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Mieux comprendre et aider les endeuillés par mort traumatique

Dre Pascale Brillon, psychologue
Professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, elle est également directrice du laboratoire de recherche Trauma et résilience.


Vivre la mort d’un proche est une expérience courante et généralement éprouvante. Mais que faire lorsque le décès a eu lieu par suicide, homicide, accident ou tragédie sociale de masse ? Comment aider l’endeuillé à amorcer un processus de deuil alors qu’il n’a pas eu le temps de dire « je t’aime » ou « au revoir » à l’être cher, ou alors que la mort comportait des aspects déshumanisants inacceptables ?

Une mort « normale » ou « traumatique » ?
On considère qu’il s’agit d’une mort traumatique lorsque le décès survient dans des circonstances soudaines, imprévisibles, souvent violentes. Les morts traumatiques peuvent être volontaires, contre nature ou horrifiantes. On peut penser aux victimes de la pandémie de COVID-19 ou de la guerre en Ukraine, au décès d’un enfant, aux décès par suicide, accident ou homicide, aux morts survenues lors de catastrophes naturelles, aux cas où le corps du disparu n’est pas retrouvé. La perte d’un être cher dans des circonstances tragiques constitue le type d’événement traumatique prévalent dans la population générale (Breslau et al., 1998).

Les réactions particulières à une mort « traumatique »
« Je suis foudroyé… » « Mon monde s’écroule… » Les réactions à une mort traumatique se distinguent de plusieurs façons des réactions à un deuil « ordinaire ». D’abord, les endeuillés peuvent ressentir un état de choc beaucoup plus intense : impression que la mort est irréelle (voire impossible, inconcevable, inacceptable), sentiment d’être déconnecté émotivement, ce qui peut empêcher de profiter du soutien des proches. Les funérailles peuvent être vécues dans un état second, un état de dissociation. Les sentiments de révolte, de rage même, peuvent prendre toute la place et empêcher le contact avec la tristesse. Des sentiments de culpabilité et de honte sont fréquents et aggravent le tableau clinique. La quête de sens prend souvent une très grande place et peut être très douloureuse : « Qu’ai-je fait pour mériter cela ? » « Aurions-nous pu l’empêcher ? » De plus, l’endeuillé a souvent la douloureuse impression que la relation n’est pas bouclée, qu’elle est restée en suspens. Des mots importants n’ont pas été dits, des gestes cruciaux n’ont pas pu être accomplis (Brillon, 2017a).

Les symptômes posttraumatiques
Des symptômes posttraumatiques peuvent apparaître dans les semaines suivantes, et ce, même si l’endeuillé n’était pas physiquement sur place au moment du drame : il peut voir et revoir les images troublantes dans les médias, il peut réagir fortement à la lecture du rapport du coroner ou au récit des témoins, des images intrusives peuvent le hanter (flashbacks de la scène de mort, souvenirs de détails horrifiants). On peut aussi constater un évitement marqué des lieux, personnes ou objets associés au décès, une remise en question douloureuse des perceptions de la vie, du destin ou de la société, un état d’alerte et une crainte constante qu’une autre tragédie se produise (DSM-5, American Psychiatric Association, 2013, 2015).

Le deuil complexe et persistant
Ce nouveau diagnostic du DSM-5-TR permet l’évaluation d’un trouble de l’attachement consécutif à la mort d’une personne significative. Il inclut une nostalgie intense du défunt, des préoccupations intrusives et souffrantes (ex. : désir intense de rapprochement ou préoccupations tourmentées relativement au défunt ou aux circonstances du décès), une détresse significative qui dure plus de 12 mois et qui comprend une difficulté marquée à accepter le décès, des réactions excessives d’évitement à des éléments associés à la perte, une perte de sens et des perturbations sociales et de l’identité, telles que des difficultés à poursuivre ses objectifs de vie (Prigerson et al., 2021).

La culpabilité du survivant
Ce terme désigne l’impression de ne pas avoir droit à la vie puisque l’autre est décédé, ce qui induit souvent un sentiment d’imposture envahissant. Les douloureuses remises en question habituelles (« Pourquoi lui ? », « Quel est le sens de sa mort ? ») sont ici remplacées par : « Pourquoi lui ai-je survécu ? Quel est le sens de ma vie ? » Ce type de culpabilité peut amener à se blâmer pour des « manquements » perçus envers le défunt, à avoir des idéations suicidaires ou à adopter des comportements autodestructeurs dans le but de se punir ou d’expier le fait d’avoir survécu « à la place de l’autre ».

