douleurs chroniques parmi les professionnels des services d’urgence (dans cet article, nous traiterons plus précisément des professionnels des forces armées, des policiers, des pompiers et du personnel paramédical). Ces facteurs contributifs se répartissent dans trois catégories : le domaine physique, le domaine psychologique et la culture propre à chaque métier.

Le rapport au corps

Tout d’abord, ces individus sont davantage exposés à des traumatismes physiques et à la répétition de mouvements. Ils doivent agir rapidement lors d’accidents de la route, de confrontations avec des criminels ou des individus représentant une menace, et dans d’autres situations urgentes (Burke, 2017). Certaines activités professionnelles s’accompagnent d’une exposition à des risques environnementaux, comme des variations de température, l’exposition à des produits chimiques ou à des agents pathogènes, ce qui favorise l’apparition de problèmes de santé (Noh et al., 2022 ; Sullivan-Kwantes, 2021). Plusieurs métiers exigent une condition physique optimale. Les professionnels des services d’urgence utilisent leur corps comme principal outil de travail. L’institution militaire valorise la force musculaire et la fierté de l’apparence physique (Adell, 2008). Le corps est donc façonné pour répondre aux exigences du métier. La pression constante exercée sur les professionnels des services d’urgence afin de se conformer aux normes peut entraîner des blessures, des tensions musculaires et des affections génératrices de douleurs chroniques. Malgré ces contraintes, ces travailleurs sont tenus de surpasser leurs limites. De plus, le port et le transport réguliers d’équipement lourd peuvent contribuer à des problèmes musculosquelettiques par le poids élevé ainsi que par les contraintes physiques occasionnées. Ces « corps de métier » nécessiteront, au cours d’une carrière de 25 à 30 ans, le port quotidien d’environ 22 livres pour les policiers (Hubacher, 2017), de 50 à 60 livres pour les pompiers en situation d’incendie (Service de sécurité incendie, 2023), de près de 100 livres d’équipement pour les militaires pendant l’entraînement et en situation de combat (Bray, 2021), et minimalement du poids des patients pour le personnel paramédical. Les professionnels des services d’urgence sont davantage exposés à des situations physiques exigeantes et ces exigences sont reflétées dans les entraînements intenses qui sont requis par leur profession. Le corps se transforme en un instrument au service des besoins du milieu, une entité qui doit supporter le stress et la douleur sans émettre de plaintes, en faisant fi de ses limites et de ses propres signaux de détresse.

La santé mentale

Ensuite, le stress opérationnel, qui inclut le stress psychologique et émotionnel persistant inhérent à la profession, peut favoriser l’émergence de problèmes médicaux durables, et contribuer à la persistance de la douleur (Carleton et al., 2018). Ce stress implique une pression liée aux responsabilités professionnelles, incluant la prise de décisions rapides et cruciales ainsi que les interventions visant à assurer la protection de vies humaines. Le devoir professionnel et la représentation de l’autorité peuvent inciter les individus à minimiser leurs propres souffrances, à mettre l’accent sur leur rôle de protecteurs plutôt que sur leurs propres besoins. Tout au long de leur parcours professionnel, ces travailleurs font face régulièrement à des situations traumatiques, ce qui crée un contexte propice au développement éventuel du trouble de stress post-traumatique (TSPT) ou d’autres troubles anxieux. Il est fréquent de constater une corrélation entre les douleurs chroniques et les troubles mentaux (El-Gabalawy et al., 2015). Parmi les vétérans ayant reçu un diagnostic de trouble de santé mentale, 91 % signalent des problèmes de santé physique et 62 % indiquent éprouver des douleurs chroniques (Anciens Combattants Canada, 2018). Une des caractéristiques distinctives de la douleur chronique réside dans sa capacité à déclencher des flashbacks, provoquant ainsi un rappel constant de l’événement traumatique (Fishbain et al., 2017). En raison des multiples interactions, il est recommandé de prendre en charge de manière concomitante la douleur chronique et les troubles mentaux.

