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Le risque suicidaire

Dre Isabelle Marleau, psychologue et directrice de la qualité et du développement de la pratique sortante de l'Ordre des psychologue du Québec.


En janvier dernier, la coroner Julie-Kim Godin a rencontré la présidente de l’Ordre des psychologues pour lui exprimer ses préoccupations à la suite d’enquêtes sur quelques cas de décès par suicide. Il nous apparaît important de préciser que ces cas n’impliquaient pas les pratiques des psychologues. Dans la foulée de cette rencontre, l’Ordre a décidé de prendre certaines initiatives pour s’assurer que soit mise à jour l’information pertinente au regard des bonnes pratiques liées à l’évaluation du risque suicidaire.

D’entrée de jeu, mentionnons que l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) rapporte un taux de suicide relativement stable depuis 2010 : entre 1000 et 1200 suicides par an. Le suicide chez les hommes demeure trois fois plus fréquent que chez les femmes1. De plus, on recense environ 3400 tentatives de suicide par année (soit 9 par jour); ces tentatives sont plus fréquentes chez les femmes (55 par 100 000) que chez les hommes (35 par 100 000)2. Or, les décès par suicide et les tentatives de suicide ne sont que la partie visible de l’iceberg, alors que les idéations suicidaires constituent le plus grand défi. Effectivement, les idées suicidaires sont en hausse : en 2020, environ deux fois plus d’adultes qu’en 2018 ont déclaré avoir sérieusement envisagé de se suicider au cours du mois précédent (Czeisler et al., 2020), cette augmentation pouvant potentiellement être en lien avec la pandémie.

Bien que faire face à un client présentant des idéations suicidaires représente un défi clinique pour tous les professionnels de la santé, le domaine a beaucoup évolué. On ne considère plus que l’évaluation consiste à demander au client s’il est déprimé et s’il pense à se faire du mal. La meilleure réponse à offrir n’est pas systématiquement de référer le client vers les urgences pour qu’il puisse obtenir des antidépresseurs ou de suggérer la signature d’un contrat où il promet de ne pas se faire de mal. De nombreux enjeux cliniques méritent d’être soulevés et de multiples interventions peuvent être privilégiées, selon le jugement clinique du psychologue. Nous souhaitons ici soulever certains des enjeux qui peuvent se présenter lors de l’évaluation du risque suicidaire et faire état de la recherche clinique en matière de risque suicidaire.

Évaluer le risque suicidaire : quelques enjeux

Précisons qu’il existe un spectre de conduites suicidaires, allant des idéations suicidaires passives (penser à la mort en général, avec ou sans intention de se suicider) aux idéations suicidaires actives (penser au suicide de manière soutenue, plusieurs fois par jour)3, puis aux idées suicidaires scénarisées (planifier l’acte suicidaire : où? quand? comment?) et enfin au passage à l’acte suicidaire ou au comportement suicidaire.

En ce qui concerne l’évaluation de la suicidalité, les instruments de dépistage suivants sont souvent utilisés : le Ask Suicide-Screening Questions4 et l’échelle Columbia-Suicide Severity Rating Scale5. Toutefois, ces outils, comme d’autres questionnaires issus d’une approche traditionnelle, partent de la considération que les idées suicidaires sont la porte d’entrée vers les comportements suicidaires. Or, on reconnaît maintenant qu’il existe différentes trajectoires vers le suicide, certaines personnes pouvant progresser dans la séquence en quelques heures, d’autres suivant une tout autre route.

D’un point de vue clinique, il peut se révéler plus pertinent de poser des questions sur les émotions qui peuvent rendre le client vulnérable, comme le sentiment que les autres seraient mieux sans lui ou le sentiment que personne ne peut l’aider à résoudre ses problèmes. Ce type de questions ouvertes, guidées par le jugement clinique du psychologue, pourrait permettre d’identifier les clients susceptibles d’adopter un comportement suicidaire. La manière dont le psychologue interroge le client sur sa potentielle suicidalité peut faire toute la différence. Tout jugement porté ou perçu peut amener le client à cacher ses véritables pensées, notamment le fait de poser des questions d’une manière qui suggère que le non est la bonne réponse (comme « Vous ne pensez pas à vous faire du mal, n’est-ce pas? »).