Des facteurs de risque explicatifs
Les facteurs de risque prétraumatiques identifiés concernent surtout les traits d’attachement dépendant ou insécure, ainsi que la manifestation antérieure de symptômes dépressifs ou anxieux. Pour leur part, les facteurs de risque posttraumatiques comprennent un faible soutien reçu par l’entourage, la présence de stresseurs supplémentaires, une régulation émotionnelle entravée ou des croyances fondamentales ébranlées (Boelen et al., 2015 ; Burke et Neimeyer, 2013 ; Dyregrov et al., 2003 ; He et al., 2014).

Comment aider les endeuillés par mort traumatique ?

  • Favoriser une souplesse émotionnelle et cognitive

Il sera souvent nécessaire de favoriser une meilleure régulation émotionnelle, un contact sain avec les sensations physiques, une meilleure acceptation des émotions et une expression adéquate des sentiments de manque, d’injustice et de trahison, entre autres. Un travail particulier sur la culpabilité (celle d’avoir entraîné le décès ou de ne pas avoir pu « l’empêcher », la culpabilité du survivant, de ne pas avoir « assez aimé » le défunt) est souvent central. Il est fréquemment nécessaire de cibler les exigences tyranniques de loyauté, de permettre une attitude bienveillante envers le rythme du processus de deuil, et d’augmenter la tolérance à l’incertitude face au futur en l’absence de l’autre (Joseph et al.,1995 ; Janoff-Bulman, 1989).

  • Gérer l’attrait du contact avec le défunt

Plusieurs endeuillés peuvent déserter leur vie, repousser leur réseau social afin d’entretenir une relation exagérée avec la personne décédée : « Je conserve sa chambre à l’identique », « J’entretiens un autel dans le salon avec ses cendres », « Je reste prostré à penser à lui de longues heures. » Incapables d’intégrer en eux le lien préexistant, ces endeuillés « exhortent le défunt » à leur revenir, ou continuent d’être présents, engagés, comme avant. Plutôt que d’investir dans de nouvelles relations, ils consacrent encore beaucoup d’énergie et de temps à maintenir un lien relationnel prépondérant qui, pourtant, n’existe plus sous la même forme. Il pourrait être nécessaire d’évaluer la gravité de ces comportements et d’aider la personne endeuillée à se permettre de faire de la place à la vie et aux vivants.

  • Finaliser les rites du deuil

Les rites relèvent du symbolique, du sacré. Ils soulignent le caractère important d’un événement, favorisent l’acceptation sociale d’un nouveau rôle et contribuent à maximiser la résilience de l’endeuillé. Or, à la suite d’une mort traumatique, les rites passent souvent à côté de leur fonction : ils sont vécus dans un état second (de panique, de dissociation, ou en mode « tâche »), ou la relation comprenait trop d’enjeux douloureux qui sont encore en suspens. Mais peu importe le temps passé depuis le décès, il est possible de proposer à l’endeuillé de recréer un rite qui sera pour lui l’occasion de dire à la personne disparue les mots qui l’étranglent, que ce soit « je t‘aime », « pardonne-moi » ou « je me libère de ton emprise » (lors de la mort d’un père incestueux, par exemple). Avec notre aide, la personne endeuillée pourra recréer un moment signifiant qui lui permettra d’apaiser, d’exprimer, de boucler une partie de cette relation, et de se donner le droit de se tourner vers la vie (Montbourquette, 1993).

  • Soulager les réactions posttraumatiques à l’aide de stratégies avancées

Des stratégies comme l’exposition graduelle in vivo (permettant d’apprivoiser très graduellement des situations associées négativement à la mort), l’exposition au souvenir du trauma ou l’Eye Movement Desensitization and Reprocessing, ou EMDR (visant à diminuer les flashbacks liés à des scènes horrifiantes) pourront avantageusement être utilisées ; il a été démontré qu’elles sont très efficaces. Des techniques d’ancrage pourront aussi être très utiles en présence de réactions dissociatives. Enfin, l’exposition au scénario modifié du cauchemar (IRT) pourra être soulageante lors de cauchemars perturbants (Bond et al., 2019 ; Brillon, 2017b).

