Introduction au dossier
Dre Estelle M. Morin, psychologue | Experte invitée
Professeure titulaire au département de management de HEC Montréal où elle enseigne depuis 1988, elle a consacré sa carrière au sens du travail, à la promotion de la santé mentale et à l’efficacité des organisations.
L’expérience de la pandémie à l’échelle mondiale a provoqué de profonds changements dans l’organisation du travail et, surtout, dans le sens qu’on lui donne. Jusqu’à tout récemment, plusieurs considéraient le travail comme un emploi, un moyen de gagner sa vie, voire de la réussir. Le confinement d’une grande proportion de la population et le chômage partiel provoqués par la fermeture d’entreprises¹ ont fait apparaître l’essentialité de certains emplois. Subitement, nous ne pouvions pas fonctionner sans les services des professionnels de la santé, des enseignants, mais aussi ceux des camionneurs, des livreurs, des caissiers. D’autres personnes, confinées à leur domicile, ont remis en question leur travail. À titre d’exemple, quelqu’un nous a confié, à l’occasion d’une enquête que nous avons menée en France en mars et en avril 2020² : « Je relativise l’importance de mon propre travail, même si ce dernier me manque. » Un autre s’est interrogé sur le sens de son travail : « Quel est le but de mon entreprise, qu’est-ce que j’apporte à la société en travaillant pour elle? Je suis un numéro, je suis au chômage partiel et quand on a besoin de moi, je télétravaille. C’est à la carte de l’employeur sans directive claire » (Morin et Falque, 2021). Le travail est certes une nécessité de l’existence, mais il est plus que ça. Il est un moyen de s’accomplir, d’exercer ses talents, d’appliquer son intelligence et sa créativité pour apporter sa contribution au bien commun, de laisser sa marque, une trace de son existence, bref, de donner un sens à sa vie.
Le fait d’être confinés, tenus à distance de nos proches et de nos collaborateurs, nous a aussi fait prendre conscience de l’importance d’être en relations, d’être proches les uns des autres, pour être bien. Le fait d’être séparés les uns des autres nous a rendus conscients de la valeur des relations humaines et du sentiment d’appartenance qu’elles engendrent. Dans l’enquête citée plus tôt, celles et ceux à qui nous avons demandé ce qu’ils trouvaient le plus difficile pendant cette période nous ont répondu : « la perte du lien humain », « le manque de contact direct », « le sentiment de solitude », « le sentiment d’isolement » (Morin et Falque, 2021). Dans le contexte du travail, les relations humaines sont le terreau du sentiment de sécurité qui rend possible le développement de l’autonomie et de l’accomplissement. Deci et Ryan (2008) ont montré à quel point la satisfaction des besoins de relation, d’autonomie et de compétence présidait au bien-être psychologique. Dans ce dossier, l’équipe de Jacques Forest nous présente un article sur l’incidence du travail à distance relativement à la possibilité de satisfaire ces besoins. Dans son article, cette équipe de l’Université du Québec à Montréal fait état des conditions de travail qui favorisent leur satisfaction, comme la flexibilité des horaires, l’accès à l’information et la facilité des contacts virtuels. Elle fait aussi état des conditions qui pourraient à l’inverse engendrer leur frustration, comme la surveillance électronique, la vitesse de transmission des données, ou encore le manque de soutien organisationnel.
Cela dit, nous avons appris à nous rapprocher malgré la distance physique. « Les risques sanitaires nous font plus nous intéresser aux autres. On demande des nouvelles de la santé de nos collaborateurs et de leurs proches. On se sent plus proches de nos collaborateurs », a rapporté un cadre lors de l’étude, quelques semaines après s’être confiné à la maison pour travailler (Morin et Falque, 2021).
En fait, nous n’avons pas eu le choix d’adopter des méthodes de travail à distance, même si nous n’y étions pas tous bien préparés. Cela a donné « des journées plus chargées, la difficulté d’encadrer une équipe qui travaille exclusivement à distance, des employés qui jonglent avec leurs responsabilités familiales, des lenteurs plus marquées dans la prise de décision par la hiérarchie et les partenaires » (Morin et Falque, 2021). Il a bien fallu faire preuve d’adaptabilité : c’est le sujet de l’article présenté par l’équipe de Maxime Paquet. Ces experts de l’Université de Montréal expliquent que les personnes qui savent se montrer flexibles autant sur le plan cognitif que sur le plan béhavioral retirent beaucoup d’avantages à travailler à distance. En effet, l’adaptation au télétravail comporte plusieurs bénéfices auxquels il sera difficile de renoncer. En voici quelques-uns : économie de temps de déplacement, meilleure concentration pour les tâches qui le demandent, meilleur équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle, plus grande flexibilité dans l’organisation du travail, meilleure gestion du temps, etc.