De plus, il est essentiel de garder en tête que la suicidalité se manifeste différemment selon les populations et les groupes d’âge. Par exemple, les adolescents sont plus susceptibles de ne pas percevoir leur vulnérabilité, étant donné la phase de développement dans laquelle ils se trouvent. Ainsi, la manifestation de comportements les mettant en danger ou leur causant du tort ne constitue pas nécessairement un indice de suicidalité.

Par ailleurs, les adolescents peuvent être réticents à révéler leurs sentiments suicidaires, car ils craignent que le psychologue ne partage cette information avec leurs parents. Si le psychologue estime que les parents doivent être informés des risques, il doit collaborer activement avec le jeune pour élaborer un plan de divulgation aux parents, en expliquant les raisons qui l’incitent à divulguer l’information et à tenter d’obtenir l’autorisation de le faire. Il peut proposer à l’adolescent des options pour que cela se fasse de la manière qui le mette le plus à l’aise possible. Les violations non collaboratives de la confidentialité, comme le fait de parler des risques aux parents sans la permission de l’adolescent ou de forcer l’adolescent à en parler, ont été associées à une détérioration de la santé mentale, à une baisse de la confiance dans la psychothérapie et à une diminution de la probabilité de divulguer des informations dans l’avenir (Fox et al., 2022).

Intervenir auprès des personnes à risque

Dans certains cas, les symptômes suicidaires peuvent coexister avec la présence d’un trouble mental, notamment un trouble dépressif ou un trouble de la personnalité. Néanmoins, il importe de démanteler l’idée commune selon laquelle le suicide est causé par un trouble mental ou qu’il en est toujours un symptôme. D’ailleurs, les traitements soutenus par les données probantes visent maintenant directement le suicide, plutôt que les troubles mentaux. Parmi ces traitements qui ciblent spécifiquement le suicide, on trouve notamment certains protocoles de psychothérapie cognitivo-comportementale brève (Brief Cognitive Behavioral Therapy, BCBT) et de psychothérapie comportementale dialectique (Dialectical Behavior Therapy, DBT), ainsi que l’approche d’évaluation et de gestion collaboratives de la suicidalité (Collaborative Assessment and Management of Suicidality, CAMS)6.

Ces traitements représentent la fin d’un paradigme où on sous-estimait l’autonomie du client, au profit d’une approche résolument collaborative, dans laquelle le client devient un partenaire dans son propre plan de traitement. Il s’agit d’aborder le traitement comme un processus interactif, notamment dans l’identification des facteurs de risque par le client, c’est-à-dire les problèmes qui, selon le client lui-même, le pousseraient à vouloir se suicider.

La BCBT se concentre sur deux vulnérabilités, soit la dysrégulation émotionnelle et la rigidité cognitive. Pour sa part, la CAMS est une intervention qui cible et traite directement les idées et comportements suicidaires plutôt que le trouble mental potentiellement sousjacent. Une méta-analyse récente a d’ailleurs montré que, comparativement à d’autres interventions plus traditionnelles couramment utilisées, la CAMS réduit de manière significative les idées suicidaires, le risque suicidaire, ainsi que les sentiments de détresse et de désespoir (Swift et al., 2021).

Concernant les enfants et les adolescents, la Substance Abuse and Mental Health Services Administration (SAMHSA), dans son guide intitulé Treatment for Suicidal Ideation, Self-Harm, and Suicide Attempts Among Youth (SAMHSA, 2020), mentionne une seule intervention dont l’efficacité est étayée. Il s’agit de la DBT pour adolescents, qui combine psychothérapie individuelle, formation aux compétences familiales et coaching (Rathus et Miller, 2014). En raison de la lourdeur de l’intervention (fréquence des séances, travail à effectuer par le client hors séance, nombreux intervenants impliqués), d’autres programmes inspirés de la DBT ont vu le jour, notamment le Safe Alternatives for Teens and Youth (SAFETY). Ce programme combine une intervention directe auprès du jeune et une intervention auprès des parents, puis une mise en commun des compétences et un travail permettant d’accroître la sécurité et d’aborder les raisons de vivre. Un essai contrôlé randomisé a d’ailleurs révélé que les adolescents du groupe SAFETY présentaient beaucoup moins de risques de faire des tentatives de suicide que ceux du groupe contrôle (Asarnow et al., 2015 ; Thompson et al., 2017).