  • Embrasser la vie

En fin de démarche, le thérapeute pourra mettre en évidence les forces de l’endeuillé et les preuves de ses capacités d’adaptation, de son courage et de sa résilience : par exemple, sa capacité à accomplir de nouvelles tâches, à entretenir, malgré tout, ses relations avec son entourage, à se remettre en mouvement ou à prendre de nouveaux risques. De manière paradoxale, des expériences tragiques peuvent aussi constituer un sentier lumineux. La présence de croissance posttraumatique est possible malgré la détresse vécue (Joseph et al., 2012) : ce sont les changements positifs ressentis à la suite du trauma, par exemple une meilleure compréhension de soi, de ses priorités de vie, de ses relations interpersonnelles ou du moment présent (Li et al., 2021 ; Michael et Cooper, 2013 ; Prati et Pietrantoni, 2009 ; Zhou et al., 2018 ;).

Un suivi thérapeutique loin d’être anodin
Enfin, chers collègues, soyons conscients du fait que de tels suivis thérapeutiques peuvent nous ébranler profondément. Mettons en place des stratégies de prévention de la fatigue de compassion et du trauma vicariant, afin de faire ce métier encore longtemps et avec plaisir (Brillon, 2020 ; Figley, 2002).
 

Bibliographie 

Boelen, P. A., Denderen, M. V. et Keijser, J. D. (2015). Prolonged Grief, Posttraumatic Stress, Anger, and Revenge Phenomena Following Homicidal Loss. Homicide Studies, 20(2), 177-195.

Bond, S., Belleville, G. et Guay, S. (2019). Les troubles liés aux événements traumatiques : guide des meilleures pratiques pour une clientèle complexe. Presses de l’Université Laval.

Breslau, N. et al. (1998). Trauma and posttraumatic stress disorder in the community. Archives of General Psychiatry, 55, 626-632.

Brillon, P. (2017a). Quand la mort est traumatique : passer du choc à la sérénité. Éditions Québec-Livres.

Brillon, P. (2017b). Comment aider les victimes souffrant de stress post-traumatique : guide à l’intention des thérapeutes (6e édition). Éditions Québec-Livres.

Brillon, P. (2020). Entretenir ma vitalité d’aidant : guide pour prévenir la fatigue de compassion et la détresse professionnelle. Éditions de l’Homme.

Burke, L. A., Neimeyer, R. A. et McDevitt-Murphy, M. E. (2010). African American Homicide Bereavement: Aspects of Social Support That Predict Complicated Grief, PTSD, and Depression. OMEGA - Journal of Death and Dying, 61(1), 1-24.

Dyregrov, K. et al. (2003). Predictors of psychological distress after suicide, SIDS and accidents. Death Studies, 27(2), 143-165.

Figley, C. R. (2002). Treating Compassion Fatigue. Routledge.

He, L. et al. (2014). The prevalence, comorbidity and risks of prolonged grief disorder among bereaved Chinese adults. Psychiatry Research, 219(2), 347-352.

Janoff-Bulman, R. (1989). Assumptive worlds and the stress of traumatic events: Applications of the schema construct. Social Cognition, 7(2), 113-136.

Joseph, S. (2011). What doesn’t kill us: The New Psychology of Posttraumatic Growth. Basic Books.

Joseph, S. A., Williams, R. et Yule, W. (1995). Psychosocial perspective on post-traumatic stress. Clinical Psychology Review, 15(6), 515-544.

Li, J., Sun, Y., Maccallum, F. et Chow, A. Y. (2021). Depression, anxiety and post-traumatic growth among bereaved adults: A latent class analysis. Frontiers in Psychology, 11.

Michael, C. et Cooper, M. (2013). Post-traumatic growth following bereavement: A systematic review of the literature. Counselling Psychology Review, 28(4), 18-33.

Montbourquette, J. (1993). Aimer, perdre et grandir. Éditions Novalis.

Prati, G. et Pietrantoni, L. (2009). Optimism, social support, and coping strategies as factors contributing to posttraumatic growth: A meta-analysis. Journal of Loss and Trauma, 14, 364-388.

Prigerson, H. G., Boelen, P. A., Xu, J., Smith, K. V. et Maciejewski, P. K. (2021). Validation of the new DSM-5-TR criteria for prolonged grief disorder and the PG-13-Revised (PG-13-R) scale. World Psychiatry: Official Journal of the World Psychiatric Association, 20(1), 96-106.

Zhou, N. et al. (2018). Prolonged grief and post-traumatic growth after loss: Latent class analysis. Psychiatry Research, 267, 221-227.