La pandémie a permis de s’interroger collectivement sur le sens du travail et sur la valeur de l’humanité de nos relations professionnelles. Elle a forcé le management de certaines organisations à repenser la manière de gérer le travail pour assurer non seulement la continuité des activités et la pérennité de l’organisation, mais aussi le bien-être et l’engagement des équipes. Avec le retour à la normale dans les organisations, quatre pratiques de management pourraient avoir un effet déterminant sur le sens du travail, le bien-être psychologique et l’engagement des personnes : aider l’équipe à prendre la bonne direction pour donner un sens à son travail, faciliter l’accomplissement du travail pour favoriser l’efficacité, soutenir l’autonomie de l’équipe et promouvoir le bien-être au travail.
L’expérience de la pandémie nous a conduits à nous interroger sur l’utilité de notre travail, incitant des gens d’affaires à recentrer les stratégies et les activités sur la raison d’être (purpose) de l’entreprise. Le travail a du sens quand il contribue à l’accomplissement de cette raison d’être. C’est pourquoi il importe d’aligner les objectifs du travail avec la mission de l’organisation. Prendre le temps d’expliquer les raisons des décisions prises par la direction, de dire aux employés à quoi va servir leur travail, voilà des comportements qui aident à donner un sens au travail.
Les difficultés d’adaptation vécues durant la pandémie ont montré l’importance pour le management de faciliter l’accomplissement du travail en offrant leur soutien aux équipes. Par exemple, un cadre facilite le travail lorsqu’il accompagne les membres de son équipe à résoudre les problèmes qu’ils rencontrent, lorsqu’il leur fournit les ressources nécessaires et lorsqu’il coordonne leurs activités afin qu’ils puissent atteindre les objectifs de performance. Faciliter le travail, c’est aussi solliciter les idées des travailleurs pour améliorer l’organisation du travail ou pour établir des marges de progrès afin d’améliorer l’efficacité de l’équipe.
Avoir de l’autonomie pour faire son travail est une condition de l’efficacité et du bien-être psychologique (Converse et al., 2019; De Gieter et al., 2018). Cela suppose au minimum des capacités ou des compétences appropriées, de l’information utile, des ressources suffisantes et, surtout, du pouvoir pour le faire. Soutenir l’autonomie de son équipe est un rôle très important pour un cadre, qui suppose sa capacité à gérer son anxiété, sa disposition à déléguer le pouvoir et sa compétence à diriger son équipe (Deci et Ryan, 1987). Bien entendu, tout ne dépend pas des chefs d’équipe, la sélection du personnel est aussi un facteur clé de l’autonomie des personnes dans leur travail.
Enfin, promouvoir le bien-être au travail est un objectif louable, mais comment l’atteindre ? Il faut être proactif pour mettre en place des mesures de prévention des accidents et des maladies ainsi que de promotion de la sécurité et de la santé sur tous les plans : physique, mental et social.
L’article de l’équipe de Caroline Nicolas cite en exemple l’expérience de réseaux de sentinelles mis en place dans les organisations pour faciliter le repérage de personnes ayant des symptômes de détresse psychologique afin de les guider rapidement vers les services de soin appropriés. Les sentinelles sont des personnes bénévoles, attentives à leurs collègues, prêtes à les aider lorsqu’elles aperçoivent des signes de détresse. Une formation de quelques jours suffit généralement pour les préparer à jouer ce rôle de prévention. Caroline Nicolas et ses collaborateurs décrivent les conditions essentielles pour mettre en œuvre ce type de stratégie préventive dans une organisation.
Le dernier article de ce dossier concerne la télépratique en psychologie du travail et des organisations. Présenté par Marie-Claude Lallier Beaudoin et Irène Samson, toutes deux professeures à l’Université de Sherbrooke, il fait état de l’évolution de la pratique à distance et des compétences qu’il faut maîtriser pour offrir ce genre de service à sa clientèle.