L’environnement professionnel

Les autres facteurs favorisant la douleur chronique comprennent les modes de vie dictés par le travail, l’accessibilité aux services de santé et la connaissance de la culture organisationnelle. Tout d’abord, les professions étudiées ici sont souvent associées à des problèmes de sommeil. Les horaires de travail irréguliers, les quarts de travail prolongés et le manque de sommeil peuvent exacerber la douleur et influencer négativement sa perception (Bergen-Cico et al., 2020). Dans certains contextes, notamment lors de déploiements à l’étranger, l’accès aux soins de santé est limité. Par ailleurs, les militaires canadiens bénéficient d’un système de santé (Gouvernement du Canada, 2019) dispensant des services au sein de leurs unités, dans l’objectif d’un maintien en emploi. Mais lors du retour à la vie civile (libération), la navigation dans le système de santé civil représente un défi important (Tam-Seto et al., 2023) et occasionne du stress. La libération, marquée par des deuils, une perte de repères et d’identité ainsi que de l’isolement, peut entraîner une diminution de l’estime de soi et de la motivation à chercher de l’aide (Watts-Figueroa et McCallum, 2023), particulièrement en cas de problème d’accès aux services. Au sein des services d’urgence, les cultures professionnelles encouragent la persévérance et misent sur une force émotionnelle exceptionnelle, voire une résilience face à toutes les situations. Cependant, cette valorisation de la résilience s’accompagne d’une stigmatisation de la vulnérabilité, rendant plus complexe la recherche de services adaptés (Sharp et al., 2015). De plus, la crainte de conséquences professionnelles, telles que des limitations de tâches, des discriminations, voire une perte d’emploi, incite à dissimuler la douleur physique et les difficultés mentales. La difficulté à demander de l’aide, les obstacles pour accéder aux services appropriés, l’acharnement au travail malgré des blessures ainsi que les défis liés à la santé mentale amplifient le risque de complications médicales et de dégradation de la qualité de vie, contribuant au maintien et à l’aggravation de la douleur chronique.

Les compétences du psychologue en gestion de la douleur

Les facteurs associés à la douleur chronique ne se limitent pas à ceux qui ont été présentés. Leurs interactions complexes jouent un rôle dans le déclenchement, le développement et la persistance de ce type de douleur. Le rôle d’un psychologue spécialisé en gestion de la douleur nécessite une connaissance approfondie de la culture professionnelle des services d’urgence ainsi que des défis, normes et contraintes spécifiques auxquels ces professionnels font face dans l’exercice de leurs fonctions. Travailler avec cette population présente des défis cliniques, notamment la collaboration avec des clients réticents à exprimer ou à reconnaître leurs émotions, certains ignorant leurs limites et les dépassant avant d’en prendre conscience. Ces défis peuvent entraîner un épuisement émotionnel, une résistance aux traitements, une autocritique excessive et des difficultés relationnelles chez le client. Une des stratégies pour relever ces défis consiste à établir une relation de confiance, même en l’absence d’une expérience directe de la culture professionnelle en cause. Avant même de franchir la porte du bureau, de nombreux clients aspirent à ce que le psychologue saisisse les sacrifices et les contraintes inhérents à leur profession. Simultanément, il est essentiel que le psychologue manifeste des compétences dans l’évaluation et/ou le traitement de la santé mentale, incluant la détection de traumatismes et de troubles anxio-dépressifs, tout en étant compétent dans la gestion de la douleur et la prise en charge de la santé globale (Wandner et al., 2019). Acquérir des compétences en gestion de la douleur nécessite une compréhension approfondie de la physiologie humaine et des diagnostics cliniques du client, la connaissance des tests diagnostiques à entreprendre pour mieux préparer le client, la compréhension du modèle biopsychosocial-environnemental influençant la douleur, l’exploration des théories expliquant l’évolution de la douleur, et la connaissance de l’évolution de la douleur vers la souffrance. La souffrance liée à la douleur chronique est modulée par des aspects tels que les comportements, la fatigue, les problèmes de sommeil, les difficultés dans la communication et les relations interpersonnelles, la consommation néfaste et l’automédication, l’inactivité physique et le déconditionnement physique résultant du non-respect des limites, et bien d’autres encore. Le psychologue peut intervenir dans plusieurs de ces domaines. Afin de personnaliser le traitement, il est essentiel que le psychologue distingue les dimensions physique et psychologique de la douleur chronique et en comprenne l’influence mutuelle. De plus, la collaboration du psychologue avec d’autres professionnels de la santé, tels que médecins, physiothérapeutes et autres spécialistes, constitue un atout dans la prestation des soins (Wandner et al., 2019). Un autre atout réside dans la maîtrise des ressources et des services disponibles, incluant les programmes de bien-être au travail et les services d’assistance psychologique. Enfin, la capacité à s’adapter aux contextes dynamiques et aux besoins spécifiques des professionnels des services d’urgence demeure essentielle, exigeant une approche flexible dans la prestation des soins. En résumé, l’acquisition de compétences spécialisées en gestion de la douleur s’avère indispensable pour le psychologue, afin de renforcer sa capacité à comprendre, à évaluer, à monitorer et à traiter de manière globale les dimensions physique et psychologique de la douleur vécue par les patients. Ces compétences ne se limitent pas seulement à la sphère individuelle, mais s’étendent également à la capacité du psychologue à collaborer avec empathie et efficacité avec la population particulière des professionnels des services d’urgence. En offrant des interventions adaptées et centrées sur le client, le psychologue contribue de manière significative à l’amélioration du bien-être de cette population dévouée qui fait souvent face à des défis uniques dans l’exercice de ses fonctions.

 

 

 

Bibliographie

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