Afin d’orienter le traitement, les psychologues peuvent bénéficier de l’expérience des personnes qui ont survécu à des tentatives de suicide. En effet, les idées de certains survivants pour améliorer l’intervention ont été colligées. Nombre de ces recommandations représentent un retour aux principes de base de la psychothérapie, notamment faire preuve d’empathie, faire preuve d’écoute active et favoriser la collaboration avec le client. Ces compétences font partie de la formation des psychologues : elles devraient être mises de l’avant, même lors des phases psychothérapeutiques où l’on se centre sur les risques et les questions de sécurité.

Une autre considération clinique consiste à éviter de transmettre au client le message qu’il a « tant à vivre encore » ou qu’il ne devrait pas envisager le suicide parce que des personnes « tiennent » à lui. Plutôt que de renforcer les raisons de vivre, ces messages peuvent engendrer de la honte vis-à-vis des idéations ou des comportements suicidaires. De tels commentaires peuvent entraver l’alliance, voire rendre les personnes moins susceptibles de demander de l’aide. Une attitude visant à comprendre les idées suicidaires ou ce qui a poussé la personne à tenter de se suicider serait plutôt à privilégier.

Utiliser la technologie : quelles questions se poser?

Des technologies permettent d’élargir l’accès aux évaluations de la suicidalité et aux interventions subséquentes, au-delà du cabinet du psychologue. Ces outils technologiques, conçus pour évaluer la suicidalité, complémenter la psychothérapie, servir de passerelle pour ceux qui sont sur les listes d’attente et aider ceux qui ne sont pas encore prêts pour une psychothérapie, sont largement disponibles actuellement.

Par exemple, dans un essai contrôlé randomisé, des chercheurs ont testé de brèves vidéos conçues pour enseigner des compétences de la DBT à des universitaires américains, un groupe chez lequel le suicide est la deuxième cause de décès (Rizvi et al., 2022). Les participants ont ensuite fait l’objet d’une évaluation écologique à l’aide de sondages sur leur téléphone intelligent. L’intervention a non seulement prévenu l’aggravation des symptômes, mais aussi affecté positivement l’humeur des participants.

Une autre situation où l’usage des technologies se révèle utile en prévention du suicide est celle où un client suicidaire se présente à l’urgence dans l’espoir d’y recevoir des soins, pour n’y trouver qu’une longue attente. Pendant ce temps, l’état mental du client est susceptible de se détériorer. Pour combler ce temps d’attente, des psychologues ont conçu des plateformes numériques sur tablette permettant au client d’apprendre des stratégies fondées sur les données probantes, stratégies qu’il peut mettre en oeuvre alors qu’il attend l’aide spécialisée7. Mentionnons que des survivants de tentatives de suicide ont participé à la conception de ce programme aux côtés des psychologues. Les survivants y racontent leur histoire, ils partagent ce qui les a aidés et ils offrent de l’espoir. Ce type d’intervention constitue une première étape vers un traitement du suicide ainsi qu’une normalisation de l’état des personnes suicidaires, par l’intermédiaire des témoignages de personnes qui ont vécu une expérience similaire.