Plus que jamais, nous pouvons le dire : le travail est en mutation. Les psychologues ont un rôle important à jouer pour accompagner leur clientèle en quête de sens. Nous pouvons répondre à la provocation de James Hillman qui, dans ses réflexions sur le travail, formule ainsi le problème :
Je veux simplement parler du travail comme d’un plaisir, comme d’une gratification instinctuelle au lieu d’en parler comme d’un droit, « le droit au travail », ou comme d’une nécessité économique, ou comme un devoir social, ou comme une pénitence imposée à Adam après qu’il eut été chassé du paradis terrestre. Les mains veulent faire des choses et l’esprit aime à s’y appliquer. Le travail est vital, irréductible à quelque autre valeur. […] Et c’est la faute de la psychologie ; elle ne s’occupe pas assez de l’instinct du travail (Hillman, 1993, p. 218-219).
En effet, le travail est vital pour notre bien-être psychologique – pourvu qu’il ait un sens pour nous. Il nous permet d’appliquer notre intelligence et notre créativité pour améliorer nos conditions de vie et pour donner un sens à notre existence. Comme psychologues, nous pouvons aider notre clientèle à s’investir dans des activités qui ont du sens pour elle, à cultiver de bonnes relations avec ses collègues de travail et à oser expérimenter différentes méthodes de travail pour apprendre et développer ses compétences. Ce sont là des leviers du bien-être psychologique qu’a identifiés David Dozois (2018).
En terminant, les moments de crise offrent des occasions de mettre à l’épreuve notre adaptabilité, voire notre résilience. Ils donnent aussi la possibilité de prendre du recul par rapport à nos valeurs et aux raisons qui donnent un sens à nos vies. Pour une fois depuis des années, nous avons placé la santé au-dessus de l’économie, la solidarité avant l’individualisme, le sens du travail devant la réussite sociale. Souhaitons que nous conservions ce nouvel alignement.
Notes
1. Aux premières semaines de la pandémie, en mai 2020, le taux de chômage a atteint un sommet record de 13,4%. https://www.lapresse.ca/affaires/economie/2022-04-08/taux-de-chomage/des-creux-historiques-au-canada-et-au-quebec.php#:~:text=Le%20record%20pr%C3%A9c%C3%A9dent%2C%20un%20taux,record%20de%2013%2C4%20%25.
2. Il s’agit d’une enquête menée en France auprès de 1 686 personnes occupant des fonctions d’encadrement (d’agents de maîtrise à chefs d’entreprise), dont 60 % sont des hommes. Les personnes sont âgées de 18 à plus de 60 ans, et la majorité travaille dans le secteur industriel et le secteur privé. Les données ont été collectées du 26 mars au 30 avril 2020.
Bibliographie
Converse, Benjamin A., Lindsay Juarez et Marie Hennecke. (2019). Self-control and the reasons behind our goals. Journal of Personality and Social Psychology, 116(5), 860-883.
De Gieter, Sara, Joeri Hofmans et Arnold B. Bakker. (2018). Need satisfaction at work, job strain, and performance: A diary study. Journal of Occupational Health Psychology, 23(3), 361-372.
Deci, Edward L. et Richard M. Ryan. (1987). The support of autonomy and the control of behavior. Journal of Personality and Social Psychology, 53(6), 1024-1037.
Deci, Edward L. et Richard M. Ryan. (2008). Self-determination theory: A macrotheory of human motivation, development, and health. Canadian Psychology/Psychologie canadienne, 49(3), 182-185.
Dozois, David J. A. (2018). Not the years in your life, but the life in your years: Lessons from canadian psychology on living fully. Canadian Psychology/Psychologie canadienne, 59(2), 107-119.
Hillman, James. (1993). La beauté de psyché. L’âme et ses symboles. Paris, Le Jour.
Morin, Estelle M. et Laurent Falque. (2020). Quel est le sens du travail? France Forum, 79.
Morin, Estelle M. et Laurent Falque. (2021). Enquête sur le sens du travail pendant le confinement. Rapport d’analyse des réponses à 9 questions ouvertes. Lille (France), Chaire Sens et Travail – Icam (Lille), 194 p.
Morin, Estelle M., Laurent Falque, Édouard Lecerf et Julien Goarant. (2022). Étude de l’empreinte laissée par le travail des managers sur leurs collaborateurs directs et sur l’organisation. Montréal, HEC Montréal et Chaire Sens et Travail – Icam (Lille), 139 p.