De plus, on peut se rappeler que la télépsychologie est efficace, même pour les clients à haut risque. Cependant, chez les psychologues qui ont peu d’expérience avec les personnes à haut risque, l’utilisation de la télépsychologie peut susciter de l’anxiété. D’une part, les problèmes techniques peuvent être dévastateurs pour une personne en situation de crise. D’autre part, lorsqu’un client à haut risque ne se trouve pas dans le cabinet du psychologue, ce dernier doit disposer d’un plan pour obtenir de l’aide à distance si le client en a besoin. Pour apaiser leurs craintes, les psychologues peuvent consulter la traduction des lignes directrices de l’American Psychological Association pour la pratique de la télépsychologie8 et établir un protocole de sécurité détaillé. Entre autres, il faut savoir où se trouve le client, rechercher à l’avance les services d’urgence les plus proches, obtenir l’autorisation du client de contacter une personne- ressource en cas d’urgence, veiller à pouvoir résoudre les problèmes techniques rencontrés par le client et prévoir un plan d’urgence pour se reconnecter en cas de coupure de courant.

Le suivi postintervention

L’état des connaissances révèle non seulement que l’intervention avant et pendant la crise suicidaire est importante, mais également que le suivi postintervention importe lui aussi quand vient le temps de prévenir le suicide. Ainsi, certains traitements se concentrent sur la prévention des moments de crise ultérieurs. Dans ce contexte, une planification détaillée de la sécurité à long terme, effectuée en collaboration avec le client, spécifiant par écrit les étapes à suivre dans les moments de détresse intense, permet de réduire les idées suicidaires ainsi que le nombre de tentatives de suicide et de suicides (Rogers et al., 2022).

Parmi les stratégies de suivi postintervention, on peut nommer le plan de réponse à la crise (Rudd et al., 2004) et l’intervention de planification de la sécurité (Stanley et al., 2012). Mettant l’accent sur la collaboration, ces interventions consistent à reconnaître les signaux d’alerte, à dresser une liste de stratégies d’autogestion (incluant les moyens de se distraire) et à identifier les sources possibles d’aide extérieure, y compris la famille et les amis, les prestataires de soins de santé et les services de crise. L’intervention de planification de la sécurité prévoit de surcroît le retrait des objets susceptibles d’être utilisés pour le suicide. De telles stratégies à long terme peuvent s’avérer indispensables compte tenu, notamment, du fait que de nombreuses personnes présentant des idées suicidaires ne sont pas en traitement et que celles qui le sont ne voient pas leur psychologue souvent (50 minutes par semaine, c’est bien peu…). Mentionnons finalement que, dans le contexte du suivi, l’attitude du psychologue est cruciale : il s’agit d’éviter une attitude mécanique, de type checklist, où le psychologue semble concerné par le risque professionnel, au profit d’une approche empreinte de chaleur et d’empathie, démontrant un réel souci de la condition du client.

Conclusion

En prévention du suicide, la nature complexe des enjeux cliniques et les développements récents font ressortir l’importance de la relation psychothérapeutique, de l’empathie et de l’alliance, ainsi que l’importance de bien évaluer le risque, de savoir le gérer et d’intervenir une fois la crise passée. Bien qu’il soit impossible d’enrayer totalement le phénomène du suicide, les psychologues cliniciens ont un rôle de premier plan à jouer dans l’évaluation et le traitement des souffrances, permettant parfois d’éviter une telle fatalité.

Notes et bibliographie

Notes

  1. Les moyens pris pour se suicider sont distincts chez les hommes et chez les femmes. Parmi les moyens utilisés par les femmes, on relève l’intoxication par des substances et la noyade, alors que les hommes prendront des moyens comme la pendaison, la strangulation, l’asphyxie, les armes à feu et les explosifs (Séguin et Geoffroy, 2022).
  2. Séguin et Geoffroy. (2022). Formation en ligne. Repéré sur le site de l'Ordre.
  3. Certains utilisent le terme « velléités suicidaires » comme synonyme de l’expression « idéations suicidaires actives ».
  4. https://www.nimh.nih.gov/research/research-conducted-at-nimh/asq-toolkit-materials
  5. https://cssrs.columbia.edu/the-columbia-scale-c-ssrs/cssrs-for-research/
  6. Pour plus d'information : https://cams-care.com/about-cams/
  7. À ce sujet, consultez https://jasprhealth.com/
  8. La traduction des lignes directrices de l’American Psychological Association pour la pratique de la télépsychologie est disponible sur le site de l’Ordre.

Bibliographie